Un parcours autobiographique à la recherche des racines de l’engagement qui, en rendant hommage à ceux qui l’ont nourri, espère déclencher chez d’autres le passage à un engagement actif.

Sur le point de quitter le gouvernement, Martin Hirsch fait ses cartons, un soir du printemps 2010. Le lendemain, il s’avise de la perte de la lettre reçue de son père vingt-trois ans plus tôt. Une lettre adressée à l’étudiant qui s’apprêtait alors à entrer au service de l’Etat et qui le mettait en garde contre la griserie du pouvoir. Le destinataire ne s’en était jamais séparé depuis. A présent, le désarroi le dispute à la culpabilité : était-ce le prix à payer pour une trahison, celle d’avoir violé ce testament en entrant dans un gouvernement, et pas n’importe lequel ? Confrontée à l’absence, la mémoire se met en branle dans un mouvement de remontée aux sources de son engagement qui dicte l’idée et le mouvement entier de ce livre limpide et profond. Si son auteur suggère l’analogie avec une démarche d’ordre psychanalytique, il nous livre aussi une autre piste, qui semble à la fois plus large et plus spécifique. Par cette quête, il souhaite rendre hommage et exprimer sa reconnaissance à ceux qui ont nourri son propre engagement. Autant dire qu’on n’agit pas à partir de rien mais en réponse. Faire retour sur soi avant de se relancer dans l’action, c’est d’abord reconnaître ses dettes. L’engagement ne puise pas à l’héroïsme mais à l’élan qu’on a reçu - même si ce peut être sous la forme paradoxale d’une gifle paternelle aux vertus non punitives.

Au fil des séquences, le lecteur assiste à la redécouverte d’une multitude de dettes enchevêtrées qui mêlent les registres du récit familial, de la vie politique, de l’action d’Emmaüs, du plaisir musical ou des joies de l’alpinisme. Une clé de lecture de cette trame foisonnante pourrait être que la gratitude que l’auteur éprouve pour tant de grands exemples qui l’ont "imprégné", comme il dit, s’est traduite en engagement repris à son compte et continué. Comme si, une fois reconnue, la dette initiale s’était inversée en crédit, en confiance, en engagement envers les autres - à l’exclusion de toute notion de faute. C’est aussi ce que semble suggérer une plume sobre et légère, presque joyeuse, qui se tient toujours à distance du propos édifiant ou théorique.

L’engagement dont il est question ne revendique d’ailleurs aucunement la pureté d’une vocation exceptionnelle. Résultant de "la force de l’engrenage" par lequel on se trouve progressivement embarqué, il est bien l’affaire de tous, sans exclusive. Martin Hirsch insiste sur un entremêlement d’altruisme et d’intérêt qu’on n’a pas à démêler. La dynamique est celle du don et du contre-don, de l’engagement et de la reconnaissance qu’il suscite, étant entendu qu’il devient rapidement "impossible de savoir qui aide qui". Cette appréciation portée par l’abbé Pierre sur l’action d’Emmaüs correspond à ce que plusieurs auteurs ont appelé "endettement mutuel". Chacun se trouve impliqué de plain-pied dans l’échange sans que nul ne puisse se situer au-dessus de la mêlée. En soulignant ce qu’une telle relation a d’équivoque dans ses motifs, l’auteur n’invoque pas une humanité soudain réconciliée qui nous propulserait dans une sorte de fin de l’histoire. Il invite simplement à un échange modeste qui ouvre sur une histoire recommencée. Histoire il y a, en effet, dès lors que la reconnaissance – qui, insiste-t-il, n’a "pas de prix" - se joue hors transaction monétaire. L’engagement vient ici remettre à sa place la logique marchande centrée sur les seuls biens échangés, et son corollaire, l’idéologie de l’homme sans dette.

C’est à réhabiliter l’idéal contre les diverses formes de "réalisme" que s’attache Martin Hirsch et l’Agence du service civique, qu’il préside. Quant à l’Institut du même nom, il doit tenir lieu de lettre paternelle pour ceux qui ne l’ont pas reçue à vingt ans. La visée du livre s’élargit alors à l’horizon d’un projet. Sans contester les difficultés qu’on rencontre aujourd’hui pour discerner le chemin qui conduit à l’idéal dans un monde où le pouvoir s’est dilué et comme "dématérialisé", en particulier en Europe, l’auteur propose d’envisager l’engagement comme une réponse à la crise, dans sa dimension morale mais aussi économique. Ce "gisement inexploité" constitue "l’une des ressources les plus gâchées et les moins coûteuses", que cela soit en faveur de l’éducation, de la santé, de l’emploi ou contre l’isolement. Le tout à travers un effort non fiscal qui consiste à donner de son temps. Peut-être n’est-il pas excessif de placer cette perspective sous la thématique d’une réplique que la gratitude peut apporter à la crise de la dette en fournissant son "principe actif" à un besoin d’engagement diffus.

La brèche étant ouverte, on serait enclin à lire ce récit comme une discrète invitation à diversifier les modalités de l’action politique. Concevoir et mettre en œuvre l’utopie d’un "Plan national d’engagement" déclaré grande cause nationale par le président de la République ne serait pas loin d’en appeler à revitaliser la société civile tout entière. Les vertus de l’exemplarité que ce livre mobilise pourraient préfigurer une nouvelle manière de réformer dans laquelle les projets se propagent à l’horizontale, sans s’imposer, par la seule force d’aimantation du succès. Les manifestations du civisme s’affirmeraient alors, non comme un devoir décrété d’en-haut, mais comme la traduction d’une éthique, celle du plaisir d’être ensemble