Au-delà des barrières d’Alexandre, enquête sur un récit qui n’a pas seulement fasciné mais informé l’Europe.

Le Livre des Merveilles (Il Milione) également intitulé Le Devisement du Monde, récit de voyage de Marco Polo en Asie dont la rédaction fut achevée en 1298 ne fut ni le seul, ni même peut-être le plus populaire du haut moyen âge. Que l’on songe au Le livre des Merveilles du Monde, le récit de Jean de Mandeville, essentiellement construit d’après des témoignages et des légendes recueillis, et dont le titre sonne de façon si ressemblante. Marco Polo ne fut pas non plus le seul voyageur ou le premier en Asie orientale. Son père et son oncle notamment s’y rendirent une première fois avant de reprendre la route avec lui, et Marco Polo lui-même signale l’existence d’un caravansérail pour les marchands italiens à Quinsay, dans le principal port de la Chine mongole. Son récit reste certainement celui qui fascine et interroge le plus sur sa nature même et sa véracité, ainsi que sur toutes les aventures qu’il implique. Et Pierre Racine fournit ici une contribution majeure à la marcopologie, l’œuvre du voyageur vénitien ayant suscité un courant d’études traversé de controverses qui mettent en scène la façon d’informer le monde à une période charnière de l’histoire occidentale.

Marco Polo, d’une famille de marchands qui doivent courir le monde pour "gaigner" et assurer ainsi leur ascension sociale dans la cité marchande, ne voit pas son père avant quasiment l’adolescence, lorsque celui retourne d’une première expédition au-delà des barrières d’Alexandre, barrières autant géographiques que mentales qui délimitent encore pour l’Europe occidental les limites d’un monde connu hérité de l’Antiquité.

À son tour il part, en compagnon de son père et de son oncle, pour un voyage de 26 ans (1269-1295). Ils sont chargés d’une mission : délivrer une lettre du pape au grand khan. À leur retour, leur capital commercial va permettre d’asseoir le capital foncier de la famille.

Comment alors à son retour ce récit empreint de l’esprit de son temps et pourtant novateur va-t-il être construit ? C’est un récit à la fois minutieusement informé et qui prend des libertés, un récit largement hybride, puisqu’écrit à deux mains avec l’aide d’un littérateur professionnel, Rustichello, versé dans la culture épique du moyen âge. Les éléments de réponses précis et rigoureux apportés par Pierre Racine nous aident à comprendre comment, grâce à ce récit, Marco Polo s’est transformé d’ambassadeur de Grégoire X pour la Chrétienté romaine en ambassadeur de Khan Kubilay, et de son immense empire à sa suite, pour une Europe occidentale prête à s’émerveiller.

Rivalités italiennes en Méditerranée orientale et sur les routes du commerce asiatique

Les mystères demeurent nombreux et certains ne seront certainement jamais éclaircis notamment du fait de la perte du manuscrit original. L’ouvrage de Pierre Racine éclaire toutefois de toute son érudition le contexte du voyage de Marco Polo, de la rédaction de son récit ainsi que celui de sa réception. C’est un voyage qui commence et finit dans la cité lacustre qui, appuyée sur ses marais salants, sert de base et de point d’arrivée pour les navires marchands transportant les marchandises en provenances de tout "l’Orient", Afrique du Nord, du Moyen-Orient, Proche-Orient mais aussi de l’Inde, la Chine ou des îles de l’Océan indien. Un commerce mondial, souligne l’auteur, qui nourrit toute l’Europe via les foires de Champagne avant de progresser directement par la route atlantique vers les îles britanniques et les ports de la ligue hanséatique.

C’est aussi l’histoire d’une rivalité de tous les instants entre les cités marchandes de la péninsule italienne, et particulièrement Venise et Gênes, qui ont jeté des têtes de ponts sur la méditerranée occidentale jusqu’aux échelles du Levant, afin de s’assurer le contrôle vers l’Europe occidentale de la route de la Soie comme de celle des Epices.

C’est aussi l’histoire d’un monde mis en branle par le développement de l’empire Mongol, le plus grand empire du moyen âge étendant ses bras de la Mer méditerranée à la Mer jaune en passant par la Mer noire, la Mer caspienne et la Mer de Chine, sans oublier le Tibet, un empire essentiellement terrestre pourtant, mais qui sait capitaliser sur les richesses issues du commerce maritime.

Pax Mongolica : l’immense fenêtre mongole et une phase de la mondialisation

Cet ébranlement suscite des projets comme autant de rêves d’alliance pour prendre les sultanats musulmans à revers et reconquérir les possessions franques en Terre sainte. Alliance, conversion du grand Mongol, quête du Prêtre Jean, l’Occident chrétien nourrit de grands desseins encore largement au-delà de sa portée. Des desseins qui par ailleurs ne manqueront pas de se heurter à une réalité bien différente de leurs vues, notamment en ce qui concerne les communautés chrétiennes indigènes, ici les Nestoriens, attachées à leurs propres structures et peu enclines à passer sous le giron de Rome Les missionnaires portugais dans l’Empire mongol en feront l’expérience deux siècles plus tard.

Ces desseins se verront interrompus par les grandes pestes et un XIVe siècle marqué par un certain recroquevillement qui met fin à ce que l’auteur considère comme la première phase de la mondialisation et qu’il serait peut-être plus prudent de considérer comme un cycle de sa construction. L’Antiquité a déjà vu en effet des périodes d’intenses commerciaux échanges liant l’Asie, l’Afrique, le Moyen et Proche Orient et l’Europe. La poursuite de ces desseins aura toutefois permis d’entrevoir l’immensité d’un continent et de ses richesses, un aperçu suffisamment étayé et enthousiasmant pour marquer durablement les esprits jusqu’à ce que l’Europe occidental pourra s’équiper à la poursuite de ses richesses.



Exploit narratif

Récit géographique, livre de légendes, encyclopédie, manuel de commerce, miroir des princes… Pierre Racine explore toutes les pistes de la genèse et de la construction de ce récit pour conclure de façon convaincante à un reportage qui allait, aux côtés des récits de Jean du Plan Carpin et de Guillaume de Rubrouck, rédigés avant celui du vénitien, révéler l’Asie orientale et ses richesses merveilleuses mais réelles à l’Europe occidentale repoussant le spectre de Gog et Magog aux frontières extrêmes du continent Eurasiatique. Un grand reportage, voire un reportage au long cours, puisque Marco Polo reste au service du grand Khan pendant 17 ans, servant certainement de percepteur dans des provinces nouvellement conquises de la Chine et partant en mission dans ses marges les plus méridionales vers la Birmanie et passant notamment en Inde lors de son voyage retour.

Sans doute Marco Polo a-t-il lui-même été fasciné par le récit de son père et de son oncle accueillis par le grand Mongol. Ce qui étonne le plus finalement, c’est la capacité de relater dans un récit condensé autant d’information, une exploration si longue et autant de contrées traversées. A la manière des enluminures, certains arrangement avec les perspectives ont été adoptés par Marco Polo afin d’offrir une vue de l’ensemble d’une aventure si ce n’est unique, du moins extraordinaire. Ces arrangements avec notamment les itinéraires ne manquent pas de donner du fil à retordre aux historiens et la vaste érudition de l’auteur par sa connaissances des sources diverses, y compris chinoises, grâce à des études récentes, permettent de donner à ce grand reportage sa juste valeur informative. Comment donner sinon un aperçu cohérent d’une expédition si longue et aventureuse qui a combiné la route de la soie et celle des épices, voire différentes variantes de celles-ci ? Il s’agit donc d’un exploit littéraire qui repose autant sur le dit et la précision des informations que sur l’élision, et qui n’exclut pas une certaine emphase. Celle-ci permet à l’auteur de ce récit, qui aurait très bien pu ne jamais voir le jour, de se mettre en scène successivement à la première ou à la troisième personne rendant plus intrigant encore le travail de co-écriture auquel il se livra avec Rustichello, alors compagnon de détention dans la cité rivale de Gênes.

De fait tandis que la fortune de la famille semblait désormais établie sur des bases lui assurant l’accès au cercle restreint de l’aristocratie vénitienne, la postérité de Marco Polo était assurée pour les siècles avenir, avec des périodes fastes jusqu’au 16ème siècle, puis à nouveau à partir du 19ème.

La connaissance des différents contextes dans lesquels se déploient le récit (géographique, sociologique, scientifique, culturel, commercial etc.) permet de retracer le cadre étonnant de ce siècle de transition à la fin duquel l’Europe entrevoit les immenses richesses du monde extrême asiatique par la fenêtre de l’Empire mongol. Une transition particulièrement perceptible au niveau des représentations géographiques dont Pierre Racine nous offre un panorama particulièrement passionnant de la géographie pré-ptoléméenne à l’Atlas catalan en passant par les portulans.

L’Europe est en effet sur la trace des merveilles des mondes indiens et chinois et les premières expéditions sont déjà organisées en Atlantique et en Afrique, bien avant le siècle de Henri le Navigateur et de Christophe Colomb, lecteur attentif de sieur Marco, comme l’exemplaire soigneusement annoté de sa bibliothèque en témoigne. Le père de Marco Polo est reconnu citoyen de Venise autant que de Constantinople où la famille possède une résidence secondaire.

Si le volume du commerce des ports de Chine, particulièrement avec l’Inde, range l’Europe occidentale dans une catégorie définitivement et largement inférieure, le dynamisme des marchands vénitien et génois allant porter leur rivalité impitoyable jusque dans leurs comptoirs et établissements au Moyen Orient sur les rives de la Mer Noire (Sodaïa en Crimée et l’Aïas en petite Arménie) demeure un élément indéniable.

Derrière cette étude aussi complète que possible, bible de la galaxie Marco Polo, on comprend la fascination légitime qui poussa de nombreux explorateurs sur les traces du marchand vénitien et de nombreux chercheurs à remonter le cours de son voyage et à s’affronter sur les détails de sa véracité. C’est en effet bien un récit de transition baigné dans les représentations héritées de l’Ancien testament et des descriptions légendaires qui franchit un pas décisif pour la connaissance plus intime d’un monde extrême asiatique débarrassé de ses Gog et Magog, scellant les prémices périlleux d’une destinée commune