Michel Surya est écrivain, philosophe, éditeur et fondateur de la revue et des Éditions Lignes. Il est l’auteur des cycles d’essais : “Matériologie” et “De la domination” , et d’une importante biographie de Georges Bataille, Georges Bataille. La mort à l’œuvre qui ressort cette année en édition de poche dans la collection “Tel” de Gallimard. Il publie cet automne, aux Éditions de L’Éclat, un nouvel essai sur Georges Bataille : Sainteté de Bataille. À l’occasion des cinquante ans de la mort de Georges Bataille, il fait le point sur la postérité de l’auteur du Bleu du ciel. Entretien.
Nonfiction.fr – Une ambiguïté pour commencer. Vous insistez dans Georges Bataille. La mort à l’œuvre, puis dans Sainteté de Bataille, sur la solitude de Bataille ; sur une pensée qui ne peut que se dérober, et qui effectivement se dérobe – foncièrement irrécupérable, parce que sans fond. Il est devenu relativement commun de réclamer l’inadmissibilité d’un écrivain (d’autant plus d’un auteur de récits “transgressifs”) ; en quoi Bataille vous semble, peut-être plus que tout autre, irrécupérable, scandaleux ?
Michel Surya – Solitude, inadmissibilité, irrécupérabilité : ce ne sont pas les mêmes motifs et je ne les emploie pas tous. Impossible, par exemple, de croire que Bataille ne soit pas plus qu’un autre récupérable. Tout l’est. Inadmissible ? Je ne le dis pas, mais le pourrais. À ceci près que le “mot” est trop fort et le “motif” intenable, à moins de l’amplifier et de soutenir que c’est la littérature elle-même qui l’est, ou qui devrait l’être – inadmissible. Non, je me contente de dire en effet : scandaleux. Ce qui ne cherche pas à juger, pas même à former un éloge ; j’enregistre tout au plus qu’on s’est, de son vivant, scandalisé, et qu’on se scandalise encore de lui, lui mort (les raisons en ayant changé, mais pas toutes). Je dis donc : scandaleux, et seul. La solitude n’est pas un motif qui s’est imposé à moi quand j’ai écrit La Mort à l’œuvre ; il n’est venu qu’après, entre les deux livres – de là qu’il se ressente plus dans le second (Sainteté de Bataille) que dans le premier (La Mort à l’œuvre).
La Correspondance, que j’ai établie entre les deux (en 1997) y est sans doute pour quelque chose. La solitude y est sensible. Très. C’est de cette correspondance que date mon irritation (une irritation sensible elle aussi, même si elle n’est pas, par principe, “intellectuelle”) devant l’usage récurrent d’un motif, parfaitement contradictoire celui-là, qui y contredit point par point – celui de l’amitié. L’amitié comme valeur ; valeur de la pensée, de la communauté, du communisme, que sais-je. Pauvre pathos ! Pathos parce que c’est là un idéalisme de plus. Et parce qu’il n’y a rien contre quoi Bataille se soit davantage et toujours dressé que contre l’idéalisme, quelque forme (variante, avatar) qu’il emprunte. Autrement dit, un idéalisme ultime, et raffiné celui-là, se refermerait sur Bataille, usant de son propre nom pour ce refermement – pour l’enfermer. Cruauté posthume. Cruauté qui traduit assez bien à quel prix on était prêt à l’accepter enfin. À ne plus s’en scandaliser. Ou moins.
Vous faites référence ici à un motif cher à Maurice Blanchot, Dionys Mascolo et Marguerite Duras. Vous revenez longuement, dans Sainteté de Bataille, sur un motif voisin, il semble, qui est celui de la “communauté” et donc sur une lecture particulière de Bataille – celle faite par Maurice Blanchot, notamment dans La Communauté inavouable (1983). Interprétation que vous remettez en cause ; pourquoi vous a-t-il semblé nécessaire de revenir en particulier sur cette lecture ? En quoi vous semble-t-elle avoir affaibli, travesti la pensée de Georges Bataille ?
Je précise, pour éviter toute mésinterprétation (ou surinterprétation polémique) : il ne s’agit pas pour moi de diminuer, si peu que ce soit, l’importance en soi de l’œuvre de Maurice Blanchot ; pas même l’importance que celle-ci a eue et a pour moi. Il ne s’agit pas davantage de nier que Blanchot et Bataille ont entretenu un lien proche, fort et fécond, où il entrait certes de l’amitié, et sans doute une amitié profonde. Quel lien, quelle amitié, c’est ce qu’il est difficile d’établir. Les documents manquent. Pour la plupart, on en doit le témoignage à Blanchot lui-même, comme il est normal dans la mesure où il lui a survécu plus de trente ans. Et à quelques amis communs, que vous avez nommés, auxquels j’ajouterai Antelme (essentiel) et Des Forêts. Pour lesquels le motif de l’amitié fut en effet déterminant. Dont ils ont formé un quasi-concept. Qu’ils ont formé en référence à Bataille, le lui attribuant en quelque sorte, attribution plus considérable qu’on ne l’imagine d’abord dans la mesure où elle s’associe plus ou moins homothétiquement à un autre quasi-concept de Bataille, celui de “communauté”, dont on sait quelle fortune il a connu depuis.
Chez Nancy, d’abord, chez Blanchot, ensuite, dans ce livre que vous avez évoqué : La Communauté inavouable ; chez beaucoup d’autres après. Impossible ici d’entrer dans le détail. La question que je pose et qu’on semble avoir préférée ne pas poser jusque-là : s’agit-il du même concept de communauté, parlent-ils de la même ? Nul n’en a douté, selon toute apparence (Nancy excepté, mais il ne s’en est pas encore réellement expliqué), et il est arrivé ceci qui ne pouvait qu’arriver dès lors que ce livre de Blanchot a connu une influence considérable : on s’est mis à penser la communauté selon Bataille… selon Blanchot. Avec lui, après lui. Longtemps après lui et sans plus aller vérifier. On a là un cas rare et intéressant de subordination de la pensée à l’affect ; laquelle ne dirait pas autre chose que ceci : ces deux hommes ont été si liés qu’il ne se peut pas que ce que Blanchot dit de la communauté dans La Communauté inavouable ne soit pas ce que Bataille en a pensé. En a pensé et vécu. Pensé après la guerre où le mot apparaît en effet dans son œuvre, mais pas autant qu’on le dit. Et vécu avant la guerre, avec Acéphale (il me faut encore préciser que ce qu’il en pense après correspond peu à ce qu’il en vit avant, à ce dont il fait avant l’expérience – terrible expérience).
Il y a donc là un rabattement et une simplification. Ce qui pourrait n’intéresser que la pensée elle-même. Il me reviendrait de dire que les deux hommes n’ont pas à ce sujet pensé la même chose, quoiqu’en ait dit le second, ou quoiqu’on soit tenté de le croire à lire ce qu’il en dit. Mais la chose est plus intéressante encore : cette divergence essentielle s’est jouée dès avant la mort de Bataille, à un moment précis et en un sens précis. Au moment de la prise du pouvoir par De Gaulle ; en un sens donc politique qui a trait à ce qui se joue dans ce qu’on appellera pour nous une révision du communisme, remarquable d’ailleurs, révision qu’opère Mascolo, à laquelle Blanchot se rallie. Or Bataille oppose à cette révision un non catégorique, presque violent. Il dit nommément à Mascolo que vouloir si peu que ce soit l’y rattacher, c’est n’avoir rien compris à ce qu’il a pensé. Vingt-cinq ans plus tard, Blanchot récidive. C’est à cette récidive que je m’oppose. Votre question était : l’interprétation de Blanchot a-t-elle affaibli et travesti la pensée de Bataille ? Sans aucun doute. En ce sens, entre autres : la représentation de Bataille est sensiblement plus tragique (sensiblement moins idéalisante).
Cette représentation plus “tragique” c’est l’idée de “souveraineté” à l’œuvre chez Bataille – qui vous paraît plus pertinente. En 1930-1931, Bataille écrit une lettre ouverte aux surréalistes – lettre qui ne sera publiée que de la mort de son auteur –, leur reprochant en particulier la “valeur d’usage” qu’ils font de Sade – une lecture idéalisante précisément, le dépouillant de sa violence. Au fond, ici, n’est-ce pas une irritation du même ordre qui vous préoccupe ? Aussi, pensez-vous qu’il y ait une “valeur d’usage” de Georges Bataille – comme lui-même s’en irritait concernant Sade ?
L’analogie est très juste à laquelle je n’avais pas songé. Pour autant : la hauteur de Blanchot – celle à laquelle toute son œuvre se tient et le tient – ne permet certes pas qu’on le soupçonne de faire de Bataille une “valeur d’usage”. Le fait est, cependant, que quelque chose comme une “valeur d’usage” en effet en résulte a posteriori malgré Blanchot plutôt qu’à cause de Blanchot. Dont trop nombreux sont ceux qui se trouvent très contents. Ce serait donc ça la communauté selon Bataille : ce que Blanchot en pense et dit dans La Communauté inavouable ? Non. La noirceur de Blanchot (un certain dolorisme, celui assez chrétien en somme du memento mori) a beau être réelle, si réelle qu’elle peut paraître suffire ; la noirceur de Bataille n’en est pas moins sans commune mesure. Qui est “monstrueuse”. Ce n’est pas moi qui le dis, mais Bataille lui-même (qui le dit d’Acéphale). Tout entière liée au sacrifice, au sacrifice humain, je précise puisqu’il faut préciser, dont Blanchot ne dit presque rien quand il lui revient d’en parler, sinon que c’est une folie, ce que c’est en fait. À ceci près que c’est cette folie qui nous instruit, et c’est ce qui seul compte du point de vue de la pensée. Pas la commisération assez pauvrement spiritualiste qu’il lui oppose ou, plutôt, qu’il lui substitue. Opposition, substitution exemplairement idéalistes. Je dis “exemplairement” parce qu’il y entre assez de finesse ou de subtilité pour que la méprise soit possible. C’est bien de la mort que l’un et l’autre parlent. Dont ils parlent presque de la même façon. Tout tient dans ce “presque”.
Je ne peux pas entrer ici dans le détail, mais je le démontre dans le livre : Blanchot n’a de cesse de sauver l’insauvable quand Bataille n’a de volonté que de perdre même ce qui pourrait réchapper. Chez l’un, l’amitié “sauve” la mort (élève la mort, la rédime) ; chez l’autre, l’amitié est le moyen de la mort. Il y a un reste chez l’un ; pas chez l’autre. Une beauté chez l’un (que Blanchot tire de Levinas) ; une horreur délibérée chez l’autre, à laquelle il égale l’horreur de l’être elle-même. Etc. Chez Bataille, la mort n’a jamais été que sale et moche (je ne dis pas même laide ; “laide” ne suffit pas). Comme le sexe est sale et moche. De là que, constamment, Bataille moque, salisse et amoche la pensée. On ne dit jamais assez combien Bataille moque et abaisse la pensée ; il faut aussi dire comment il l’amoche. Comment elle est après lui sans plus aucune beauté. C’est-à-dire sans plus aucune idéalisation possible. Or Blanchot rétablit des idéalités dans La Communauté inavouable. Des idéalités, il est vrai, nouvelles, procédant par d’imperceptibles ajustements. D’autant plus pernicieuses que nouvelles. Auxquelles on ne se laisse pas prendre sans raison. Auxquelles on se laisse en effet prendre parce que la représentation de Bataille est insupportable.
De ce point de vue, votre analogie avec Sade est juste : le matérialisme sans reste de Sade s’agissant du sexe est le même matérialisme, sans reste, le seul conséquent, de Bataille s’agissant de la mort. Ce qui ne va pas sans mal à penser : en effet, des deux, il n’est pas sûr que Blanchot n’ait pas été le plus athée, au sens ancien du terme, si athée que Bataille se soit aussi voulu. Il faudrait donc en faire l’hypothèse : l’athéisme de Bataille serait d’une sorte étrange et nouvelle qui condamne jusqu’aux formes connues de l’athéisme. Un athéisme qui s’étendrait jusqu’au communisme. Ce qui ne constitue pas un rapprochement hasardeux ou forcé. D’abord parce que c’est sur la question du communisme que le différend s’est le plus clairement manifesté entre les deux hommes, quoique indirectement (en passant par Mascolo). Ensuite, et on l’oublie, parce que le communisme ne cherchait pas à moins que changer la mort elle-même (changement logique d’ailleurs, le communisme n’est pas un athéisme). La souveraineté selon Bataille ne pouvait s’en accommoder.
On revient sur cette idée de souveraineté. Elle semble cristalliser le rapport d’attirance et de grande méfiance que Bataille entretient avec l’histoire et la politique. Rapport sur lequel vous revenez dans Sainteté de Bataille. Ce même rapport semble le placer dans une position d’auteur “intempestif” – au sens où Nietzsche l’entend, l’intempestif étant celui qui agit “contre son temps, donc sur le temps, et, espérons-le, au bénéfice d’un temps à venir” ; que pensez-vous de cette qualification en ce qui concerne Bataille ?
Je fais amende honorable pour commencer : il manque à Sainteté de Bataille un grand chapitre sur la souveraineté. Pas par paresse. Pas même par manque de temps. J’ai d’ailleurs établi une édition séparée du livre éponyme, la première, aux éditions Lignes, en 2012 . Et mon intention était certes de présenter cette édition un peu longuement et conceptuellement, comme je l’avais fait de quelques autres éditions séparées publiées auparavant (ainsi de la Structure psychologique du fascisme), et de me servir de cette présentation pour compléter et, en quelque sorte, achever ce livre – Sainteté de Bataille. Si j’ai fini par renoncer, c’est que La Souveraineté est un livre étrange qui bégaie de bout en bout. On a à chaque instant l’impression que Bataille se trouve aux bords de penser ce qui lui permettra de synthétiser et systématiser sa pensée (tentation de plus en plus pressante chez lui d’aboutir à quelque chose comme une systématisation) ; que ces bords le portent tout près de quelque chose d’inimaginablement nouveau (trouées lumineuses) ; or il retombe péniblement (lourdeur inhérente à la pensée) dans des développements de type défensifs : tunnels interminables censés tenir lieu d’explication avec le stalinisme, et avec tous ceux que le stalinisme tient encore dans ses rets dans les années 1950, pour qui le stalinisme ne cesse pas de s’inscrire dans l’histoire du bolchevisme.
À la fin, si puissant que soit aussi ce livre, c’est un échec. L’échec de l’ambition qui était la sienne de démontrer : 1. Que le communisme, dans ses variantes stalinienne, bolchevique ou même révisionniste ne saurait être souverain ; 2. Que la politique, dès lors qu’il n’y a de politique possible que communiste ne saurait être souveraine ; 3. Qu’on n’est souverain qu’à la condition de se retirer de toute politique, de se soustraire à la condition politique, condition maudite – seule “politique” possible. Soit, si j’ose dire, un syllogisme négatif. Syllogisme auquel même ses amis n’ont rien compris, ce qui est – après coup – compréhensible. Et auquel lui-même ne pouvait d’ailleurs pas se tenir. De là sans doute qu’il n’ait pas publié ce livre, qu’il l’ait abandonné (je me suis longtemps demandé pourquoi) alors qu’il était quasiment achevé. En somme, il s’était lui-même porté au-devant d’un impossible d’une autre sorte : celui qui aurait consisté à “compatibiliser” Hegel et Nietzsche, dont il a toute sa vie, alternativement, subi l’attrait.
À la fin, vous avez raison, c’est Nietzsche qui l’emporte, mais d’une façon à laquelle Bataille ne se résigne pourtant pas tout à fait. “Intempestif”, il l’est au sens où il est nietzschéen et au sens où Nietzsche essentiellement l’était. Mais pas de la même façon. Pas d’une façon de nature à constituer autre chose pour lui qu’un échec. Entre-temps, en effet, entre Nietzsche et lui, entre la fin de Nietzsche et sa propre fin, il se sera passé trop d’événements qu’il lui revenait certes de penser (deux guerres mondiales, une révolution, des exterminations de masse, les tragédies raciales et coloniales), qu’il ne parvint toutefois pas à penser dans les limites d’une histoire, fût-elle universelle, a fortiori d’une politique. À moins de les penser en tant qu’impuissance ou en tant qu’impasse de la pensée. Faisons cette hypothèse d’un impassible de la pensée, comme équivalent de l’“impossible” qu’on associe avec raison à l’essentiel de la pensée de Bataille. Cette impasse, cet impassible (impassibilis) , cette insensibilité à la politique, cette fin de la souffrance liée à la politique aurait à la fin le sens par défaut de cette souveraineté qu’il cherchait à penser. Qu’il n’a pensé qu’en partie. Qui reste à penser.
Pour finir, nous reviendrons sur cette phrase que vous écrivez dans Sainteté de Bataille : “‘Georges Bataille’ est le nom qu’on a donné à Georges Bataille après sa mort. Autrement dit, Georges Bataille est un nom rétrospectif et posthume.” Qu’entendez-vous par là ? Enfin, quelles influences pensez-vous que ce Georges Bataille “posthume” exerce sur notre époque, notamment sur la création et la pensée contemporaine ?
Je veux dire par là que Bataille est mort sans nom, ou presque. Au sens où “avoir un nom”, aujourd’hui comme alors, c’est être connu ou, mieux, reconnu. Connu, a fortiori reconnu, Bataille ne l’était à sa mort que d’un très petit nombre. D’un nombre sans commune mesure avec celui qui le connaît et reconnaît aujourd’hui. Il faut donc d’abord en conclure ceci : à la différence de la plupart des plus importants de ses contemporains, sa notoriété est posthume.
Mais je veux dire aussi, ce qui est plus rare et donc plus difficile à représenter, qu’en somme, ce qu’on croyait connaître de “Georges Bataille” quand on en connaissait quelque chose, au moment de sa mort, ne constituait qu’une toute petite partie de celui-ci. Une anecdote peut en tenir lieu de preuve. Quand, suivant l’idée de Michel Foucault, les Éditions Gallimard se sont décidées à étudier la possibilité de publier ses œuvres complètes, celui à qui elles l’ont confié (Jean Bruno, un ami de Bataille) a très sérieusement établi (c’était un chartiste) que celles-ci tiendraient en trois volumes. Or il en aura fallu douze ! Pourquoi ? Certes il y avait tous les textes parus sous son nom, avant la guerre, dont on ignorait ou dont on avait oublié l’existence. Mais ce n’est pas l’essentiel. Il y avait aussi tous les textes inédits, récits, essais, achevés ou non, en un nombre considérable. Pas des chutes ou des fonds de tiroirs ; des textes souvent aussi essentiels que les textes publiés. Mais il y avait aussi tout ce que Bataille avait publié sous pseudonyme. Des pseudonymes nombreux, divers, fantasques, magnifiques qui me permettent de dire, ce que je dis parfois, que “Georges Bataille” est le nom synthétique, civil, hypocrite ou éditorial d’une petite foule folle, sale, obscène à qui il a prêté les noms, effacés par les Œuvres complètes, de Lord Auch, Louis Trente, Pierre Angélique, etc., lesquels ne l’ont pas seulement protégé dans une époque où la censure veillait encore avec violence, mais ont été la condition de possibilité de ses plus beaux textes de fiction (Histoire de l’œil, Madame Edwarda, etc.). Si bien que le nom “Georges Bataille”, qui est vrai de tous les points de vue que règle l’État-civil, n’en constitue pas moins une construction, et que celle-ci est rétrospective. Une re-construction, contre laquelle il faut de temps à autre rappeler cette phrase de Bataille : “J’écris pour effacer mon nom.”
Quant à la seconde partie de votre question, laquelle interroge son influence aujourd’hui, difficile d’y répondre simplement. Bien sûr, les éditions, innombrables, en attestent : Œuvres complètes, on l’a dit, mais aussi consécration (ambiguë) de la Pléiade. Les traductions à l’étranger, très nombreuses, en attestent de même ; enfin, les essais, études, analyses, thèses, citations, etc., lesquels irriguent des pans entiers de la création contemporaine, et pas seulement celles qui en héritent directement (littérature, philosophie), mais aussi : arts plastiques, cinéma, etc. (on en revient à ce que vous aviez raison d’appeler une certaine forme de “valeur d’usage”.) Pour autant, les ventes, en France c’est sûr, à l’étranger aussi j’imagine, sont petites. Comme s’il ne pouvait pas en aller autrement : que cette œuvre difficile ne pouvait certes plus être ignorée, mais qu’elle ne pouvait pas non plus être connue-reconnue plus que par peu de lecteurs. Comme si elle ne se dégageait pas ni ne se dégagerait jamais de son caractère de scandale. Récupérable-irrécupérable à la fois, si vous voulez, puisque nous avons commencé par là