Comment inscrire une œuvre poétique dans une histoire littéraire, et surtout quel type d’histoire littéraire ?

Ce recueil d’articles rédigés au cours d’une quinzaine d’années aborde deux sujets principaux, dont le premier est l’histoire des formes de la poésie moderne et le second les formes de l’histoire de cette même poésie. Il s’attache à la poésie du premier XXe siècle, s’ouvrant sur Guillaume Apollinaire et Blaise Cendrars et se fermant sur René Char. Mais non content de détailler les formes et les enjeux d’une telle poésie ou d’une telle histoire, il multiplie les charges de travail en s’intéressant aussi à l’histoire littéraire telle que conçue par les écrivains, et à la construction de l’histoire littéraire.

C’est même par ce deuxième objet que le recueil s’ouvre. Il nous vaut une étude assez excitante sur les manières de poser le problème d’une telle histoire, dans une tradition qui ne remonte d’ailleurs guère loin si on ne prend pas des allusions ou des indications (Ronsard, du Bellay, Voltaire) pour une véritable construction historique. Prenant argument des grandes compilations qui sont censées offrir des panoramas ou des histoires de la poésie, notamment depuis le XIXe siècle, l’auteur, professeur de littérature française à l’université Paris-Sorbonne, dresse non seulement un bilan de ces travaux, mais tente une analyse de la question même d’une histoire littéraire. Quel peut-être son objet ? Comment le présenter ? Linéarité ou ruptures ? Syncrétisme ou juxtaposition ? En un mot, il analyse les scénarii proposés par des auteurs majeurs (Brunetière, Lanson, Maulnier) et en juge la pertinence.

Mais ce n’est pas seulement pour mieux nous montrer que ces “histoires” ne sont pas innocentes que ce travail est entrepris. On pouvait le savoir par avance. Il nous renvoie à des questions plus générales, parmi lesquelles celle-ci qui devient centrale : comment la poésie a-t-elle été enrôlée dans des stratégies d’identité nationale ? Autrement dit, la présentation de ces histoires ne se borne pas à décliner des dégradations (ce qui suppose un modèle de départ choisi) ou des progrès (ce qui suppose trancher la question des critères). Elle est aussi tributaire d’une histoire nationale que l’on veut faire valoir, une histoire qui est, dans une large mesure, une histoire de la langue et de la poésie dans ses rapports à la langue, sur le double plan de la norme et du statut symbolique. En un mot, on conçoit le plus souvent cette histoire en la coinçant entre illustration et défense du “génie” national.

Si on accorde à la poésie le statut symbolique de “langage des dieux”, ce n’est pas pour l’abandonner à une esthétique dont on ne pourrait pas vanter les critères et dont on ne pourrait pas faire usage, par exemple dans l’enseignement. La spécificité d’une esthétique “française”, par exemple, de la poésie réside dans la conjonction de deux critères, montre l’auteur. Un critère de socialité qui fait de la langue poétique la forme accomplie, et ornée selon le code rhétorique, de la langue commune ; et un critère de rationalité, celui qui soumet la rime à la raison et impose par le moyen de la concordance métrique leur juste “cadence” aux articulations du discours.

Dommage à ce propos que nous n’ayons pas à notre disposition une analyse plus large encore susceptible de montrer comment se construisent ces esthétiques, dans chaque cadre national européen, chacune se trouvant sans doute être le point d’aboutissement de processus de construction volontaires, assumés par les poètes et les savants, soutenus par le public et relayés par les institutions. Une telle analyse comparative enrichirait le corpus des travaux à dimension européenne dont nous avons fort besoin.

Toujours est-il que c’est aussi dans le cadre ainsi dessiné que s’effectuent les “crises” de vers qui rythment une histoire qui n’est jamais calme et sereine. L’auteur insiste sur l’idée selon laquelle toute crise de ce type se déroule en trois phases : une phase de subversion du vers traditionnel (en France : Baudelaire, Rimbaud, Laforgue) en même temps que d’extension de ses possibilités (Verlaine) ; une phase de déréglementation et de développement “polymorphe”, portée par de nouveaux mouvements (par exemple, le symbolisme) ; une phase de stabilisation autour de standards nouveaux, ici par exemple le vers libre non ponctué et concordant.

Bonne occasion de rappeler que la tradition de la rime avait une raison. La rime est dépositaire d’une mémoire qui lui est propre, distincte de celle des mots. Phénomène paradigmatique par sa structure, elle entre dans un dictionnaire qui existe à l’état latent, même quand le poète n’y recourt pas. Elle témoigne ainsi de la puissance cyclique de la poésie, de sa tendance profonde à la reprise et à la variation des topiques. Constater cela ne conduit d’ailleurs pas l’auteur à valoriser telle forme plutôt qu’une autre. En revanche, cela permet de comprendre que la “langue des dieux” ne peut être pensée sans un type de rapport à la réception. En ce cas, une forme n’est pas meilleure qu’une autre, mais les engagements du poète sont différents (mémoire, langage, oralité, rythme) et les crises du langage participent à des marquages différents de la condition humaine.

La condition littéraire moderne a contribué à mettre un terme à certaines règles anciennes, non sans en inventer de nouvelles. Il faut d’ailleurs, sur ce plan, se méfier des usages un peu légers des termes “avant-garde” et “révolution”. L’article consacré, par exemple, à Apollinaire montre fort bien qu’il ne convient pas de céder aux facilités concernant la conscience de l’histoire de la poésie de ce personnage. La position d’Apollinaire est à cet égard assez traditionnelle, et n’implique pas de rupture avec la perspective issue du symbolisme. C’est d’ailleurs ce que lui reproche André Breton, affirmant : “Le seul intérêt d’Apollinaire est d’apparaître comme le dernier poète, au sens le plus général du mot.” Ayant montré cela, l’auteur peut en tirer une conséquence plus générale : les métarécits de la modernité doivent être distingués des constructions historiographiques nationales, celles qui prévalent quand, de manière habituelle, ou conforme aux demandes institutionnelles, on s’efforce d’écrire une histoire de la poésie française, par exemple.

Fort de ces considérations, l’auteur propose d’ailleurs de reprendre la question de la place d’Apollinaire dans des histoires moins prétentieuses. Il avance ainsi quelques suggestions : la première tâche serait de poursuivre la réflexion sur les rapports entre innovation, modernisme et avant-garde. La deuxième, contribuerait à remettre Apollinaire à sa place, mais cette fois, dans une histoire du roman. Enfin, la troisième tâche serait d’établir la place d’Apollinaire dans une médiopoétique, c’est-à-dire une poétique articulant la dimension sémiotique du poème avec une analyse de ses supports et de ses modes de diffusion.
Où l’on voit que les travaux littéraires ont toujours de beaux jours devant eux. Mais la question déborde, on le sent bien, la seule dimension littéraire. L’auteur nous place en effet devant une difficulté qui devrait prêter à de nombreux travaux. Supposons donc que nous sortions du cadre “français”, plus largement de l’enfermement de l’histoire littéraire et poétique dans un cadre national, comment construire une histoire de la poésie qui soit en définitive une histoire du langage en devenir ? Est-ce parce qu’il convient de suivre un tel fil conducteur que l’auteur termine son examen par la poésie de René Char, et notamment par le statut du poème en prose. N’est-ce pas à Char que l’on doit ce propos : “En poésie, il n’y a pas de progrès, il n’y a que des naissances successives”   ? Et l’auteur de conclure, malgré Char, que “dans son œuvre, jusqu’à ce seuil de l’après-guerre, on voit bien qu’il y a à la fois des naissances successives et un progrès”