Répondant aux questions d’Osvaldo Ferrari, Jorge Luis Borges aborde tous les sujets, communique l’essentiel de sa réflexion sur le monde et sur les livres.

Le corpus des célèbres entretiens entre Jorge Luis Borges (Buenos Aires, 1899 – Genève, 1986) et Osvaldo Ferrari – poète, essayiste et journaliste – se composent de quatre livres traduits de l’espagnol au français, réunis en deux volumes pour cette édition : Dialogues I et Dialogues II.

Le dialogue radiophonique se révèle ici comme un genre littéraire à part entière, “une manière indirecte d’écrire” dit Borges, interrogé à près de quatre-vingt-cinq ans et frappé de cécité depuis les années 1950. On pourrait dire à la lecture de la transcription de ces nombreuses conversations, principalement réalisées pour Radio Municipal (Buenos Aires) en 1984, que Borges est la littérature incarnée à son sommet. “Le dialogue avec Borges, annonce Ferrari dans un prologue inédit, était une incursion au cœur même de la littérature, c’était un face-à-face avec l’esprit de ce qui est littéraire, qui s’était incarné en lui jusqu’au point de constituer le ciment et la clé de sa fascinante intelligence, cette intelligence littéraire du monde qui découvrait et renouvelait la description de la réalité.”

On est donc en présence d’une série d’échanges abordant essentiellement les méandres de la littérature universelle et les réponses de Borges aux questions multiples et foisonnantes (sur Conrad, Melville, Kipling, sur les westerns, la philosophie ou le sentiment amoureux) de Ferrari sont autant de variables d’ajustement pour composer un art des interstices. Chaque parole n’a pas de fin, chaque parole commence et s’achève dans une parole déjà prononcée ou en devenir. On perçoit combien la propension naturelle de l’écrivain était de “s’étendre, de se pencher et de se vider dans les mots”, dit Ferrari. Par sa voix, nous sont livrées, à travers ce qui se déroule comme une investigation au pays des lettres de tous les temps et de tous les continents, les perceptions personnelles de l’auteur du Livre de sable, ouvrage que Borges avoue être celui qu’il préfère dans l’ensemble de son œuvre.

Cette pensée critique en mouvement se délivre par petites touches, délicates, sensibles, percutantes, sous le signe d’une injonction qui aura obsédé l’écrivain sa vie durant : “L’art survient” – affirmation du peintre James Whistler face à toutes les tentatives d’explicitation de l’acte créateur, ce que Borges traduit à l’aide d’un passage johannique : “L’esprit souffle où il veut.” Ainsi apprend-on que, selon l’écrivain plusieurs fois nommé pour le Nobel, l’art et la littérature, toujours miraculeux dans leur surgissement, doivent s’extraire de toute temporalité, hors du politique et de l’Histoire, et que, roman ou épopée ou poème en prose, “chaque livre est unique, sa classification étant à la charge de la critique, mais rien de plus”.

Le moteur de la pensée littéraire de Borges, pourrait-on dire, tourne autour de l’idée-source selon laquelle “le sentier futur est déjà parcouru” et “la réalité est toujours anachronique”. À ce titre, il affirme son admiration pour Oscar Wilde qui aura cru que chaque homme est, à chaque instant de sa vie, tout ce qu’il a été et tout ce qu’il sera, comme si le temps était une “sorte de fleuve de fer”, le fer signifiant le mouvement continu, qui se prolonge et reste vivant.

L’essentiel de son œuvre, ironise-t-il, serait d’avoir insatiablement répandu l’amour des classiques : Stevenson, Shaw, Chesterton, Mark Twain, Emerson, pour n’en citer que quelques-uns. Outre la transmission de ses passions littéraires, Borges dit regretter avoir commis trop de choses (trop de livres !), épuisant par l’écriture ce qui lui aura été incessamment révélé car “le travail du poète est plutôt passif”. Que l’on parle de muse comme les anciens, de l’esprit comme les Hébreux, de la grande mémoire pour citer Yeats, ou plus récemment de l’inconscient, on reçoit des dons énigmatiques et le rôle de l’écrivain est d’essayer de les déchiffrer et de leur “donner forme”. “Le poète travaille avec des mots, des mots qui sont moins importants pour le sens qu’ils ont dans les dictionnaires que pour leur ambiance, leur connotation, leur rythme quand ils deviennent poésie, leur intonation quand on les récite.” Tout vrai poète vit ainsi chaque instant comme poétique. “Moi, je n’aime pas ce que j’écris, avoue-t-il quand Ferrari l’interroge sur son amour inlassable de la vie, mais si je n’écris pas, si je n’imagine pas quelque chose, je sens que je ne suis pas loyal envers mon destin.”

Ce recueil d’une centaine de dialogues sur des thématiques littéraires ambitieuses autant variées qu’infinies construit peu à peu une sorte de labyrinthe, figure majeure de l’œuvre fantastique borgesienne : l’étonnante lucidité manifestée par Borges semble le résultat d’une inquiétude poétique de connaître et d’exprimer sans répit et sans fin.

On le vit ici dans cette suite de propos au long cours : lorsque la parole n’est pas monologue mais dialogue, il y a des intervalles. Entre chaque séquence de parole, d’un entretien l’autre, Borges laisse penser le silence et l’impensé. Comme le dit Blanchot : “Il ne s’agit plus de s’exprimer d’une manière intermittente, mais de donner la parole à l’intermittence.” Libérer la parole capable de franchir les deux rives que sépare l’abîme sans le combler, et sans les réunir. Vivantes, les incantations de Borges bruissent et se réinventent en circuit ouvert