La guerre d’Espagne d’Orwell, un avant-goût de “1984” ?
Big Brother n’est pas notre frère, c’est un dictateur qui contrôle le moindre de nos gestes, la moindre de nos pensées et détruit ce qui constitue le “propre de l’homme”, ses désirs… Eric Arthur Blair, dit “George Orwell” (1903-1950) est l’auteur de 1984, ouvrage majeur du XXe siècle, roman d’anticipation qui décrit un monde déjà en construction en Union soviétique et qui correspond à ce que l’on nomme le “totalitarisme”.
L’anti-stalinisme d’Orwell n’est pas strictement idéologique, au sens d’un combat entre conceptions du monde, mais d’abord et avant tout politique, c’est-à-dire concret, vécu. Engagé auprès des Républicains espagnols, il est victime de la police politique stalinienne qui œuvre avec plus de conviction contre les anarchistes ou les “sans-parti” que contre les franquistes ! L’essai de Louis Gill, rondement mené, retrace avec précision et sympathie l’itinéraire militant d’Orwell qui confère à une œuvre inachevée son unité.
En effet, c’est vraisemblablement en Espagne que le jeune journaliste britannique découvre l’incroyable violence des staliniens qui vient s’ajouter à celle des franquistes, au point où il considère Hommage à la Catalogne (1938) comme son livre le plus important. L’Espagne (23 millions d’habitants), encore largement rurale, est alors dominée par l’Église (un religieux pour 200 habitants) et l’armée (150 000 hommes, plus la garde civile forte de 40 000 hommes). Les régions industrielles (Catalogne et Pays basque) sont fortement syndiquées et la gauche est présente en un éventail allant de la social-démocratie aux libertaires (la Confédération nationale du travail est fondée en 1911 à Barcelone) en passant par les communistes, déjà aveuglément inféodés à la patrie du socialisme (l’URSS). C’est en 1930 que le régime dictatorial du général Miguel Primo de Rivera, arrivé au pouvoir par un coup d’état en 1923, s’effondre et qu’un an plus tard la Constitution républicaine est adoptée.
Les forces fascistes s’organisent d’autant plus aisément que l’Europe bascule dans un populisme et un corporatisme autoritaires (Mussolini en Italie, Salazar au Portugal, Hitler en Allemagne, Dollfuss en Autriche). Le 18 juillet 1936, l’offensive anti- est lancée, elle va durer près de trois ans et se soldera par un million de victimes et l’installation du régime franquiste (Franco meurt en 1975). Elle bénéficie d’aides en hommes (le Portugal prête 15 000 soldats, l’Italie 70 000, l’Allemagne 10 000), en armes et en capitaux (les entreprises multinationales soutiennent financièrement l’opposition). Les Républicains sont soutenus par les “brigades internationales” (35 000 volontaires de soixante-dix nationalités) et par l’Union soviétique (qui contribue à l’élimination des anarchistes au nom de la guerre d’abord, la révolution esnuite).
George Orwell arrive à Barcelone le 26 décembre 1936. Après une brève instruction militaire, il part sur le front d’Aragon. Là, il découvre les agissements des staliniens et leur grande capacité de nuisance, notamment en manipulant les informations pour nourrir une propagande qui se présente comme la vérité (il est cocasse que Pravda, le quotidien du parti communiste soviétique, signifie “vérité” !). Orwell obtient une permission en mai 1937, à Barcelone, où il défend un local du POUM. La situation s’aggrave et il est menacé ; aussi passe-t-il avec sa femme en France par Port-Bou. C’est au cours de cet engagement qu’il apprît, selon l’auteur, que “pour contrôler le futur, il faut contrôler le passé, le reconstruire, en effaçant ce qui n’est pas conforme au dogme, faire disparaître tout ce qui pourrait témoigner de la vérité, non seulement les documents écrits, mais aussi les acteurs et les témoins des actes”. Conception que l’on retrouvera aussi bien dans La Ferme des animaux que dans 1984.
Il met le point final à son Hommage à la Catalogne en décembre 1937, le livre paraîtra en avril 1938, non sans mal, et sans succès (900 exemplaires du tirage de 1 500 sont vendus entre 1938 et 1950), car plusieurs éditeurs le refusent. C’est la secrétaire d’André Gide qui va le traduire en français à la demande du romancier qui poursuit son soutien aux révolutionnaires traqués par les staliniens (ce qui n’est pas le cas de Malraux, qui déclare alors à Victor Serge qu’il ne fera rien contre Staline).
Cet ouvrage, particulièrement bien documenté, clair dans son exposition et vif dans son analyse politique des forces en présence n’oublie pas pour autant la littérature et s’attache à montrer en quoi la “guerre d’Espagne” d’Orwell contribue à bien des situations de ses ouvrages mondialement connus, que certains considèrent comme des “anticipations”, alors même qu’ils décrivent ce qui existe déjà, aussi bien dans La Ferme des animaux que dans 1984. L’auteur effectue un petit détour par les “fictions anticipatrices” (London, Wells, Huxley, Zamatine), présente les “thèses” de Koestler et de Souvarine, s’arrête un temps sur les essais de Burnham, Rizzi et Hayek avant de conclure avec Hannah Arendt sur l’essence du totalitarisme. Salutaire travail qui restitue le passé afin de rendre intelligible le présent et d’imaginer un futur libérateur et libéré