Ce petit livre richement illustré offre une présentation synthétique de l’art 'afro-brésilien' et de ses principaux représentants.

Ce petit livre richement illustré offre une présentation synthétique de l’art "afro-brésilien" et de ses principaux représentants. L’ouvrage est bienvenu car, à l’image de la relative marginalisation dont souffrent encore les Afro-descendants, ce champ artistique reste assez méconnu, au Brésil même, et a fortiori à l’extérieur.


Mais qu’entend-on, au juste, par art afro-brésilien ?

A première vue, il s’agirait d’un art célébrant les religions d’ascendance africaine présentes au Brésil   . En effet, une grande majorité des œuvres plastiques et visuelles présentées dans cet ouvrage entretiennent une résonance directe avec les cultes afro-brésiliens, et notamment avec le candomblé. Soit en déclinant de diverses manières la gamme des représentations picturales des divinités d’origine africaine (les orixás), de leurs symboles et de leurs objets associés (costumes, autels, ferronneries…). Soit, de façon plus créative (et de façon plus intéressante si on se place dans l’optique de l’art contemporain) en s’inspirant de l’esthétique liée à cette religiosité polythéiste pour mieux la réinterpréter et la réinventer. Rubem Valentim (1922-1991) par exemple, avec ses sculptures en forme de totems et ses panneaux, a inventé un nouveau lexique plastique à partir de la culture matérielle de ces religions "traditionnelles". Arthur Bispo do Rosário (1909-1989), descendant d’esclave, fut interné pendant cinquante ans dans une institution psychiatrique pour indigents ; il n’en développa pas moins une œuvre plastique d’avant-garde. Procédant par accumulations d’objets et de diverses matériaux de récupération, il a constitué un ensemble d’art brut de forte charge poétique, dont l’imaginaire est notamment lié à la religiosité populaire (divinités afro-brésiliennes, culte des saints). Abdias do Nascimento (né en 1914), homme de théâtre et militant politique pour le droits des Noirs et le pan-africanisme, s’inspire aussi dans sa peinture des mythes de la tradition africaine.

L’auteur de cet ouvrage se limite en fait ici aux arts plastiques. S'il évoque rapidement les arts scéniques (performance), il n’aborde que très peu la question du rituel dans sa dimension artistique. Il est pourtant important de mesurer que, dans les religions afro-brésiliennes, la dimension artistique, notamment à travers la danse et la musique, est constitutive et inhérente aux rituels   . La pratique de ces cultes est de plus indissociable d’une esthétique quotidienne (gestuelle, culture matérielle, savoir-faire…). Dès lors émerge la question suivante : dans quelle mesure la dimension esthétique et artistique du rituel confère à l’acte religieux son sens, sa complétude ? Répondre à cette question impliquerait de dépasser la notion ou la catégorie d’"art sacré" tel que l’entend l’histoire de l’art (c’est-à-dire des objets/œuvres d’art au service d’un culte religieux) pour interroger plus largement les relations que nouent, dans ces cultes polythéistes, l’esthétique et le sacré, et surtout le beau et l’efficacité magico-rituelle. Cette question n’est pas traitée dans ce livre, écrit il est vrai par un historien d’art, non par un anthropologue   . Une autre question surgit aussi et qui découle de la précédente : un art afro-brésilien qui s’affranchit complètement de la dimension religieuse est-il possible ?

Quoi qu’il en soit, et si on voulait définir l’art afro-brésilien contemporain comme un art religieux ou tout au moins comme un art lié à une esthétique religieuse, le risque serait de le confiner à un espace restreint, donc de porter atteinte à sa visibilité et à sa bonne réception par la critique et le marché artistique contemporain.


L'Afrique imaginaire

L’art afro-brésilien se résumerait t-il alors à des œuvres produites par des Afro-descendants, c’est-à-dire des Noirs ou des métis   ? A catégoriser l’art en terme ethnique, l’essentialisme guette toujours. Le terme même d’"art afro-brésilien" suggère ainsi de façon implicite ou explicite que les artistes en question doivent être eux-mêmes afro-descendants   . Est-ce le cas ? Pas toujours. Pensons par exemple à Carybé (1911-1997), ni Afro-descendant ni d’ailleurs Brésilien, cet artiste argentin, établit à Salvador de Bahia à partir des années 1950 a croqué le quotidien des Noirs bahianais. A travers son art (dessin, peinture, gravure, sculpture) il a en particulier documenté de façon détaillée et quasi exhaustive les diverses rites qui animent le candomblé (une religion à laquelle il fut longuement initié) ainsi que l’iconographie des dieux afro-brésiliens.

Et puis jusqu’à quel degré de métissage et de "blanchiment" pourrait-on encore revendiquer des "racines" africaines et se déclarer afro-descendant   ? Les catégories sont toujours, et a fortiori dans le domaine de l’art, étroites et facilement exclusives. Il faut aussi garder à l’esprit que dans le Brésil contemporain l’influence africaine (ou disons "afro-descendante") est diffuse, très présente notamment dans la musique, la danse, les arts de la rue ou même les arts culinaires. Par exemple, la samba n’est pas considérée comme un art afro-brésilien à part entière, et pourtant l’influence des cultures noires y est évidente et prépondérante (rythmes, danse, rapport au corps, etc.)...

Depuis la fin de l’esclavage (1888) plus aucun Noir brésilien n’est né en Afrique. La "tradition" africaine à laquelle de nombreux Brésiliens font référence est toujours, n’en déplaise à de nombreux anthropologues culturalistes, une affaire de réinterprétation, voire de réinvention. L’art afro-brésilien fait aujourd’hui référence à une Afrique devenue essentiellement imaginaire.


Influences

La lecture de ce livre, donne envie d’en savoir un peu plus sur le jeu des influences réciproques, des transferts et des hybridations dans les créations artistiques au Brésil, au moins lors de la phase historique coïncidant avec l’arrivée massive des esclaves africains, c’est-à-dire du 16e au 19e siècle. Quelle fut alors l’influence de l’esthétique et des savoirs-faire africains sur l’art dominant et sur la sensibilité esthétique nationale ? Et selon quelles modalités cette influence s’est elle exercée ? Car l’imaginaire des dominés influence presque toujours en retour les canons esthétiques des maîtres, comme l’a bien montré par exemple l’historien Serge Gruzinski à propos des arts de l’Amérique espagnole après la conquista : les images produites intégrèrent rapidement la vision des indiens colonisés   ... On peut repérer des phénomènes de syncrétismes similaires dans l’art catholique afro-brésilien (ou plutôt luso-africain), par exemple avec les oratoires baroques du 17e au 19e siècle confectionnés par des Noirs qui les utilisent pour célébrer des saints catholiques syncrétisés avec les divinités africaines (ou vice versa). À cet égard, il serait intéressant d’analyser, dans ce contexte, l’œuvre du sculpteur et architecte Antônio Francisco Lisboa (1730-1814), surtout connu sous le diminutif Aleijadinho. Fils d’une esclave africaine et d’un architecte portugais, infirme (jusqu’à en perdre l’usage de ses mains et de ses pieds, il continuait pourtant à sculpter) cet artiste de grand renom a notamment décoré des dizaines d’églises de l’état du Minas Gerais. Il a développé un style qui lui est propre, et qui est considéré aujourd’hui comme la meilleure expression du baroque brésilien. Mais où se situe exactement la dimension "afro-brésilienne" de son œuvre ? Dans la sensualité, le souffle et l’ "aura" de sa sculpture ? Dans le caractère foncièrement original de sa sculpture, qui la distingue des canons du baroque portugais ? Ou plus simplement dans le fait que sa mère fut une esclave noire ?

Pour décentrer un peu le regard et mesurer la pertinence de la catégorie "art afro-brésilien", une comparaison aurait aussi pu être éclairante avec les arts "métis", nés de la présence des Portugais (navigateurs, missionnaires et commerçants) en Afrique et en Asie du 16 au 18e siècle : c’est-à-dire l’art dit afro-portugais (Bénin, Sierra Leone) et surtout le bel ensemble constitué par l’art indo-portugais (sculpture, architecture, mobilier, tissus)   .


Une définition extensive de l’art afro-brésilien

Roberto Conduru préconise à juste titre l’abandon de la notion de "style" ou de mouvement artistique produit seulement par les Afro-descendant brésiliens. Il préfère définir, plus généralement, l’art afro-brésilien comme un champ pluriel, composé d’objets et de pratiques variées, liées de manière diverse à une thématique afro-brésilienne. Cette forme d’art traiterait ainsi d’une façon ou d’une autre, de la question des Noirs ou de leur représentation dans le Brésil contemporain. L’art afro-brésilien serait finalement un espace esthétique permettant de confronter et de faire dialoguer les questions liées à l’héritage culturel d’origine africaine (esclavage, diaspora, cultes polythéistes, place des Noirs dans la société et dans la culture nationale...) avec les transformations du monde de l’art contemporain. L’auteur propose donc au final une définition ouverte et très extensive de l’art afro-brésilien, situé au croisement de l’esthétique, de l’ethnologie et des questions socio-culturelles.
 
Cette définition a sans doute le mérite d’éviter les risques d’essentialisme et d’ethnocentrisme… Mais traiter d’une thématique afro-brésilienne est-il toujours suffisant pour faire de l’art "afro-brésilien" ? Par exemple, le peintre français Jean Baptiste Debret (1768-1848), en peignant sur le vif de nombreuses scènes de la vie quotidienne des Noirs, esclaves ou affranchis, dans le Brésil du début du 19e siècle, a traité largement, et de façon originale, la thématique afro-brésilienne (à une époque où cela était mal vu) : en plus de leur qualité artistique, ses dessins et aquarelles sont des documents historiques et ethnographiques de première main. Est-il pour autant considéré comme un représentant de l’art afro-brésilien ? Plus proche de nous dans le temps, on peut se poser la même question à propos du photographe et ethnologue d’origine française Pierre Verger (1902-1996), dont l’œuvre artistique et documentaire est centrée sur les cultes afro-brésiliens et sur leurs matrices africaines (cultures yoruba et fon).

On l’aura compris, et cela confère aussi un intérêt supplémentaire à cet ouvrage, de nombreuses questions restent ouvertes, tandis que d’autres émergent au fil de la lecture.

Ce livre célèbre finalement la vitalité et la créativité d’un champ artistique relativement nouveau, dont les contours et les problématiques propres restent encore largement à définir. En tous cas, il semble qu’il y ait beaucoup à attendre des futures manifestations artistiques afro-brésiliennes. L’art afro-brésilien s’appuie, note l’auteur, sur un "imaginaire en expansion". On a vu que la dimension religieuse, ou plutôt spirituelle, de cet imaginaire demeure importante, et constitue à elle seule un terreau d’une grande vitalité. Cet art puise dans un riche héritage culturel pour s’adapter à l’époque contemporaine et réinventer la modernité.


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crédit photo : carf/flickr.com