Les passionnés de Schnitzler se pencheront avec délices sur les propos tenus à son endroit en France, et les chercheurs en sociologie de la réception se passionneront pour un ouvrage qui fait connaître les voies et moyens de la réception d’une œuvre d’art hors de son contexte de référence.

Le dossier de la réception des œuvres d’art est loin d’être assez étoffé. Chaque recherche qui participe de cette thématique est donc la bienvenue pour peu qu’elle permette de donner corps à une théorie de la réception de plus en plus raffinée. En l’occurrence, en nous proposant une exploration de la réception des œuvres de l’écrivain autrichien Arthur Schnitzler en France, l’auteur, professeur de littérature comparée à l’université de Valenciennes, met en lumière certains mécanismes et certaines difficultés de l’accueil d’une œuvre littéraire dans un contexte étranger.

On sait que Schnitzler – 1862-1931, médecin de formation, mais qui finit par se consacrer entièrement à la littérature – a fait l’objet d’un travail de réception dans son propre pays et sa langue. Sigmund Freud, par exemple, lit de près ce contemporain, y fait référence et entre en contact avec lui, en lui écrivant d’ailleurs : “J’ai eu l’impression que vous saviez intuitivement [...] tout ce que j’ai découvert à l’aide d’un laborieux travail appliqué.” En substance, alors que l’écrivain ignore les lois de l’inconscient, il les incarne dans son œuvre qui apparaît comme un compromis entre l’inconscient refoulé et sa projection dans l’œuvre. Bonne aubaine, pour Freud, pourrait-on ajouter.

Maintenant, il convient d’expliquer comment et pourquoi Schnitzler est devenu, en France, de nos jours, l’auteur le plus connu de langue allemande, à côté de Hofmannsthal et de Zweig ? Il est certain que son “entrée en fonction” dans l’enseignement y est pour quelque chose. Il est non moins certain que diverses expositions (dont la célèbre Vienne 1880-1938. L’Apocalypse joyeuse, du centre Pompidou) y sont aussi pour quelque chose. Mais cela ne suffit pas. Quoique cela nous place directement à la marge d’un autre problème : quelle image de tel auteur est ainsi diffusée ?

Car c’est aussi le problème. De l’œuvre de Schnitzler, l’analyse des formes de réception donne finalement un portrait contrasté. On la range tantôt du côté de l’Apocalypse viennoise, tantôt aussi du côté du freudisme dramatique, ou de la poésie décadente viennoise, voire d’une sentimentalité scabreuse et d’une certaine cruauté.

Du coup, on constate aussi que l’analyse de la réception d’une œuvre ne peut se départir d’un parti pris du côté du chercheur. Aider aussi à opérer, grâce à ce travail de recherche, un tournant dans l’appréciation d’une œuvre. Comme si les constats auxquels les chercheurs aboutissent doivent non moins motiver un changement de ton, ou plutôt soient construits à partir d’un nouveau point de vue sur l’œuvre. L’auteur de cet ouvrage souligne, d’ailleurs, qu’il s’inspire de l’approche sociologique des problèmes de réception dans la lignée des travaux de Christophe Charle   . Ce dernier, il est vrai, met en évidence la relation entre les contextes de production et de réception d’une œuvre. Le “transfert culturel” n’est pas seulement une affaire d’auteurs et d’éditeurs et/ou d’hommes de théâtre. Mais aussi et surtout l’affaire de ces intermédiaires qui mettent en contact les uns et les autres.

Plus précisément, cet ouvrage propose ce que son auteur nomme une “enquête sur un processus de réception”. Il retrace les deux premières périodes de l’accueil réservé à l’œuvre de Schnitzler (avant et après la Première Guerre mondiale), en France, en étudiant les choix opérés par les intermédiaires. Mais il signale aussi ensuite, quoique sans l’étudier, le changement de l’horizon d’attente qui se produit autour de Schnitzler dans les années 1980. Ce qui importe à l’auteur se tient en ceci qu’il s’agit de montrer d’où vient la fixation précoce de son image, en suivant les traces de ses premières relations avec la France, et celles des premières traductions, les initiatives prises par l’écrivain pour faire connaître son œuvre au public français, l’engagement de ceux qui l’y ont aidé, son ambition aussi d’imposer de lui une image plus complète que celle qu’il voit se dessiner.

L’idée générale est résumée par une expression pertinente. L’auteur parle et cite les “importateurs littéraires” qui ont joué un rôle dans ce passage. Il s’agit évidemment des traducteurs, maisons d’édition, hommes et femmes de théâtre qui ont ouvert le champ littéraire français à cet écrivain. Mais du même coup, le repérage de ces “importateurs littéraires” désigne aussi en creux la connaissance que l’on avait à l’époque de la littérature allemande. On connaissait Hauptmann et Sudermann (passés au second rang désormais), mais pas du tout Hofmannsthal ni les Mann, ni Döblin.

Au demeurant, Schnitzler lui-même a souhaité que ses œuvres soient traduites en français. Cet intérêt pour la traduction devient de plus en plus manifeste, dès qu’il se sent de plus en plus écrivain et tente de vivre de sa plume. Il abandonne, en effet, son métier de médecin, en 1894.

Quoi qu’il en soit, le rôle des intermédiaires est essentiel dans la réception d’une œuvre à l’étranger. La connaissance qu’un public donné peut avoir d’un auteur semble en effet être liée à un réseau de relations qui permettent à son œuvre d’être reçue dans le pays d’accueil. Traductions, publications, mises en scènes, articles critiques et comptes rendus concernant une œuvre fabriquent le terreau de la réception.

Ce sont les correspondances de Schnitzler et les informations relevées dans les lettres publiées comme dans celles, inédites, conservées, pour la plupart, aux Archives de la littérature allemande à Marbach, qui ont permis d’établir la chronologie de l’accueil de son œuvre en France, et dans les pays francophones européens. C’est à l’aide de ces documents que l’auteur insiste sur les deux parties constitutives de cette réception ici étudiée : les années 1894 à 1914 (où l’on écarte de France la “pensée allemande” pour des raisons qu’il n’est guère besoin de rappeler), qui marquent le premier contact du public français avec Schnitzler, et puis les années 1922 à 1938. Pour chacun de ces périodes, l’auteur détaille avec précision les chronologies dégagées, les noms des publications qui font mention de Schnitzler, les analyses de cette réception par la critique journalistique et universitaire. Il fait le décompte des traductions, des éditions, des représentations de ces œuvres. Épargnons-en le résumé au lecteur de ce bref compte rendu. Les lecteurs intéressés trouveront évidemment dans ces pages les ressources qu’ils peuvent en attendre.

Inutile aussi d’insister sur le fait que la césure est bien “naturellement” provoquée par la Première Guerre mondiale, après laquelle il faudra plusieurs années pour que les milieux littéraires et le public français s’intéressent à nouveau à l’auteur viennois. Faut-il signaler aussi que ce phénomène se reproduira à nouveau après la Seconde Guerre mondiale.

Enfin, l’auteur n’évite pas de nous introduire à des querelles que nous avons oubliées. Pour mieux introduire Schnitzler en France, certains auteurs et journalistes n’hésitent pas à le présenter comme un auteur “très parisien” ; d’autres au contraire veulent mettre en avant la particularité qui distinguerait la littérature autrichienne à la fois de la littérature allemande et de la littérature française (en l’occurrence son “naturalisme”).

D’un mot, donc, Schnitzler réussit relativement tôt dans sa carrière à pénétrer le marché littéraire français. Très vite il est considéré comme un représentant important d’un groupe qui commence à être connu sous le nom de la “jeune Vienne”, mais très vite aussi il est cantonné dans un certain genre, celui de la pièce en un acte et des nouvelles. Ce n’est que dans la seconde période de cette réception que ses ouvrages plus conséquents sont pris en compte. Il y fallut de longues batailles de Schnitzler avec les traducteurs et les éditeurs.

Comme on l’entend au travers de ce compte rendu, cet ouvrage peut être lu pour deux raisons au moins. Celles qui tiennent à l’amour des belles lettres et qui cherchent à savoir comment on lit un auteur étranger dans un pays. Celles qui tiennent à la sociologie de la réception et qui suggèrent de puiser dans cet ouvrage une méthodologie de recherche et d’exposition à l’endroit de toute réception artistique ou littéraire