Dans ce recueil d’articles critiques disparate, André Jarry rend leur complexité à la vie et à l’œuvre d’Alfred de Vigny, en évitant les écueils traditionnels de l’interprétation.

Alfred de Vigny. Poète, dramaturge, romancier est un recueil d’articles remaniés, à la fois très simple et d’une grande complexité. En assumant la part de subjectivité inhérente à sa démarche critique, André Jarry offre au lecteur un travail fin, modeste et nuancé. En effet, en se donnant pour objectif de rendre justice à Alfred de Vigny, Jarry se refuse à donner de l’écrivain une image lisse, uniforme et facile à saisir, en le faisant rentrer dans des catégories préconçues trop élogieuses ou caricaturales.

Ainsi, les différentes études réalisées par André Jarry sur des thèmes de la vie et de l’œuvre de Vigny se présentent comme des investigations très concrètes et scrupuleuses, au plus près des sources choisies (qu’il s’agisse des manuscrits, des œuvres éditées ou d’autres archives, écrites de la main du poète ou de celle de ses proches). Les conclusions sont modestes et Jarry sait éviter, comme il s’en réclame à la fin de l’ouvrage, de sombrer dans un “délire” interprétatif (c’est le terme qu’il emploie) sur son sujet d’étude ; un écueil qui est malheureusement le fait de trop d’études critiques et pose la question, aux yeux du lecteur non initié ou sceptique, de leur crédibilité.

C’est, paradoxalement, dans cette modestie théorique et cette insistance à rester proche du réel que réside la complexité des analyses d’André Jarry : qu’il s’agisse de considérations biographiques ou critiques, il ne ressort de ces articles que peu de conclusions inédites, de lignes de force ou de découvertes éclatantes sur Alfred de Vigny ; on remarque en outre que l’auteur préfère la constatation d’éléments complexes, voire incohérents, dans la vie ou l’œuvre du poète, à leur résolution par un parti pris tranché. Les lecteurs peu réceptifs aux élaborations critiques obscures et abstraites loueront cette rigueur, que l’on peut qualifier de scientifique. En revanche, on regrettera qu’un ouvrage aux objectifs si ambitieux, explicités dans l’avant-propos (“rendre justice à un auteur qu’il est urgent de redécouvrir”) soit si frileux dans ses conclusions et nous fasse davantage redécouvrir les chemins d’une interprétation que l’œuvre qu’il est question d’interpréter.

Ainsi, l’œuvre éclaire la théorie tout autant que la théorie éclaire l’œuvre : c’est le triomphe du bon sens. Malgré cette finesse théorique, qui rend la lecture fluide et entraînante, le morcellement de l’ouvrage peut parfois rendre celle-ci difficile. En effet, les articles sont répartis en quatre grandes parties dont les thèmes se recoupent difficilement (“Biographie”, “Manuscrits”, “Confrontations”, “Études critiques”), elles-mêmes divisées en plusieurs sous-parties sans lien évident les unes avec les autres. Étant donné cette organisation, qui rend difficile une approche synthétique de l’ouvrage, nous progresserons de manière linéaire, au fil des articles qui le composent.

À la croisée de la vie et de l’œuvre : symboles et mouvements au cœur d’une enquête psychanalytique

L’intérêt de la première partie, “Biographie”, peut sembler limité : les tentatives de compréhension d’un auteur et de son œuvre par le prisme des événements de sa vie sont depuis longtemps dépassées par la nouvelle critique, et son attachement au texte. Mais l’angle de vue adopté par André Jarry sur la biographie de Vigny ne se réduit pas à une simple mise en parallèle de passages de l’œuvre et d’épisodes de la vie. De manière plus subtile, il s’intéressera aux dynamiques, aux symboles, dont la portée dépasse celle du simple événement, et qui recoupent les mouvements à l’œuvre dans l’écriture. Cet angle de vue est un aspect majeur de la méthode psychanalytique appliquée aux textes, telle qu’André Jarry s’en réclame dans le dernier article de son ouvrage ; il permet d’articuler l’œuvre et la vie d’un auteur de manière plus profonde et plus lourde de sens que la simple constatation de coïncidences et de similitudes.

Ainsi, dans le chapitre concernant la carrière militaire de Vigny, une même dynamique unit la faible santé de celui-ci, le déclin de son ardeur militaire, et sa propension à écrire des poèmes. Il semblerait, à en croire les parallèles effectués par Jarry, que la réussite en garnison soit incompatible avec l’écriture, et que celle-ci n’apparaisse que quand l’activité militaire perd son sens ou devient impossible. Un tableau quelque peu stéréotypé (le canon romantique du poète inapte aux devoirs imposés par la vie en société), mais construit avec rigueur, au plus près des sources, et sans élaboration abstraite superflue.

La sous-partie concernant la vie amoureuse de Vigny est moins claire dans ses objectifs ; la mise en relation des turbulences des amours du poète avec le ton de ses écrits semble obéir à une logique plus superficielle que lorsqu’il s’agissait de la carrière militaire. On remarquera que la vie amoureuse de Vigny est traitée sur le même ton que le sont ses finances : le poète a longtemps dû rivaliser d’ingéniosité pour valser entre ses deux conquêtes simultanées (Julia et Maria) et son épouse, Lydia, qu’il continuait d’honorer. L’agenda tenu en 1838 permet de suivre le poète à la trace dans ses déambulations avec les trois femmes ; y sont mentionnées les sommes dépensées pour chacune d’elles au cours de sorties diverses, dont on connaît la fréquence, les dates, les lieux…

Le lecteur féru d’idéalisme en amour, nourri aux Souffrances du jeune Werther et aux Méditations poétiques, sera au mieux ennuyé, au pire écœuré par cette écrasante trivialité où affection, goût de la performance sexuelle et petites considérations financières sont étroitement associées. Quoi qu’il en soit, cet angle d’approche, sans pudeur et, pourrait-on dire, sans pitié, est représentatif de la méthode très terre à terre et pointilleuse choisie par André Jarry pour “rendre justice” à Vigny : il ne s’agit pas de donner une image aseptisée du poète, mais d’enquêter de manière précise sur les sources à disposition pour s’approcher au plus près de la vérité, aussi indécidable ou décevante soit-elle.

Rétablir la vérité au-delà de la théorie : diversité et complémentarité des matériaux et des points de vue

Dans la partie consacrée aux manuscrits (essentiellement au problème de leur datation), Jarry recoupe les résultats d’analyses très différentes avant de proposer une date plausible pour telle ou telle œuvre : les arguments biographiques sont à mettre en perspective avec des arguments formels et poétiques, dont les conclusions sont elles-mêmes à recouper avec les résultats d’une analyse graphologique, garante de scientificité. On louera également la prudence d’André Jarry lorsqu’il s’attache à rendre la complexité des influences sur Vigny de deux auteurs, bien connus du Romantisme : André Chénier, poète classique aux accents préromantiques dont le destin a été tranché par la Terreur, et Lord Byron, pionnier du Romantisme anglais et européen, dont la mort sur le champ de bataille de Missolonghi en 1824, pour l’indépendance de la Grèce, en a fait une figure mythique.

Les intentions et l’angle de vue d’André Jarry sont louables : il s’agit non pas de nier l’influence de ces deux grandes figures du Romantisme sur Alfred de Vigny, mais d’en rendre toute la complexité en considérant l’existence de plusieurs niveaux d’influence : des niveaux qu’il distingue en constatant, par exemple, une divergence entre les productions de l’homme (agendas, correspondance, écrits critiques) et celles de l’écrivain (ses poèmes en particulier) concernant Lord Byron. L’homme lui-même n’est pas le siège d’une pensée lisse et cohérente : le moraliste et l’homme d’armes, notamment, peuvent entrer en conflit, et ces courants contraires fondent l’impossibilité de conclure à l’influence totale et certaine d’un poète sur un autre. Dans ses écrits critiques, Vigny sait se départir de son admiration pour Byron en prenant du recul sur l’œuvre de celui-ci. De même, il s’oppose à son prédécesseur en matière de morale et de religion, deux principes qu’il estime trop souvent bafoués dans l’œuvre du poète anglais. Pourtant, si le moraliste se montre frileux, l’homme d’armes voue une admiration sans borne à celui qui a rendu l’âme sur le champ de bataille…

Poétiquement, en s’aidant également d’informations externes (dates des manuscrits et de publication des œuvres), Jarry ne nie pas l’influence de Byron sur Vigny, qu’il démontre à grand renfort d’exemples. Seule déception : aucune conclusion réelle n’est tirée de cette étude approfondie des influences de Vigny ; les nuances apportées aux constats émis par l’auteur semblent systématiquement s’opposer. Signe d’une grande prudence intellectuelle et du refus, louable, de la caricature ; cependant, nuancer des préjugés anciens suffit-il à les invalider ? On retiendra donc de cette partie les questionnements théoriques qu’elle soulève : l’influence peut-elle se mesurer à partir des productions de l’homme autant qu’à partir de celles du poète ? L’influence est-elle un concept simple ou multiple ? Qui, de la pensée, de la vie ou de l’œuvre, détient la “vérité” ? En somme, des questions classiques et très générales, mais qui acquièrent une pertinence particulière lorsqu’elles servent à la résolution de problématiques concrètes.

La recherche de la complexité : intérêt et limites des études critiques

La quatrième et dernière partie de l’ouvrage regroupe six “Études critiques” dont les thèmes sont plus ou moins éloignés, ainsi qu’un appendice final faisant office de conclusion à l’ouvrage : “Vigny philosophe”, “Vigny mystique ?”, “Les Destinées : de la fable au symbole” ; “La femme chez Vigny”, “La théâtralité dans l’œuvre de Vigny”, “Vigny à la recherche d’un nouvel humanisme”, et enfin “Au fil d’une œuvre : une interprétation”. La diversité de ces objets études rend difficile toute tentative de synthèse, cependant des traits communs dans la démarche analytique méritent d’être relevés.

En premier lieu, une grande importance accordée à la polysémie des mots et à leurs connotations variables (le terme “philosophie”, et l’adjectif “mystique”, ainsi que “fable” et “symbole”, font chacun l’objet d’une longue dissection dans des articles plutôt brefs) ; une attention qui revient à placer chaque texte dans un contexte qui lui est propre, et donc à préférer le bon sens et la prudence aux excès de la théorie. De manière plus indirecte, c’est aussi accepter l’idée que la critique littéraire n’est pas une science exacte et que la valeur de chaque texte, voire de chaque occurrence d’un même mot, relève du particulier, est fonction de multiples éléments de contexte. D’où l’extrême prudence, parfois décevante, qui caractérise les conclusions d’André Jarry au fil des chapitres : en lieu et place de résultats uniformes et facilement résumables, les études critiques présentent des conclusions fragmentées, nuancées, et soumises à conditions.

Par exemple, lorsqu’il est question des influences de Chénier et Byron sur Vigny, Jarry conclut que celles-ci sont indéniables, mais il les nuance en prenant en compte d’autres sources et d’autres points de vue que ceux communément utilisés par la critique : ainsi les influences varient selon qu’on se place du point de vue du poète, du philosophe, du moraliste, de l’homme d’armes… Le lecteur se retrouve donc face à une conclusion complexe et en demi-teinte, dont le mérite est de barrer la route aux passions et aux partis pris, mais qui, en définitive, ne semble pas apporter de nouveauté radicale à sa connaissance d’Alfred de Vigny. Dans chacune des études critiques, la complexité du poète, de son œuvre et de sa pensée, est restituée. À tel point que l’ouvrage aurait très bien pu s’intituler “Alfred de Vigny : poète, dramaturge, romancier, amant, militaire, philosophe, moraliste, etc.”, tant la diversité des points de vue considérés est importante.

Ainsi, dans l’article concernant la femme chez Vigny, on est surpris par la divergence entre le traitement des femmes par le poète, qui relève de mythologies antagonistes (tantôt pécheresse et adultère, tantôt inflexible et puissante, mais parfois victime, faible et trahie) mais s’accompagne toujours d’une sublimation, voire même parfois d’une divinisation ; et le traitement des femmes par l’homme, qui laisse explicitement paraître, à travers des morceaux de ses écrits personnels, la misogynie décomplexée et presque caricaturale d’Alfred de Vigny. Il apparaît donc que la question du rapport de Vigny aux femmes, dans son œuvre, sa pensée et sa vie, est indécidable, de même que la vérité ne se trouve ni dans les écrits personnels, ni dans les poèmes, ni dans les écrits en prose, mais dans leur mise en perspective, que celle-ci révèle des points de convergence ou d’apparentes incompatibilités. Le chapitre sur la théâtralité dans l’œuvre de Vigny montre les limites de l’analyse rationnelle et, si l’on peut dire, terre à terre, d’André Jarry. En effet, Jarry semble considérer que la théâtralité réside dans des particularités très matérielles et facilement définissables du texte : la dramatisation des dialogues, le goût pour la mise en scène, l’utilisation dans les romans et poèmes de procédés chers au théâtre (stichomythies, monologues intérieurs), etc.

En somme, une analyse centrée sur la forme bien plus que sur le fond, dont le mérite est la rigueur et la crédibilité, mais qui risque souvent de passer à côté de son objet d’étude : en se limitant aux formes de la théâtralité, il semble bien que l’on ne parvienne qu’à en retrouver les manifestations, les indices ; tout en laissant de côté son essence, ainsi que ses raisons d’être et ses justifications. Le chapitre se proposant d’étudier la recherche d’un nouvel humanisme chez Vigny commet un écueil comparable : en morcelant à l’extrême son approche de la notion d’humanisme (distinction, d’abord, entre un aspect social et éthique, et un aspect plus théorique et moral ; puis analyse de questions morales particulières, comme la guerre, les rapports entre les peuples, la religion, l’honneur etc.), l’auteur peine à trouver une conclusion englobante, et semble perdre de vue son objet d’étude initial, bien que chaque analyse particulière soit intéressante et bien menée.

Cet ensemble d’articles est l’œuvre d’un critique conscient de ses biais et de ses failles : dans le dernier chapitre (“Au fil d’une œuvre : une interprétation”), André Jarry reconnaît la part de subjectivité inhérente à son approche d’Alfred de Vigny. Lorsqu’il retrace brièvement le parcours de ses affinités avec l’écrivain, la figure du critique acquiert un rare relief : l’instance impersonnelle qui interprète les textes, le “je” insaisissable qui se cache derrière des conclusions à valeur générale, devient un être humain, fait de pensées, d’émotions, et d’une histoire qui lui sont propres. Une humanité dont André Jarry sait qu’elle ne s’efface jamais totalement lorsqu’il revêt les habits du critique ; d’autant que c’est par le prisme de la psychanalyse qu’il a choisi d’étudier Vigny. Pourtant, ce n’est pas par la subjectivité, ou par les limites de la méthode psychanalytique, que pèchent les conclusions des différents chapitres, et de l’ouvrage dans sa totalité : au contraire, l’extrême prudence dont Jarry fait preuve dans ces études côtoie parfois la frilosité, et risque de laisser sur sa faim un lecteur qui, devant le projet de “rendre justice” à Alfred de Vigny, ne saurait se satisfaire de simples nuances