Un linguiste maître de l’enquête étymologique.
Quel amoureux de la langue française n’ouvre pas quotidiennement un des ouvrages d’Émile Benveniste, accessibles au néophyte, comme Le Vocabulaire des institutions indo-européennes ou Problèmes de linguistique générale ? À chaque plongée, le lecteur ressort avec un trésor ! Ce savant est aussi l’auteur d’une œuvre plus technique, réservée aux spécialistes, mais il a toujours privilégié une écriture simple. Né à Alep (à présent ville martyre) en 1902, il arrive à Paris en 1913 pour étudier au “petit séminaire” de l’école rabbinique de la rue Vauquelin, obtient son baccalauréat en 1918, sa mère meurt en 1919, son père et son frère et sa soeur emménagent avec lui à Montmorency en 1922, pendant ce temps, Émile obtient une licence ès lettres, un diplôme d’études supérieures, l’agrégation de grammaire, la nationalité française (en 1924), le poste de précepteur des enfants de la famille Tata (industriels milliardaires) à Poona (Inde)…
En 1925, il cosigne trois articles dans L’Humanité et la pétition des intellectuels contre la guerre du Rif. Après son service militaire au Maroc, il est nommé, en 1927, directeur à l’École pratique des hautes études où il succède à Antoine Meillet. En 1935, il est docteur (Origines de la formation des noms en indo-européen), en 1937, il est élu au Collège de France, où il restera jusqu’à son attaque cérébrale de 1969. Prisonnier de guerre, il s’évade en Suisse et devient bibliothécaire à l’université cantonale de Fribourg. Son frère est déporté lors de la rafle du Vel’ d’Hiv’ et mourra à Auschwitz. De retour en France, il ne se ménage guère (malgré un infarctus en 1956) et déborde d’activités académiques (secrétaire de la Société linguistique de Paris, membre de l’Institut, directeur de la Revue d’études arméniennes, premier président de l’Association internationale de sémiotique). Il effectue plusieurs missions, en 1949 en Iran et en Afghanistan (il recueille des données sur cinq langues pamiriennes : suyni, iskami, sangleci, waxi et munji) et en 1952 en Alaska (où il s’initie à deux langues de la famille athapaske, le haïda et le tlingit). Une attaque cérébrale le paralyse et le prive de parole, il meurt en 1976, après avoir scandaleusement erré d’une institution médicale à une autre.
Ce sont ses seize dernières leçons, ou plus exactement ses notes préparatoires, qui sont rassemblées ici, c’est dire s’il manque la voix de l’enseignant et le déroulé exact de sa pensée. Néanmoins, le lecteur y glane de quoi faire son miel et distingue la sémiologie de la sémantique, objet de ces conférences. Chemin faisant, nous croisons Saussure et Peirce et assistons à l’émergence d’une nouvelle manière de comprendre ce qu’est la langue : “Il faudra distinguer entre la langue en tant que système d’expression – sans laquelle il n’y a pas de société humaine possible – et la langue idiome, qui est particulière. C’est la langue comme système d’expression qui est l’interprétant de toutes les institutions et de toute culture” . Par la suite, Benveniste aborde la question de l’écrit qui modifie l’oralité : “Car l’acte d’écrire ne procède pas de la parole prononcée, du langage en action, mais du langage intérieur, mémorisé. L’écriture est une transposition du langage intérieur, et il faut d’abord accéder à cette conscience du langage intérieur ou de la ‘langue’ pour assimiler le mécanisme de la conversion en écrit” .
Quelques séances plus loin, il précise : “C’est l’écrire qui a été l’acte fondateur. On peut dire que cet acte a transformé toute la figure des civilisations, qui a été l’instrument de la révolution la plus profonde que l’humanité ait connue depuis le feu” . Il s’attarde sur le sens du mot “écrire” qui chez Homère veut dire “gratter”, “érafler”, comme en latin, en allemand, en norrois, en slave, etc. De même, il remarque que biblos désigne le papyrus que l’on commercialisait à Bublos, tout comme en allemand, Buch est le nom de l’hêtre dont l’écorce sert de tablette pour l’écriture… Pour Benveniste, “lire” c’est “entendre” et “écrire”, “énoncer” . Ce sont ces différentes opérations qui constituent la sémiologie, sur laquelle il ne dira rien de plus…
L’éclairante préface de Julia Kristeva, qui relate également quelques anecdotes émouvantes, positionne bien l’apport de Benveniste : “Mais contrairement aux ‘transformations’ qui intéressent les grammaires génératives et pour lesquelles les catégories syntaxiques sont d’emblée données, l’‘engendrement’ de la signifiance selon Benveniste s’engage profondément dans le processus d’un avènement de la signification pré- et translinguistique, et vise trois types de relations d’engendrement : relation d’interprétance (propriété fondamentale de la langue étant ‘le seul système qui peut tout interpréter’) ; relation d’engendrement (entre systèmes de signes : de l’écriture alphabétique au braille) ; relation d’homologie (en référence aux ‘correspondances’ de Baudelaire)” . Dans sa postface, Todorov est admiratif de cet homme plurilingue (il connaît le celtique, le latin, la sogdien, l’iranien ancien, le hittite, le tokharien, le sanscrit, l’arménien, le grec ancien, le germanique, le baltique, les cinq langues pamiriennes et les deux langues indiennes déjà mentionnées et quelques langues modernes, comme l’anglais, l’allemand, l’italien, l’espagnol) et du savant, capable non seulement de synthèse mais de théorisation. Il repère au moins trois domaines où il excelle : la grammaire comparée et l’étude des langues indo-européennes, l’histoire des idées et des mentalités et la linguistique générale. Il n’est plus possible d’ignorer les apports fondamentaux de ce célibataire qui a consacré sa vie à l’étude de ce qui permet la communication