L'historien répare un tort avec cette biographie d’un homme dont la postérité est passée derrière celle de Voltaire, Rousseau et, bien sûr, Diderot.

Il en est de D’Alembert comme il en est des Grimm ou des Perrault. Ils demeurent irrémédiablement associés à une œuvre à laquelle ils ont donné leur nom, et qui a finalement occulté non seulement leurs autres réalisations, mais encore leur vie toute entière. Jean Le Rond d’Alembert, fils d’une courtisane bientôt femme de lettres et d’un officier, père célèbre et célébré d’une des plus grandes entreprises éditoriales et intellectuelles du XVIIIe siècle, reste en effet largement méconnu si l’on excepte cette Encyclopédie dont il assura la production aux côtés de Diderot.

Guy Chaussinand-Nogaret s’est attaché à explorer cette "vie d’intellectuel au siècle des Lumières", sous-titre qu’il a donné à sa biographie, sans en négliger les aspects les moins connus. Directeur d’études à l’E.H.E.S.S.   et spécialiste du XVIIIe siècle, il a rédigé plusieurs ouvrages consacré aux élites des Lumières, politique (La Noblesse au XVIIIe siècle, 2000) et sociale (Les financiers de Languedoc au XVIIIe siècle, 1970) et s’est déjà essayé au genre de la biographie historique d’hommes de lettres avec les portraits de Mirabeau (1986) et Casanova (2006), personnalités, elles-aussi, intellectuellement et socialement très engagées.

C’est naturellement qu’il nous livre ici une étude plus historique que littéraire, replaçant D’Alembert dans le contexte social et intellectuel qui le vit s’épanouir, avec d’autant plus de succès que la vie du philosophe l’illustre parfaitement. Enfant abandonné à la naissance, comme beaucoup de ses petits contemporains nés en ville (plus de 3000 enfants abandonnés chaque année à Paris dans les années 1740, près de 8000 à la fin du siècle), il fut finalement récupéré par son père légitime ; envoyé à douze ans au collège des Quatre-Nations, bastion de la lutte contre la secte philosophique, il s’y découvrit une passion pour les mathématiques qui allait rapidement faire de lui le "plus grand géomètre d’Europe". Sa renommée fut bientôt acquise, et il devint la coqueluche des salons. Tandis qu’il se refusait à paraître dans celui de la mère qui l’avait abandonnée, Alexandrine du Tencin, il fréquentait avec assiduité le cercle de Madame du Deffand où il se révélait jeune homme gai et plein d’humour : ce succès précoce lui valut, entre autres, l’hostilité de Voltaire – qui devint plus tard son ami. Puis vint son "entrée fracassante en littérature" et, au tournant du siècle, l’aventure de l’Encyclopédie   qui assura définitivement sa renommée, le faisant courtiser par Catherine de Russie et Frédéric le Grand.

C’est avec beaucoup d’adresse que l’auteur nous entraîne dans cet itinéraire complexe et passionnant, démontant les mécanismes de la grande machine philosophique à la construction de laquelle il participa et qui allait attirer sur lui les foudres des autorités, politiques comme littéraires. Décryptant en détails la vie de d'Alembert, Guy Chaussinand-Nogaret ne néglige pas de décrire l’arrière-plan de la carrière de ce dernier, les Académies (de Science et française) qui consacrèrent son habileté intellectuelle, et les salons, cadre particulier "où l’on s’amuse et s’instruit simultanément", où l’on se fait consacrer ou ridiculiser. "Les savants alors étaient des stars". Dans cette description de l’environnement social et culturel, l’auteur se laisse aller à des comparaisons et des mises en perspective parfois étonnantes, voyant dans les premiers acteurs du XVIIIe siècle une génération "qui, après avoir subi les contraintes de l’ordre moral que Louis XIV (...) avaient imposé sans discrétion, s’épanouissait dans l’ivresse d’un Mai 68 libérateur" ; quant à la mère de D’Alembert, il la dépeint refusant d’entrer au couvent et ressentant "un sentiment de révolte comparable à celui que les jeunes filles musulmanes d’aujourd’hui éprouvent devant l’horreur des mariages forcés." Plus loin, des philosophes se lancent dans une "OPA"…

De manière générale, et au-delà de cette biographie particulière de "l’archétype du philosophe", c’est la naissance de l’intellectuel à laquelle nous assistons, un intellectuel mondain mais engagé, dont les réflexions doivent bouleverser la société. Guy Chaussinand-Nogaret se livre donc dans cette belle biographie à un exercice de style qu’il maîtrise : condenser en un petit volume une vie bien remplie, sans en négliger aucun des aspects. Et on ne peut que saluer la (bonne) idée d’avoir, en postface, exprimé avec philosophie (et pour cause) sa vision du travail d’historien-biographe se devant de donner à sa production "une épaisseur intellectuellement crédible". Et Guy Chaussinand-Nogaret de conclure en souhaitant que cette vie d’intellectuel qu’il vient de brosser aide "à ne jamais désespérer de la victoire de l’humanité sur les outrages faits à sa conscience et à sa dignité". Conclusion un peu ambitieuse qui peut prêter à sourire mais qui a le mérite d’avoir été écrite en un temps où l’on palabre un peu trop sur la mort de l’intellectuel.