Jean Bessière recentre son propos sur la spécificité du roman et l’ouvre sur le monde dans sa globalité, en faisant de la question éthique son angle d’approche.

“Le roman en tant que genre est sa propre question”   : cette phrase, tirée du dernier essai de Jean Bessière, synthétise la pensée de l’auteur. Mais qu’est-ce à dire ? De quoi est-il ici “question” ?

L’auteur part des différentes pensées du roman, celles des théoriciens et celles des romanciers eux-mêmes. Il en souligne les apories. Il ne s’agit cependant pas de polémiquer avec ses prédécesseurs, l’ouvrage n’est en rien une entreprise de démolition. Au contraire, il reprend ces pensées pour les reformuler selon la problématique qu’il dessine. On suit donc l’auteur relisant György Lukàcs et Mikhail Bakhtine, dont les œuvres fournissent une trame en filigrane à l’essai, mais aussi Erich Auerbach, Paul Ricœur ou Northrop Frye – pour les théoriciens –, Henry James, Milan Kundera ou encore Virginia Woolf – pour les romanciers.

Or ces différentes pensées manquent peu ou prou, aux yeux de Jean Bessière, ce qui fait la spécificité de la forme romanesque. D’une part, elles ont tendance à articuler leur propos à une histoire du roman : les penseurs du roman élaborent alors une théorie sur une histoire du genre, sur la façon dont il est apparu dans la littérature occidentale. La théorie littéraire procède donc d’une histoire de la culture occidentale : la question du roman s’écrit à partir d’éléments qui n’appartiennent pas en propre à la forme littéraire, mais à une structure sociale particulière. De telles approches sont notamment mises à mal par les écritures contemporaines qui, en interaction et en réactions aux théories, déconstruisent les canons du genre, et par la diffusion de romans issus d’autres traditions culturelles – d’Asie, d’Afrique ou d’Amérique latine notamment. Ces textes rendent nécessaire de reformuler les pensées du roman.

D’autre part, les théories du roman ont tendance à décrire la forme en ayant recours à des concepts qui ne coïncident pas exactement avec elle. On définit ainsi le roman comme fiction ou comme récit. Ces deux termes ont fini par faire se confondre la théorie romanesque avec celle des mondes possibles ou avec la narratologie. Or de telles approches font porter l’attention sur la relation du roman avec le réel, que ce soit à travers l’évocation des éléments qu’il met en scène (dans les théories de la fiction) ou dans le traitement qu’il fait subir au temps (dans les théories de la narration). Dans les deux cas, l’accent est mis sur le logos : on s’interroge sur la façon dont le texte tire ses éléments du monde réel et les organise.

Jean Bessière reprend ces interrogations que se posent les penseurs du roman, mais il centre son propos sur le genre lui-même, indépendamment de son caractère fictif ou narratif (qu’il partage avec d’autres genres comme l’épopée ou la nouvelle). Bien sûr, il ne nie pas que le roman soit une fiction et un récit. Mais il voit plutôt dans le genre la combinaison de ces deux éléments. Il refuse ainsi de le réduire à un processus ou à une entité, pour le considérer comme un “système de données hétérogènes”   .

Le roman apparaît comme une fiction, un récit, mais il ne s’y réduit pas. En plus d’un logos, il implique aussi un ethos. Jean Bessière reconsidère ce dont traitent les théories de la fiction et de la narration, les représentations et la temporalité, non plus sous l’angle logique, mais sous l’angle éthique. Sous cet angle, le roman se caractérise par le paradoxe et l’indétermination. De là vient la grande difficulté à définir la forme selon une poétique : le roman est protéiforme et il est bien des manières de l’écrire et de le lire. Cependant, Jean Bessière ne se cantonne pas à une définition négative du genre. Les paradoxes du genre lui servent à en reconstruire la théorie.

Tout d’abord, il ne s’intéresse pas tant à la plus ou moins grande proximité des représentations romanesques avec la réalité. En effet, de part le monde et à travers l’histoire, les romans procèdent par réalisme ou par “déréalisation”   , selon des stratégies d’écriture extrêmement diverses. Le roman se définit donc par sa variation d’une société à une autre, d’une époque à une autre. Il est, du point de vue éthique, le genre du “singulier humain”   , mais cette détermination du genre par la singularité devient une manière paradoxale de le définir. Quelles que soient les formes de son écriture, le roman met en effet en œuvre une “anthropologie spéculative”   : il explore des situations humaines singulières sans se préoccuper de la réalité de ce qu’il imagine. Il est alors pris dans un paradoxe : “Le roman construit à la fois des identités et leur indifférenciation”   . Il met en scène des personnages, des objets, des lieux qu’il est donc amené à définir ; il mobilise donc bien des identités, mais la question du rapport de ces identités à la réalité est problématique, soumise au doute. Qui plus est, elles sont soumises au changement : par exemple, le personnage romanesque évolue, contrairement à l’hypothèse scientifique ou philosophique qui est posée pour dire quelque chose du monde.

La question des “identités” et de leur “indifférenciation” est donc liée à celle de la temporalité du roman. Jean Bessière n’aborde pas la question en suivant les termes de la narratologie, mais en voyant dans le roman une figuration de la contingence. Le temps du roman est certes organisé, selon une composition ou une “configuration” (pour parler comme Paul Ricœur). Mais cette composition vise à saisir la contingence : le “temps du roman” suit l’évolution des personnages et des choses, il est “le temps du changement, autrement dit, […] le temps de l’altérité des identités – quelles qu’elles soient – qui doivent cependant être porteuses des signes d’une certaine constance pour que l’altération soit notée”   .

Le roman est donc indéterminé et il se laisse définir par son instabilité et par les paradoxes qui le constituent – et que met à jour une relecture des pensées du roman. En déplaçant l’accent du logos à l’ethos, Jean Bessière repense les rapports du roman et du monde. Le genre est perçu comme une construction imaginaire qui n’entretient pas nécessairement un rapport mimétique au monde – même si c’est parfois le cas – mais une relation métaphorique. Du point de vue éthique, la question du roman n’est pas de savoir s’il représente le réel ou comment il s’en écarte – c’est là le domaine de la logique – mais de voir en quoi il construit un “monde complexe”   qui renvoie, par métaphore, à cet autre monde complexe qu’est le réel. Le roman constitue un monde qui fait écho à la réalité plutôt qu’il n’y réfère : il est un tout, mais il n’est pas clos, il est ouvert sur l’altérité et sur le monde. Ainsi, en questionnant le roman, en en faisant sa “propre question”, Jean Bessière nous invite à un questionnement sur le monde dans sa globalité.