Précis de géographie de New York au cinéma, du Chanteur de Jazz à The Avengers.

" Chapter One. He adored New York City. He idolized it all out of proportion - er, no, make that: he - he romanticized it all out of proportion. - Yes. - To him, no matter what the season was, this was still a town that existed in black and white and pulsated to the great tunes of George Gershwin…

Egrainées par le narrateur de Manhattan sur une musique de George Gershwin et un montage de vues rappelant les symphonies urbaines de Berlin: Die Sinfonie der Großstadt (Ruttman, 1924) et L’Homme à la caméra (Vertov, 1929), les qualités urbaines de New York offrent aux scénaristes et réalisateurs de multiples potentialités narratives, qui font de cette ville "globale"  (Sassen) un des territoires les plus représentés au cinéma. Porte d’entrée du rêve américain, ville melting-pot, New York est une capitale économique, financière, culturelle, un centre d’activité bouillonnant, un espace de projection et de désir incomparable – malgré ce qu’en disait Céline dans son Voyage au bout de la nuit : " New York, c’est une ville debout (…) elle se tenait bien raide, là, pas baisante du tout, raide à faire peur "  …

New York a donc naturellement servi de cadre à de très nombreux films, des plus anciens (The Jazz Singer, 1927) aux plus récents (The Avengers, 2012). Cet ouvrage de la série World Film Locations, dirigé par le journaliste Scott Jordan Harris, présente et commente 45 scènes de films tournées à New York, et dont les lieux, emblématiques ou anecdotiques, en enrichissent l’esthétique et le sens. Le montage d’analyses de scènes et d’essais transversaux gonfle l’ouvrage de sens et dessine des perspectives inédites. L’interaction entre un lieu (iconique ou générique) et une narration inscrit le film dans le réel et mythologise l’espace en l’associant à un récit. On pense à des icones architecturales (l’Empire State Building escaladé par King Kong en pleine Dépression) mais aussi à des lieux communs (le restaurant, cadre banal de rencontre romantique, tel qu’immortalisé par une scène mythique : le Katz’s Deli dans Quand Harry rencontre Sally), qui se trouvent transformés et enrichis par leur apparition au cinéma.

Trois pistes de réflexion méritent ici d’être relevées : NY comme ville du succès et de sa contestation ; NY comme ville puissante menacée de destruction ; NY comme ville tendue entre le local et le global, le réel et l’idéal - tension qui se retrouve dans les cinémas opposés en bien des points de deux réalisateurs new-yorkais par excellence : Woody Allen et Martin Scorsese.

New York est d’abord une ville prospère, désirable, glamour (à l'image d'Audrey Hepburn dans Breakfast at Tiffany’s). C’est une terre promise, où le rêve américain semble offert aux méritants. C’est là qu’arrivait déjà L’Emigrant de Chaplin (1917), c’est aussi là que Jon Voight tente sa chance dans Macadam Cowboy (Schlesinger, 1969). La chanson New York New York résume bien l’ambivalence du rêve newyorkais : composée pour Lisa Minnelli dans le film de Martin Scorsese (1977), reprise avec force et assurance par Frank Sinatra quelques années plus tard, elle prend un tout autre sens dans Shame (McQueen, 2011) où elle est interprétée avec mélancolie par une Carey Mulligan désabusée. Pis, le rêve américain semble inaccessible à bien des new-yorkais : plusieurs films de quartier mettent en scène la misère sociale, la violence et la ségrégation sociospatiale (The Warriors, Hill, 1979 ; Do the Right Thing, Lee, 1989).

On retrouve cette incarnation urbaine de la tension réussite/échec dans la mise en scène de l’emblème de New York : sa skyline. L’Empire State Building, le Chrysler Building, la Bank of America Tower et bien sûr les tours jumelles du World Trade Center occupent (ou hantent) l’imaginaire cinématographique new yorkais. Les gratte-ciels, tout en étant l’objet d’une admiration certaine, portent en germe le potentiel de leur propre destruction.  New York est donc indubitablement la ville la plus détruite au cinéma : attaquée par les extra-terrestres (Independence Day, Cloverfield), par divers monstres et génies du mal (Godzilla, Spiderman, X-Men), noyée dans A.I. (Spielberg, 2001), gelée dans Le Jour d’après (Emmerich, 2004) ou encore détruite par les terroristes (bien réels) de La 25ème Heure (Lee, 2002) et de World Trade Center (Stone, 2005).  La destruction de NY est un poncif du cinéma d’action, de science-fiction et de super-héros, tant elle symbolise par métonymie la fin de toute société occidentale. Roland Emmerich, pour avoir commis plusieurs des films précédemment cités, est évidemment le grand destructeur de New York. Cet entrecroisement entre le fantasme de la catastrophe et sa réalité (révélée par les évènements de 09.11) nourrit les formes et problématiques du cinéma américain contemporain et se fait la marque d’une société consciente de sa puissance comme de sa fragilité, en proie au doute, et soucieuse du spectacle de sa chute programmée.


Ville idole pour Woody Allen ("He idolized it all out of proportion"), New York peut tout autant représenter la ville du vice et du pêché chez Martin Scorsese ("They’re all animals anyway. All the animals come out at night: Whores, skunk pussies, buggers, queens, fairies, dopers, junkies, sick, venal. Someday a real rain will come and wash all this scum off the streets" affirme Travis dans Taxi Driver). Si les deux réalisateurs partagent un même attachement pour cette ville, leur interprétation de son urbanité et les formes du paysage urbain sous leur caméra diffèrent largement. Le New York d’Allen (Manhattan, Annie Hall, Hannah et ses sœurs… jusqu’à Whatever Works) est, à l’image de ses personnages, idéalisé, aérien, observé depuis les terrasses, parcs et quais. Il est vu de loin, en panoramique, presque conceptuellement. Dans la quête existentielle des héros du réalisateur, il apparaît comme un contrepoint, un espace de projection du moi, marqueur d’une société bien présente et pourtant si extérieure à des personnages qui se sentent comme « étrangers » en leur royaume. Le New York de Scorsese (Mean Street, Taxi Driver, Raging Bull, Gangs of New York…), au contraire, est incarné, détaillé, historique - les rues de New York sont à décrasser. Chez Scorsese, New York est compris comme un territoire générateur de situations inédites et de conflits - de narration - alors que chez Allen, la ville est d’avantage considéré comme un paysage qui fonctionne dans le prolongement de l’état d’esprit de celui qui regarde - un support d’observation, de réflexion, d’interrogations, de dépression. La matérialité de New York est sans doute un élément décisif dans l’opposition entre les deux réalisateurs quant à leur appropriation de la ville.

Cependant, au-delà de l’idiosyncrasie new yorkaise, comme au delà de sa représentation métonymique de l’Amérique, serait à analyser la façon dont New York, portée par la puissance hollywoodienne et par sa capacité à générer des histoires universelles, est devenue le symbole générique de toute urbanité moderne. Le retour sur Terre des spationautes de La Planète des Singes les amène inévitablement à se poser au cœur de Manhattan, et Martin Scorsese, parlant du New York de Taxi Driver, y voit " une métropole qui représente à mes yeux toutes les grandes villes ". Cette tension entre particularisme et universalisme est sans doute ce qui, encore aujourd’hui, explique la persistance de la représentation de New York au cinéma.