Pour sortir d’un Mallarmé écartelé entre deux types de poésies incompatibles, l’une sérieuse et l’autre frivole, Barbara Bohac reprend tout le dossier.
Longtemps certaines œuvres de Stéphane Mallarmé ont été tenues pour frivoles. D’autres étaient au contraire passées au centre de toutes les attentions savantes. Parmi les secondes, on compte les œuvres liées à la crise spirituelle de 1860, celles qui disent le ralliement à la mort de Dieu, la reconnaissance du Néant (notamment rappelée dans un texte de La Dernière Mode, portant sur le voyage et le regard sur la mer, cf. seconde Chronique de Paris), bref, tout ce qui est exposé dans les célèbres lettres à Cazalis et que l’on peut résumer ainsi : le rien est vérité, seule l’esthétique nous sauve, l’éternité est sur terre, la poésie constitue un patient travail de tissage des éléments épars sur fond de néant.
Parmi les premières, on compte toutes celles qui s’inquiètent de la notion de quotidien, de manière assez évidente. C’est le cas des écrits sur la décoration qui traitent d’objets destinés à revêtir le corps ou à prendre place au sein de l’univers domestique. Parmi ces écrits figurent essentiellement les articles sur les expositions de Londres, La Dernière Mode, la “réponse à une enquête sur le beau et l’utile” et plusieurs autres textes. Tous les Vers de circonstance en relèvent aussi.
Or, il n’est pas certain que cette césure dans le corpus mallarméen soit cohérente. D’autant que l’usage du terme “quotidien” peut évoquer des choses différentes. Bien sûr, par ce terme, le quotidien, on peut entendre ce qui relève de la vie de tous les jours, le mot désignant par extension, l’habituel, l’ordinaire. Il peut désigner une temporalité à la fois éphémère et répétitive, marquée par le sceau de l’habitude. Mais il est aussi souvent synonyme de monotone et de banal. La notion prend alors un sens négatif. Ce qu’on pourrait prolonger encore, en rappelant que Walter Benjamin suggère qu’avec cette référence poétique et artistique au quotidien, c’est quelque chose comme la réforme de l’intérieur des maisons et des appartements qui vient en avant, ou pour être plus percutant, la pénétration de la marchandise dans l’intimité de la vie des femmes et des hommes .
Considérer l’ensemble de ces références, dans le corpus mallarméen, avec précision, contribue à construire un travail sans doute nouveau autour de ce poète. L’auteure de cette thèse rassemble les pièces de ce puzzle et nous offre une parfaite synthèse de ce que nous pouvons savoir et apprécier de ces écrits de nos jours.
D’une certaine manière, les options possibles autour de la césure habituellement pratiquée dans les œuvres de Mallarmé, sont les suivantes. Soit on maintient cette séparation de l’œuvre en deux blocs distincts, quoique souvent juxtaposés. Chaque bloc – un Mallarmé sérieux et un Mallarmé frivole en quelque sorte – ignore l’autre. Et on ne se pose même pas la question de savoir si l’on peut ou s’il ne faudrait pas relier ces deux blocs. Ainsi a-t-on procédé longtemps. Les lectures des années 1960 étaient de ce type. Seul le Mallarmé du Coup de dés avait l’heure de plaire.
Soit, on tente de lier les deux veines du poète, faisant alors de Mallarmé un être biface, sérieux et souriant à la fois, ancré dans la vie quotidienne en même temps qu’il rêve de l’absolu. Soit, on tente de gommer la coupure, en montrant que les œuvres “légères” le sont moins qu’on ne le croie, d’autant qu’elles sont destinées à perturber elles aussi les règles de genres ritualisés (le journalisme, la critique d’art) ou en ravalant le concret au rang d’illustration du concept. Soit, enfin, on tente une synthèse plus élaborée, consistant à montrer que la confrontation de l’absolu et du matériel, en quelque sorte, s’organise fort bien dans une philosophie matérialiste de ce type. Non seulement Mallarmé s’érigerait en faux contre les hiérarchies des genres en littérature, mais il accomplirait la même manœuvre du côté des séparations métaphysiques. Les objets périssables, néanmoins créés par des humains, ont alors autant de titre à comparaître dans la poésie que la pensée pure.
En tout cas, qu’on suive ou non cette voie, il est parfaitement certain que Mallarmé s’élève contre la pensée platonicienne qui exige la séparation en question (corps-âme, matériel-spirituel, chute-élévation), et pas seulement elle. En effet, il ne se contente pas de prendre cette pensée à parti. Il participe aussi au bouleversement de la hiérarchie des arts telle qu’elle se présente encore à son époque. Certes, de nombreux auteurs ont mis en question les classifications héritées (entre genres d’art, entre objets valorisables ou non, entre les sens). Baudelaire ne fut pas le dernier qui, de correspondance en commentaire de Wagner, exalte les traductions réciproques et la coïncidence entre les arts. Mallarmé connaît son Baudelaire et ne participe pas pour rien à une revue consacrée à Wagner.
Pour en revenir à la hiérarchie des objets artistiques, Mallarmé connaît parfaitement bien les idées et les travaux de tous ceux qui s’intéressent, à l’époque, aux arts décoratifs, à la décoration. Mais l’enchaînement de sa pensée est plus pertinent. Après avoir proclamé la mort de Dieu et donc aussi des hiérarchies attachées, Mallarmé finalement propose une esthétique qui met l’accent sur le travail minutieux de la forme, sur une virtuosité capable de créer de la beauté à partir d’une matière restreinte, voire sans grande valeur. Elle témoigne aussi souterrainement d’une réduction de l’écart entre les arts majeurs et les arts mineurs, entre la poésie et les arts décoratifs, entre objets quotidiens et objets élevés. La conquête du nouvel absolu, le néant, peut s’accomplir à partir de presque rien. La perfection du vers ou d’une forme où les points de rencontre ont été ménagés avec art et multipliés de telle sorte que chaque élément, pris dans un réseau complexe de relations, apparaît comme nécessaire et non interchangeable, permet de cristalliser cet absolu jusque dans l’objet poétique le plus infime. C’est à ce geste que nous devons les allégories somptueuses du Néant, ouvrant ainsi à une “conception spirituelle du Néant”.
Dès lors, l’absolu et le quotidien se rejoignent. Mallarmé l’indique dans une Chronique de Paris, où il évoque les solennités publiques ou intimes, dont il compte traiter, livres, spectacles, expositions et bals qui chacun représentent la “manifestation de nos instincts de beauté”. Ce ne sont pas nécessairement des vanités qui sont là présentes. Plutôt, sans doute, des objets quotidiens dont l’homme fait son travail. Car si le rien forme l’horizon de la condition humaine, il nous reste l’infini, le langage, qui repousse le rien. C’est par l’infini que l’homme donne sens à sa place dans l’univers. Le vide se remplit de toute la splendeur sensuelle de la création humaine. Ainsi dépasse-t-on le frivole et le stérilisant, en nous détournant des vanités du monde pour nous tourner vers la plénitude de l’art.
La raison qui fait que l’objet décoratif peut, au même titre qu’un poème, incarner une forme d’absolu esthétique, est qu’il porte l’estampille de l’esprit. Ce dernier y inscrit un ensemble de rapports nécessaires. L’éclat intense du bibelot – que sa lourde matérialité peut parfois occulter, mais que Mallarmé choisit toujours dans les objets anciens, lourds de passé (condamnant par ailleurs les objets neufs industriels) –, la saturation des couleurs des productions humaines, la majesté des formes créées, par leur excès même, parfois, débordent la nature et s’élèvent au-dessus d’elle, attestant du même coup l’aspiration vers autre chose que ce qui est seulement. Y aurait-il donc du divin dans l’homme, à défaut de l’existence d’un Dieu, dans cette capacité à créer pour ainsi dire ex nihilo une beauté qu’il tire de son propre fonds.
En un mot, l’auteure défend la thèse suivante : la crise de 1860 apporte à Mallarmé la révélation du néant, mais cette révélation est inséparable de la mise au jour d’une esthétique qui se présente comme une véritable reconquête de l’absolu à partir du quotidien. Cette reconquête peut donc s’accomplir à partir du plus petit élément poétique possible. Il n’y a aucune raison de mépriser un art ou un genre ou un type d’objet particuliers. Du coup, le mot d’ordre de la pensée de Mallarmé pourrait être : “jouir partout ainsi qu’il sied”. Et comme on le voit, l’auteure fait de cette maxime le titre de son ouvrage. Sans bouder son plaisir donc, sans se laisser leurrer par le caractère spécifique de l’objet, par l’aspect utilitaire de tel bibelot. Il n’y a pas de grand art plus important que d’autres, comme on le croyait encore sous la direction des aèdes susceptibles de créer de la mythologie, il faut attacher une attention soutenue à tout ce qui se présente.
Avec le typique et le moderne, c’est le vaste champ des réalités contemporaines et quotidiennes qui s’ouvre à l’artiste, mettant fin à un ostracisme séculaire, sur lequel il reviendra une dernière fois dans la première Chronique de Paris. Seul point irréductible, Mallarmé stigmatise la langue misérable par laquelle certains exposent l’infini. Ce qui d’une certaine manière refonde la hiérarchie des arts. Certes, autrement. Désormais, la supériorité d’un art tient à sa lucidité ou sa conscience de soi (ce qui est plus vrai du livre que du bibelot). En vertu de quoi la poésie est certainement le plus élevé des arts, d’autant que chacun peut la pratiquer, à l’heure de la grande ville et du tourisme égalitaire.
Et tout ceci pour conclure : Dans une société coupée du divin et de tout ce qui peut donner sens à notre destinée, le quotidien menace de verser dans la plus affligeante platitude. L’homme doit mettre en œuvre des stratégies pour échapper à son inconsistance. Il se replie sur l’espace domestique où, par le moyen de l’ameublement, il réintroduit le rêve et une épaisseur temporelle. Parce que l’essentiel de la vie quotidienne s’y déroule, parce que l’intérieur a tendance à devenir la coquille et le reflet de celui qui l’habite, cet espace est, une image privilégiée de l’espace mental. Voilà qui donnera à beaucoup l’envie, souhaitons-le, de relire Mallarmé.