Ancienne membre du groupe artistique Queer Factory, la photographe et réalisatrice Émilie Jouvet a créé en 2005 l'association artistique "Les Très Très Méchantes Filles" (TTMF), en compagnie de D. Juncutt. Après plusieurs courts métrages – les premiers datent de 2000 –Émilie Jouvet réalise, en 2005, One Night Stand, premier long-métrage queer porno français mettant en scène la sexualité des lesbiennes et des trans’. En 2009, avec Wendy Delorme, Louise De Ville and Judy Minx, elle fonde le collectif d’artistes queer et féministes "Fem Menace". Too Much Pussy, Feminist Sluts in the Queer X Show sort en salles en juillet 2011. Émilie Jouvet crée sa propre maison de production, "Les Productions Contraires" en collaboration avec les réalisateurs Louis Dupont et Chriss Lag . Much More Pussy, la version explicite de Too much pussy est programmée en 2011 à Berlin puis à Cineffable, le Festival international du film lesbien et féministe de Paris. En 2012, les films d’Émilie Jouvet intègrent le catalogue du Collectif Jeune Cinéma (CJC) .
Nonfiction.fr - Comment le titre Too much pussy ! feminist sluts in the queer X show s’est-il construit ?
Emilie Jouvet - Too Much Pussy ! vient d’une exclamation de Wendy Delorme lors de la tournée du Queer X show, c’est une allusion à la sorte de censure qui s’est abattue sur nous dans un des lieux où nous nous sommes produites, un organisateur nous ayant soudainement demandé, en cours de performance, d'arrêter le spectacle. En précisant "Feminist Sluts" - sluts/salopes, étant aussi une référence au "manifeste des 343 salopes" (selon Charlie Hebdo) qui le 5 avril 1971, dans les colonnes du Nouvel Observateur, ont déclaré avoir avorté -, nous voulions réaffirmer l'importance de la pensée féministe des artistes du film. Mais avant tout "slut"c’est un terme que les jeunes femmes et certaines féministes se sont réapproprié pour faire de cette insulte (salope) une expression de fierté. Un terme que revendiquent les femmes qui veulent être libres de leur sexualité. C’est aussi en référence à la lutte des femmes contre le "slut shaming" (le faire honte aux salopes d’être ce qu’elles sont) qui fait des ravages chez les plus jeunes mais aussi dans la vie de toute les femmes au quotidien.
Le slut shaming consiste à humilier, insulter, violenter ou attaquer une femme ou une jeune-fille sexuellement active ou soupçonnée de l’être. Ces attaques se basent "sur l'idée sexiste que si une femme a des relations sexuelles que la société traditionnelle désapprouve, elle devrait se sentir coupable et inférieure" (Alon Levy, Slut shame). Il est dommageable non seulement pour les filles et les femmes ciblées, mais aussi pour les femmes en général et la société dans son ensemble.
Nonfiction.fr - Ce titre relève donc de la resignification de l’insulte, processus sous-tendant le mouvement queer, et le courant féministe "pro-sexe" auquel vous appartenez. Resignifier l’insulte est-ce pour vous la meilleure des façons de dire que vous refusez l’état de victime ?
Emilie Jouvet - La reappropriation d'insulte est un processus politique mais avant tout un choix personnel de chacun/chacune. Il est compréhensible que certaines personnes pour diverses raisons ne se sentent pas concernées et/ou représentées et/ou ne veulent pas s'en réclamer.
Peu après la sortie du film, il y a eu la naissance du mouvement international des "slut walk". Ces marches de protestation ont commencé en avril 2011, à Toronto, puis ont pris l’ampleur d’un mouvement mondial de rassemblement à travers le monde : Paris, New York, Berlin, Sydney etc. Les participants protestent contre le fait d’expliquer ou d'excuser le viol en se référant à l'apparence d'une femme. Les "sluts" ont marché pour dénoncer les propos d’un officier de police de la ville qui avait déclaré devant des étudiantes que les femmes devraient éviter de s’habiller comme des salopes (sluts) si elles ne veulent pas être victimes de viol, s'inscrivant ainsi dans l’effarante lignée d'hommes et de femmes politiques, d’avocats, d’artistes ou de médias faisant porter le blâme de leur propre agression aux femmes et aux jeunes filles elles-mêmes plutôt qu’à leurs agresseurs. La marche des salopes (slut walk), est précisément un exemple de la réappropriation de l'insulte afin de renverser le sens péjoratif dont les vêtements féminins et la sexualité féminine sont chargés. Non, le corps sexualisé des femmes n’est pas une invitation au harcèlement sexuel ou à l'agression. Les "marches de salopes" expliquent que les femmes "sont fatiguées d'être opprimées par les menaces et les insultes et d'être jugées pour leur apparence ou leur sexualité". Plus largement, elles manifestent contre l’idée que les femmes seraient responsables d’être violées : "Don’t tell us how to dress, tell men not to rape” (ne nous dites pas comment nous habiller, dites plutôt aux hommes de ne pas nous violer).
Nonfiction.fr - Á quel genre cinématographique appartient Too Much Pussy ?
Emilie Jouvet - C’est un road-movie documentaire, mais les frontières entre le réel et la fiction sont floues. J’ai préféré privilégier la notion d’objet cinématographique original plutôt que celle de produit. Le show est sur scène, mais parfois il "déborde" aussi dans la rue, dans la vie quotidienne de la tournée. Le film suit la vie en tournée de six artistes qui se sont illustrées par leur volonté d’exprimer leurs revendications sexuelles autrement. Auteures, performeuses, activistes, féministes pro-sexe, sex-workeuses, queers sont suivies par la caméra dans une tournée folle à travers l’Europe. Deux Américaines, deux Françaises, deux Allemandes et moi-même. Elles donnent un spectacle qui dure environ une heure, et qui comporte des performances sexuelles, des lectures de textes, du slam, de la danse, des actions où le public est invité à participer activement au show, et bien d’autres choses indescriptibles. Plus qu’un road movie, c’est toute une aventure. Au fur et à mesure que les villes défilent, les performeuses vivent de nouvelles expériences artistiques et charnelles, et engagent une réflexion politique sur la représentation de la sexualité des femmes. Sur fond d’électro et de rock, on pénètre dans l’intimité de ces femmes, qui par leur travail se battent pour faire évoluer les conceptions de genre, de sexualité, et de performance.
Nonfiction.fr - Comment vous est venue l'idée de faire ce road-movie ?
Emilie Jouvet - La performeuse Wendy Delorme et moi-même étions à Berlin durant l’été 2008, j'étais en tournage pour un film et elle était en tournée pour un spectacle avec la troupe du " Drag King Fem Show". On a eu envie de faire partager notre expérience de femmes qui voyagent et créent ensemble, de documenter cette atmosphère spécifique des tournées, le travail, la création, l’amitié, les galères, la joie liée à tout ça. Le road-movie, c’est une fuite du quotidien, de la routine et des règles ; c’est partir en quête de découvertes. Découverte des autres, mais aussi de soi. Sur la route, demain est un autre jour, tous les jours. C’est très excitant. L’idée était de travailler sans censure, de voyager entre femmes artistes et de créer en toute liberté grâce un projet totalement auto-produit, avec tout l'acharnement et les difficultés que cela implique. Et la dimension internationale d’un réseau de femmes indépendantes et créatives, inspirées du féminisme sex positive (ou pro-sexe) d’Annie Sprinkle, Carol Queen, et de leurs consœurs.
Nonfiction.fr - La dimension de documentaire et de témoignage, que comporte Too much Pussy, était déjà présente dans One Night Stand…
Emilie Jouvet - Too much pussy ! représente un tournant dans mon évolution en tant que réalisatrice. J'ai compris après avoir réalisé One Night Stand que si la représentation des sexualités dites "minoritaires" était une bonne chose, ce n’était pas suffisant ni une fin en soi. La parole des femmes sur leur sexualité est tout aussi importante que l’image.
Nonfiction.fr - Quelle parole avez-vous voulu donner à entendre dans Too much pussy ?
Emilie Jouvet - Too Much Pussy donne libre cours à la parole des performeuses. Elles s'expriment longuement sur leurs pratiques sexuelles, leurs convictions politiques, leurs combats féministes pro-sexe, leur lutte contre les diktats qui pèsent sur la sexualité et le corps des femmes, elles explicitent leurs réactions face à la sexophobie ou la lesbophobie.
Nonfiction.fr - Comment avez-vous travaillé au scénario ?
Emilie Jouvet - Il s'agissait de réaliser un vrai film, avec un tournage préparé, structuré, et un objectif clair, tout en laissant la plus grande place possible à la spontanéité. Je filmais de façon systématique, chaque jour, à chaque nouvelle étape, à chaque nouvelle performance. Nous avons parcouru 5 000 kms en un mois, à 7 dans un minibus, hébergées chez les différents programmateurs du show. Je n'avais aucune équipe de tournage. En tant que réalisatrice, filmer dans ces conditions, c’était un challenge. Il fallait sans cesse s’adapter, trouver des solutions, gérer les aléas techniques et humains. Pour filmer les shows en multicaméra, j’avais mis en place à distance des équipes qui m’attendaient dans certaines villes. J’avais à peine le temps de faire leur connaissance, de les placer, de leur donner quelques directives, et le show commençait. Parfois nous étions 5, parfois 2, mais la plupart du temps j’étais seule avec mes deux caméras, plus l’appareil photo. Une autre difficulté était de conserver une discipline de tournage suffisamment forte. Ce qui impliquait de demander aux filles beaucoup de patience. Je leur demandais, par exemple, de rentrer et de sortir du bus trois fois de suite afin de capturer leur arrivée dans les clubs sous différents angles, de chercher des endroits sans bruits parasites pour faire des interviews, de se placer d’une certaine manière dans le bus afin de capter la lumière sur leur visage, de faire une répétition supplémentaire sur scène pour que je règle l'éclairage. Tout cela avec la fatigue des distances parcourues, le manque de sommeil et dans un temps très réduit. Le public était très différent d’une ville à l’autre, mais toujours surpris, puis enthousiaste. J’ai particulièrement apprécié filmer les shows à Berlin, en raison de la liberté totale permise là-bas, de l’énergie libre et punk qui se dégage de cette ville. Ma plus belle surprise de réalisatrice, c’est quand j’ai vu le show montré au public pour la première fois sur scène au LUX. J’étais éblouie. Je pleurais de joie derrière la caméra.
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Le texte d'Amy Phillips, « Stop the Slut Qhaming », 14 mars 2012 est disponible ici