Où il s’agit de distinguer théâtres féminins, féministes, masculins-féminins et transgenres.

Questionner ce qui paraît entendu
Professeur d’Études théâtrales à l’Université du Mirail à Toulouse, Muriel Plana mène depuis plusieurs années un séminaire portant sur la relation entre théâtre et féminin. S’appuyant sur les théories féministes, sociologiques et psychanalytiques ou autres théories du genre, elle construit dans Théâtre et féminin un véritable parcours réflexif et sensible, au sein duquel souffle un grand vent de liberté, tant sur le choix des méthodes que dans les œuvres étudiées. La principale question posée est la suivante : Qu’est-ce qu’un théâtre féminin ? Distinguant le "féminin", le "féminisme", la "féminité", tout en évaluant les tenants politiques de tels concepts, cet ouvrage questionne les sexes, les genres, la place des femmes au pouvoir et dans le milieu théâtral. Muriel Plana désigne par "théâtre des femmes" un théâtre dont les auteurs et les metteurs en scène sont de sexe féminin, par théâtre féminin", un théâtre fait par des femmes ou des hommes en quête d’une vision du monde féminine, par "théâtre féministe" un théâtre qui travaille à critiquer la domination masculine et à défendre l’émancipation du sexe féminin.
Ces 363 pages sont une ode à la non-résignation et démontrent, qu’outre une sous-représentation notoire des femmes dans le milieu du théâtre, particulièrement à des postes de "pouvoir"  (auteur dramatique, metteur en scène, directrice de salle), on doit être davantage attentif à une nouvelle génération d’artistes trentenaires, pour qui le théâtre est non seulement féminin, mais aussi possiblement transgenre, dépassant tous les clivages.


La justification politique de la masculinisation du milieu du théâtre
Comment expliquer qu’avant les années 1970, le théâtre résiste aux femmes metteurs en scène et aux femmes auteurs ? Bien sûr, des exceptions existent : George Sand (davantage reconnue pour ses romans que pour son théâtre), Sarah Bernhardt, Colette, Ariane Mnouchkine… A l’évidence, bien peu. Les femmes sont aussi peu représentées dans les distributions des pièces du répertoire. Outre les raisons anciennes (morales et religieuses), cette sous-représentation repose sur un présupposé plus profond : "le théâtre résiste aux femmes (…) parce qu’il est lié, comme acte de représentation, à la sphère publique"   . Le théâtre est politique car il est donné en public. Or la politique étant masculine, le théâtre est un art "fondamentalement masculin". Cette hypothèse appelle à nuancer l’idée de Pierre Bourdieu qui place la figure de l’artiste du côté du féminin et la figure du scientifique ou de l’entrepreneur du côté du masculin, considérant les activités de représentation et de contemplation opposées au travail productif, sous-estimant l’art comme espace politique. La création d’œuvres ou de concepts reste masculine, en tant qu’elle dispense un pouvoir. Si la troupe de théâtre est un petit État, fonctionnant selon un contrat social, la direction est donnée le plus souvent à un homme. Aujourd’hui, les fonctions les plus hautes dans le domaine culturel reviennent à des hommes. Échoient aux femmes des postes subalternes et périphériques.
Théâtre et féminin s’attache donc à questionner ce rapport qui n’a rien de fatal mais qui demeure enraciné dans nos représentations. Il n’est pas question de se résigner à laisser du temps au temps, d’attendre qu’un progrès s’opère naturellement ou de plaider pour des quotas, mais de dénoncer le "découragement" et la "passivité contemporaine"  devant cette question que l’on s’efforce de minimiser mais qui est réellement problématique   .
Sous cette question d’ordre politique, se pose en filigrane celle de la relation entre le genre féminin et l’art théâtral. Lorsqu’on parle de "genre féminin", ceci est à comprendre en dehors de toute sexuation biologique réelle, comme genre, en opposition au phallique, faisant de l’existence du féminin une stricte opposition au masculin. Le féminin peut être neutre et cohabiter pacifiquement avec du masculin dans un même être. Le féminin n’est pas un équivalent du concept de «  féminité  », un féminin essentialisé auquel on a associé des représentations normatives, puisque le féminin est justement ce qui échappe à tout pouvoir.


Vers un théâtre féminin

Le type de personnage, au théâtre, qui joue sur la frontière poreuse entre le masculin et le féminin est le travesti, dont la fonction touche une réalité sociale et politique, en faisant trembler les identités sexuelles et en questionnant la domination masculine le temps de la séance théâtrale. Pour Muriel Plana, La Fausse suivante de Marivaux est une "redoutable machine à penser les “genres”"   . Longtemps en disgrâce sur les scènes françaises, Marivaux n’a jamais été aussi mis en scène dans les années 1980-1990. Pour quelles raisons ? Ses thèmes de prédilection relèvent d’une évidente féminité (l’amour, le mariage, la dissimulation…) et bon nombre de metteurs en scène masculins lui ont préféré Molière, dont les pièces ont des thèmes davantage "virils". Ce qui a longtemps coûté à Marivaux d’être minoré est devenu la principale cause de sa réhabilitation : Marivaux est un auteur féminin et c’est pour cette raison qu’il entre particulièrement en résonance avec notre modernité.
Le travestissement permet au féminin d’accéder au pouvoir, devient un outil de connaissance du masculin et du féminin lui-même, permet de jeter un trouble dans le genre des personnages, dans leurs désirs et la norme sociale. Le théâtre devient alors ce lieu utopique où les genres s’émancipent de la norme, où le travestissement acquiert une résonance transgressive, tant sur le plan politique que sur les plans sociaux et érotiques. Menant une étude d’œuvres présentant différents cas de travestissements, aussi diverses qu’Iphis et Iante d’Isaac de Benserade, La Nuit des rois et Comme il vous plaira de Shakespeare, La Bonne Âme du Setchouan de Brecht, Muriel Plana démontre comment le travestissement devient au théâtre une force fantasmatique inégalée, permettant au lecteur/spectateur de révolutionner son regard sur les rapports de force et de désir. Si cette révolution n’atteint pas la sphère du réel et n’entraîne pas nécessairement des conversions définitives aux théories de Judith Butler, elle ouvre néanmoins, plus sûrement, les consciences à s’interroger sur la norme identitaire, sexuelle et pousse à croire qu’il est possible de changer.
La pièce de Sarah Kane, Purifiés, véritable laboratoire de l’identité sexuelle, traitant du désir d’une femme à devenir homme, apparaît comme une pièce paradigmatique de ce que Jacques Rancière a nommé un "nouveau partage du sensible"   , à savoir un déplacement des catégories, des frontières entre identités, sexes, genres. Maintes femmes de théâtre aujourd’hui, qu’elles soient auteurs ou metteurs en scène, envisagent le théâtre comme un lieu de questionnement critique, n’hésitant pas à exhiber l’inhabituel, la différence, l’inquiétante étrangeté. L’obscène permet alors de mieux saisir sur scène ce qui trouble véritablement les identités.


La féminisation du théâtre masculin contemporain
Si la récente féminisation de l’art, liée à une crise globale des valeurs de pouvoir, a eu lieu, c’est aussi en partie grâce à des hommes, dont l’écriture s’est féminisée depuis les années 1980. Le théâtre a remis en cause le masculin, à savoir ce que l’on a entendu par "virilité" et par "structure phallique dominante" auxquels ont été associés des valeurs comme la technologie, la maîtrise, le pouvoir, la guerre, la violence, dont l’humanité a une certaine honte depuis les crimes engendrés au XXe siècle. Dès lors, des auteurs comme Heiner Müller, Enzo Cormann, Jon Fosse ont travaillé à féminiser leur art. Nul besoin exclusivement de femmes pour aller dans le sens d’une féminisation de l’écriture dramatique.

Penser le théâtre queer
En guise de conclusion, Muriel Plana formule les promesses d’un théâtre qui se situerait au-delà des genres, un théâtre queer ou transgenre, à même d’ouvrir une "inédite mixité"    . Le théâtre queer est produit par des hommes ou des femmes, dont les questionnements recoupent ceux du théâtre féminin et féministe, mais qui s’efforce de les dépasser. L’auteur marque le désir d’étendre la Queer theory à l’activité théâtrale, une démarche encore très isolée au sein des études théâtrales.
 Passionnant à tous égards, cet ouvrage à l’écriture fluide, où l’on ne trouve aucune raideur universitaire, remplit bien sa promesse : on comprend de quelle manière le "féminin" est pertinent pour analyser le théâtre dans son ultra-contemporanéité (Muriel Plana termine son ouvrage en évoquant des artistes féminines de moins de trente ans). On saisit également que penser le féminin paraît nécessaire pour bousculer ses propres habitudes de spectateur. Cet ouvrage agit en aiguillon qui nous invite à ne pas rester sourds aux situations d’inégalité inacceptables que vivent les femmes dans l’accès aux postes à responsabilité dans le secteur public de la culture. Selon un rapport de la SACD (Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques), 81,5% des postes dirigeants de l’administration culturelle sont occupés par des hommes, 75% des théâtres nationaux sont dirigés par des hommes, 96% des opéras sont dirigés par des hommes, 70% des centres chorégraphiques nationaux sont dirigés par des hommes, 85% des centres dramatiques nationaux sont dirigés par des hommes, 95% des concerts sont dirigés par des hommes. Le 4 juin dernier, sur la scène du théâtre de l’Odéon à Paris, lors de la soirée de présentation de la programmation 2012-2013, le collectif La Barbe est venu dénoncer le fait que sur quatorze spectacles représentés, quatorze seront d’auteurs masculins, mis en scène par quatorze metteurs en scène masculins