Non seulement le droit des femmes à disposer de leur corps est loin d'être universellement entériné, mais en outre, là où il peut sembler l'être, il est bafoué plus souvent qu’on ne l’imagine et il est quelquefois même contesté.  La virulence tenace des commandos anti-avortements, les insinuations de Marine Le Pen, les déclarations de Nicolas Sarkozy lors de la dernière campagne électorale et celles, franchement « pro-vie », du délirant sénateur Todd Akin  et du fringant Paul Ryan, le futur vice-président des États-Unis si le républicain Mitt Romney l’emporte aux élections de novembre prochain, témoignent de la prégnance des stéréotypes qui servent la cause patriarcale : si les femmes sont vouées à être mères, si c’est là leur fonction et si elles doivent l’être même contre leur gré, même en cas de viol, c’est qu’elles ne s’appartiennent pas, mais sont la propriété du père des enfants qu’ "il leur fait". .
On est là au cœur du patriarcat, et puisque la vigilance est de mise à l’égard du droit crucial à disposer de soi, il est nécessaire de rappeler en détail combien les droits à la contraception et à l'avortement ont été difficilement acquis en France.

Octobre et novembre 1972 : les procès de Bobigny

Au tribunal de Bobigny, en octobre 1972, les avocates Gisèle Halimi et Monique Antoine obtiennent l’acquittement de Marie-Claire Chevalier. La jeune fille, qui avait 16 ans quand elle a avorté, a d’autant plus revendiqué son choix qu’elle avait été violée par un "camarade" de classe. Un mois plus tard, Madame Chevalier et les trois autres femmes ayant concouru à l’avortement ne font l’objet que de peines avec sursis   .
Devant le tribunal, des militantes du MLF manifestent.
De grandEs témoins viennent à la barre défendre le droit des femmes à disposer de leur corps : Simone de Beauvoir, bien sûr ; Simone Iff qui, en tant que vice-présidente du Mouvement français du planning familial (MFPF), a largement contribué à la radicalisation féministe de ses positions en matière de droit à l’avortement    ; le Pr Paul Milliez, doyen de la faculté de médecine et catholique convaincu qu’il est criminel de laisser mutiler, si ce n’est mourir des femmes dénuées des moyens financiers nécessaires pour bénéficier d’un avortement médicalisé ; les prix Nobel de médecine Jacques Monod et François Jacob, l’académicien Jean Rostand ou encore Michel Rocard, alors secrétaire général du PSU…
En assumant leurs actes, en plaidant la culpabilité des lois de 1920 et 1923 plutôt que la leur, les "entêtées exemplaires" des très médiatisés procès de Bobigny ont décisivement contribué à ébranler "les fondements mêmes de notre société patriarcale", conclut Gisèle Halimi.   .

Le GIS et le MLAC
Le 3 février 1973, dans Le Nouvel observateur, 331 médecins déclarent publiquement pratiquer des avortements, ils défendent le droit des femmes, qu’elles soient ou pas majeures, à décider elles-mêmes en la matière
Le 10 avril 1973, pour soutenir celles et ceux qui ont publiquement fait savoir qu’elles/ils désobéissaient à des lois proclamées iniques et scélérates, le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC) est créé. Mixte, présidé par l’avocate féministe Monique Antoine, le MLAC œuvre de concert avec le Planning familial et le Groupe information santé (GIS). Celui-ci rassemble des professionnelLEs de santé et des médecins mobiliséEs contre "la médecine de classe" et qui pratiquent des avortements clandestins..
Soutenu par des partis politiques (le PSU, Lutte ouvrière, La ligue communiste révolutionnaire, par exemple) et des associations  (telle la MNEF), le MLAC contourne notoirement la loi : il multiplie les avortements publics et fait savoir qu’il organise chaque semaine plusieurs voyages guidés à des fins d’avortement en Angleterre et en Hollande. Il assure aussi les projections clandestines d’Histoires d’A, un documentaire de Marielle Issartel et Charles Belmont, qui répand la bonne nouvelle d’un avortement sûr et indolore, la méthode Karman, à laquelle recourt le MLAC, ne nécessitant pas d’anesthésie .

Laissez les vivre
L’Etat s’abstient d’intervenir ; l’association du Pr Lejeune, Laissez les vivre   , et le Conseil de l’ordre des médecins sont impuissants à endiguer ce mouvement de désobéissance civile en faveur du droit des femmes à disposer de leur corps.
Le féminisme gagne du terrain, et ces actions illégales, qui sont autant de "coups de boutoir"   finissent par enfoncer les portes de l’Assemblée nationale.

Les lois Veil
En 1973, la mobilisation des partisanEs et des praticienNEs de l’avortement est à son comble, la question est amplement médiatisée. Portée par Michel Rocard, à l’issue des procès de Bobigny,  le projet de loi rédigé par l’association Choisir en faveur de la liberté d’avorter est déposé par le PS à l’Assemble en juin 1973   . Mais il faudra attendre l’élection de Giscard d’Estaing, libéral de droite plutôt que traditionaliste, pour que la contraception soit rendue véritablement accessible – en 1972, il n’y a encore que 6 % des femmes qui prennent la pilule – et que l’avortement cesse d’être un délit   .
Le 19 mai 1974, Giscard D’Estaing succède à Georges Pompidou, décédé en avril. Durant la campagne électorale, le candidat du programme commun de la gauche, François Mitterrand, s’était nettement déclaré favorable à la légalisation de l’avortement. Giscard d’Estaing, de son côté, avait évoqué, à l’instar des opposants au droit des femmes à disposer de leur vie à elles,  "le respect de la vie", sans autre forme de précision, mais aussi la "liberté de conscience de chacune". Pourtant 53 % des électeurs sont des électrices   . Est-ce la raison pour laquelle, une fois élu, il crée un secrétariat d’Etat à la Condition féminine ?  Le fait est qu’il le confie à la journaliste Françoise Giroud – favorable à la liberté d’avorter, elle manque par ailleurs d’à peu près tout sens critique féministe et sera épinglée à plusieurs reprises par le MLF.   . Néanmoins, cette première mondiale est de bon augure : elle témoigne d’un désir de rattraper le retard de la France en matière de liberté et d’égalité des femmes.
Et, en effet, le 27 juillet 1974, Giscard encourage les parlementaires à opter pour la libéralisation de l’avortement (Le Monde, 27 juillet 1974). Il confie à Simone Veil, nommée le 28 mai ministre de la Santé – la première femme à être ministre de plein exercice sous la Vème République – la tâche ardue de rassembler les libéraux/libérales de droite et les progressistes de gauche, contre les traditionalistes.
Lorsqu’une loi est ouvertement bafouée et que sa transgression ne donne plus lieu à des sanctions, il faut la modifier, argue Simone Veil, au risque sinon de l’anarchie.
Le 4 décembre 1974, la première loi Veil supprime les conditions restrictives par lesquelles Lucien Neuwirth avait été contraint d’attenter à l’autorisation de la contraception   . La contraception est désormais remboursée par la Sécurité sociale et il ne sera plus demandé aux mineures d’autorisation parentale.
Le 17 janvier 1975, c’est au tour de la loi Veil sur l’interruption volontaire de grossesse (IVG) d’être promulguée. Les femmes sont tenues pour des sujets responsables, et dans un délai de 10 semaines d’aménorrhée, la décision d’avorter leur revient. Certes, mais la procédure vise à les en dissuader : elles devront consulter un médecin et s’entretenir avec un organisme social ; la possibilité de l’adoption, tout comme les risques de l’avortement leur seront précisés ; enfin, l’avortement ne sera pas pris en charge par la Sécurité sociale. Il faut donner des gages au patriarcat, dont la misogynie virulente déferle sur Simone Veil comme elle l’avait fait sur Simone de Beauvoir. Pire même : la ministre de la Justice est une rescapée des camps de concentration, elle est accusée de génocide – une simple recherche sur Internet suffit d’ailleurs à s’apercevoir que les groupes anti-avortements persistent dans cette accusation.  
La ministre de la Santé ne désarme pas et, dans la nuit du 28 au 29 novembre, la loi est votée par 284 voix contre 189 ; sans les mobilisations féministes et sans le vote de la gauche, qui avait déposé le projet de loi rédigé par Choisir, elle ne serait pas passée. Il n’empêche, elle est portée au crédit de Giscard, et de son Premier ministre, Jacques Chirac.

La manifestation du 6 octobre 1979
La loi est assortie d’une sorte de période probatoire de 5 ans ; son réexamen donnera lieu à la plus importante manifestation non mixte de la "décennie féministe" : le 6 octobre 1979, 40 000 à 50 000 femmes revendiquent unanimement la libre disposition de leur corps et affirment haut et fort : "Nous aurons les enfants que nous voudrons"   . La non-mixité était impliquée par l’objectif poursuivi : la réappropriation de soi, ce qui n’empêche malheureusement pas le courant "Psychanalyse et politique" de tenter de s’approprier le MLF, mais il s'agit là d'une autre histoire.  
La fécondité n’étant pas une affaire de femmes seulement, le 24 novembre, 44 organisations appellent à manifester.  Même le Conseil de l’ordre des médecins, hier si réactionnaire, est devenu favorable à ce que la loi soit définitivement adoptée, car elle a sauvé des vies.
Restent l’Eglise et les thuriféraires du respect de la vie embryonnaire, qui font valoir  que les manifestantEs promeuvent un "avortement de convenance".

La loi Barre-Pelletier et la loi Roudy
Le 1er janvier 1980, la loi Barre-Pelletier est promulguée, grâce aux votes de gauche, et non sans qu’il y ait eu à l’Assemblée et au Sénat – qui d’ailleurs a commencé par la rejeter  – des débats houleux.. Elle ne modifie que peu la loi Veil : tous les amendements ont été repoussés. Et il faudra attendre la loi Roudy, du 1er janvier 1983, pour que l’IVG soit remboursée par la Sécurité sociale.

De Christine Boutin à la loi Aubry en passant par la CADAC
A la fin des années 1980, "l’on assiste à un retour en force des partisans de l’ordre moral" (F. Picq, Op. Cit., 2011, p. 411)). Christine Boutin est élue députée en 1986 et elle crée avec Michel de Rostolan, dans la mouvance du Front national, un "groupe d'études parlementaire pour favoriser l'accueil de la vie".
En France et aux Etats-Unis, des commandos anti-avortements prennent d’assaut les cliniques où sont pratiqués des IVG.
La lutte féministe se réorganise : la CADAC (Coordination des associations pour le droit à l’avortement et à la contraception) est créée en 1990, à l’initiative du MFPF et de l’association Elles sont là pour "maintenir le flambeau"    .
Le 23 décembre 1992, la CADAC obtient que la loi Neiertz crée le délit d’entrave à l’IVG, ;  elle est promulguée le 30 janvier 1993. La loi Aubry du 4 juillet 2001 autorise la publicité pour les produits contraceptifs et permet aux mineures de bénéficier d’une contraception

 

* Sylvie Duverger

 

A lire aussi : 

L'intégralité de nos p(l)ages féministes