Republication, en édition de poche, d’une histoire des enjeux de la sexualité féminine dans le milieu médical à travers le vibromasseur.
 

A travers une histoire du vibromasseur, Rachel Maines tente de retracer l'évolution des connaissances médicales sur la sexualité féminine et, plus particulièrement, sur l'hystérie. Cette chercheuse américaine montre en quoi l'orgasme féminin a été normé selon le modèle androcentrique à travers les siècles et comment l'insatisfaction sexuelle féminine, par voie de conséquence, s'est vue attribuer un traitement symptomatique et médical. L'apparition du vibromasseur n'est rien d'autre que la mise en application du modèle androcentrique adapté à la technologie : en effet, l'absence d'orgasme féminin, "soignée" par cet objet dont la fonction curative est présentée comme révolutionnaire, a servi de relais à la domination. L'ouvrage Technologies de l'orgasme, le vibromasseur, "l'hystérie" et la satisfaction sexuelle des femmes a été édité aux Etats Unis en 1999 et traduit en français, pour la première fois, en 2009.

Modèle androcentrique et pathologisation de la sexualité féminine
En retraçant l'histoire de l'hystérie féminine à travers le prisme du domaine médical, l'auteure met en lumière les normes qui définissent la sexualité. Il a longtemps été admis que la sexualité féminine, n'ayant qu'une fin de procréation, ne relevait ni du désir, ni du plaisir. Le modèle androcentrique postulait que la seule sexualité digne de ce nom se composait de la pénétration et du coït masculin (satisfaction sexuelle pour l'homme et intention de procréer pour la femme). Ainsi, la masturbation, hors des pratiques légitimes, était un acte interdit, pour les hommes comme pour les femmes, et souvent donnée comme génératrice de maladies ou de vices. Une femme qui exprime des désirs sexuels était considérée comme une pécheresse ou une malade et la notion de plaisir féminin relevait tout simplement d'une impossibilité théorique. Au XIXè siècle, l'anorgasmie ou la frigidité étaient non seulement normales mais enviables pour une femme. A cette époque, le seul pan envisageable de la sexualité féminine, hors reproduction, était celui de la pathologie. Rachel Maines propose de montrer en quoi le caractère pathologique de la sexualité féminine a été construit par les médecins. Pour cela, elle s'est penchée sur l'évolution de l'hystérie et de ses dérivées. Selon elle, ces pathologies ont servi à faire coïncider au maximum le modèle androcentrique avec les pratiques sexuelles féminines réelles.
L'hystérie est une maladie qui existe depuis l'Antiquité : "Hystérie vient du mot grec qui signifie "qui relève de l'utérus", et la connotation d'  "hystérique" combine les éléments péjoratifs de la féminité et de l'irrationalité"   . Les symptômes de l'hystérie, multiples et assez flous, sont expliqués par des pratiques sexuelles déviantes (comme la masturbation) et la première prescription médicale face à cette maladie est le mariage, sous-entendu : les rapports sexuels. Les femmes mariées étaient considérées comme étant plus saines que les veuves ou vierges car elles évacuent leur semence (cause du mal). Dans les cas les plus difficiles, non rares, les patientes étaient confiées à des médecins qui leur prescrivaient des traitements thérapeutiques : des massages pelviens destinés à provoquer un  "paroxysme hystérique"  (terme médical pour orgasme féminin).
L'étude des pathologies mentales d'une époque permet d'identifier la norme qui sert à classer les comportements mais aussi les déviances. Comme le souligne Rachel Maines, les médecins s'arrangent pour faire correspondre leurs idées reçues avec leurs expériences scientifiques afin de ne pas être trop "frustrés par la complexité organique du vivant". Si cette complexité était prise en compte, elle limiterait leurs certitudes et, par conséquent, leur pouvoir. Le fait de ranger la sexualité féminine "déviante" du côté de la pathologie évitait de s'interroger sur le modèle en place et sur l'efficacité du coït masculin à déclencher un quelconque type de plaisir féminin. La question de l'orgasme féminin est donc, ou niée, ou transposée dans le champ médical. L'hystérie, vue comme une pandémie au XIXè siècle, n'apparaît finalement que comme l'expression normale de la sexualité féminine. Les traitements que constituent ces massages externes sont perçus comme non sexuels puisqu'ils ne requièrent pas de pénétration du vagin, seule pratique légitime. La théorie de Freud (alors étudiant de Charcot à la Pitié Salpêtrière) qui préconise  "la cure par la parole" renforce l'idée que l'hystérie provient d'un traumatisme infantile et non pas des conditions de production de la sexualité des individus. Cette conception est très séduisante pour les psychanalystes et historiens qui n'envisageaient la sexualité féminine que dans le domaine de l'intervention médicale.
Rachel Maines souligne très justement  le lien qui s’étend alors entre l'ordre établi et la maladie : "Le nombre d’hystériques diagnostiquées comme telles avant la moitié du XX e siècle, et le fait qu’il n’en ait quasiment pas été question après, dans l’histoire de la médecine, semble indiquer que ce qui a changé, c’est la perception du caractère a priori pathologique du comportement féminin, et non pas ce comportement lui-même."   .
Il est vrai que les définitions et les pratiques médicales d'une époque sont influentes et représentatives de la période dans laquelle elles sont opérantes. Mais, dans cet ouvrage, Rachel Maines ne fait pas mention du possible décalage qui pourrait exister entre représentations et comportements réels. L'auteur de la préface (Alain Giami) souligne à juste titre que les femmes des classes supérieures étaient les seules concernées par ce genre de traitements ce qui réduit considérablement l’impact réel d’une médecine aussi "située" sur la société dans son ensemble. On peut également regretter que l'auteure n'agrandisse son champ de recherches en évoquant les moeurs, pratiques et usages populaires ainsi que les écrits féminins et féministes des différentes époques traversées. Cet oubli -ou choix conscient- confère au propos un manque de mesure et donne une impression d'unilatéralité. En effet, le modèle androcentrique, qui, selon l'auteure, empoisonne le milieu médical, est présenté comme le mal unique et absolu qui ronge la société de l'intérieur sans que les acteurs sociaux ne puissent s'en défaire.


L'orgasme féminin et le plaisir clitoridien en question

Avant le XVIIIè siècle, l'intérêt pour la sexualité et l'orgasme féminin était quasiment nul ; il est d'ailleurs absent des œuvres littéraires jusqu'au XXè siècle : soit il est inexistant, soit il est considéré comme un dérivé de l'orgasme masculin, donc moindre en terme d'intensité.  Bien que la masturbation soit interdite et le clitoris nié, on commence à encourager les relations sexuelles au XIXè siècle car leur absence déclenche, selon les médecins, des troubles tels que l'hystérie : "A partir de la Renaissance, les médecins qui reconnaissent le rôle du clitoris dans le déclenchement de l’orgasme ont peut-être des scrupules à attiser ainsi les ardeurs féminines, mais dans l’ensemble ils jugent plus graves les risques que le désir physique insatisfait comporte pour la santé"   . La fonction du clitoris pose un gros problème au système en place qui postule que la pénétration et le coït sont les seules pratiques favorisant l'orgasme. Si la femme prétendait à autre chose que ce qui s'inscrit dans la sexualité normative, "on la traitait d’hystérique et on l’envoyait consulter un médecin, ce qui présentait le double avantage de ne pas léser l’amour propre de son partenaire sexuel et de préserver la norme androcentrique de la pénétration, condition de l’orgasme masculin."   . Jusque dans les années 1970, les médecins continuent d'affirmer qu'une déficience physique ou physiologique de certaines femmes causait l'incapacité à jouir pendant l'acte hétérosexuel.
Sexualité = Plaisir ?
Même si l'on peut affirmer sans se tromper que la sexualité féminine, longtemps considérée comme inintéressante, a été reléguée au plan de la pathologie et a été l'objet d'études très sommaires, voire nulles, il est important de re-contextualiser la notion. Dans son livre, la chercheuse prend pour postulat que la sexualité renvoie nécessairement au plaisir et que les femmes en ont été privées pendant des siècles. Or, se demander à quoi exactement le terme "plaisir" fait référence durant tous ces siècles apporterait peut être une réponse à l'injustice si fermement dénoncée. L'auteure montre elle-même que la notion de plaisir, couplée à celle de sexualité, peut être inconnue dans certains cas et on peut tout à fait penser que l'aspiration des femmes du XIXè siècle en matière sexuelle pouvait être uniquement de procréer et qu'elles y trouvaient un certain plaisir, ou du moins une satisfaction suffisante. Comme nous l'avons déjà souligné, certaines femmes aimaient à se présenter comme frigides car cela renvoyait à la pureté : elles se sentaient "à "égalité spirituelle" avec les hommes"   . Les intérêts qui se jouent autour de la sexualité sont divers et chacun s'arrange des normes à sa guise afin de ne pas être trop perdant. L'auteure évoque également la figure du médecin Auguste Debay qui, en 1848, conseillait aux femmes de simuler l'orgasme, ce que ces dernières faisaient "en expliquant qu'il leur importait plus de préserver la stabilité de leurs relations amoureuses que de jouir à chaque rapport sexuel"    . On voit clairement ici que la notion de plaisir (ou d'orgasme) n'est pas prééminente avant le XXè siècle mais que la préservation de bonnes relations, probablement du mariage, est nettement plus importante.
Concernant le vibromasseur, bien que le même geste soit pratiqué dans le cabinet médical et dans un espace privé, la portée symbolique n'est strictement pas la même. Cette différence fondamentale ne semble pas être saisie par l'auteure qui reste persuadée que les femmes ressentent un orgasme, au sens contemporain du terme, lorsqu'on les "soigne" avec un vibromasseur dans un cabinet médical. En témoigne cette citation : "Rien assurément n’oblige à considérer comme des victimes les destinataires de l’orgasmothérapie : à n’en pas douter, certaines d’entre elles savaient ce qui se jouait réellement."   . Ici, Rachel Maines a l'air d'affirmer que le plaisir orgasmique que les femmes peuvent vivre aujourd'hui (pour elle, uniquement clitoridien) est ressenti de la même façon par les femmes du XIXè siècle. Lorsque le vibromasseur apparaît dans les petites annonces des magazines et devient un objet de la vie quotidienne, la notion de remède se substitue petit à petit à celle de plaisir. La norme actuelle renvoie au plaisir sexuel nécessaire et inexorable et le plaisir féminin, qui s'est longtemps senti floué, est aujourd'hui sur le devant de la scène. Mais transposer cette "règle" sur d'autres époques relève de l'anachronisme. A l'inverse, un "traitement orgasmique" dispensé par les médecins d'aujourd'hui qui utiliseraient des vibromasseurs dans leur cabinet médical ferait sans aucun doute l'objet de poursuites pénales. Les conditions de production des pathologies, entre autres de l'hystérie, est très bien perçue par l'auteure mais elle ne se pose pas la question de la construction de la sexualité féminine -et du plaisir- à travers les siècles.


Le plaisir clitoridien = l'unique ?
Outre le fait de considérer que la sexualité renvoie inéluctablement au plaisir, Rachel Maines estime que le seul et vrai orgasme féminin est l'orgasme clitoridien. En idéalisant cet orgasme, elle contribue à renforcer la notion de hiérarchie dans l'acte sexuel et la conception naturaliste de la sexualité, qu'elle dénonce par ailleurs en fustigeant le modèle androcentrique. Elle reproduit finalement ce qu'elle critique, en affirmant que le clitoris est l'organe de plaisir des femmes, ce qui ne semble pas plus fondé que le fait de dire que l'orgasme vaginal est le seul qui vaille. Il est vrai que la pathologisation de la sexualité féminine et l'injonction au modèle androcentrique n'a sûrement pas aidé les femmes à s'intéresser outre mesure à leur sexualité et à y voir un lieu de plaisir. Mais cet ouvrage sonne parfois comme une diatribe envers le modèle de sexualité hétérosexuel. En voulant se démarquer à tout prix de tout ce qui se rapproche de près ou de loin de ce qu'elle définit comme l'androcentrisme, l'auteure adopte une vision radicale consistant à rejeter toute pratique s'apparentant à la "sexualité légitime" et à considérer comme positive, voire comme "vraie", toute sexualité qui sortirait des normes. La pénétration est présentée ici comme une arnaque et l'orgasme clitoridien comme le seul plaisir féminin qui compte, le seul qui permette de sortir du système de domination. L'auteure juge par exemple l'utilisation du vibromasseur dans les films pornographiques comme relevant du modèle androcentrique. Et, par conséquent,  le bannit tout en encourageant l'usage personnel du vibromasseur car il permet l'orgasme clitoridien. Cette conception dichotomique, qui oppose deux visions mutuellement exclusives, a finalement pour effet de fragiliser les arguments du livre, dont les propos s’enlisent parfois dans le cercle vicieux d’une conception naturaliste de la sexualité.

Et l'érotisme dans tout ça ?
De plus, on peut aussi regretter que la dimension érotique de la sexualité ne soit pas abordée. Parlant de résultats médicaux sur la sexualité féminine, plus tard remis en cause, la chercheuse affirme :  "Les erreurs de ce genre sont lourdes de conséquence ; non seulement elles nous ont empêché de comprendre l'orgasme féminin comme un phénomène physiologique, mais elles nous ont aussi fait oublier à quel point, pour les deux sexes, le plaisir physique est individuel et idiosyncratique. "   . Son parti pris, aussi technique que théorique, l'empêche de se pencher sur les notions d'instinct, d'érotisme, de partage qui existent pourtant bel et bien dans la sexualité. Les multiples sexualités (comme l'homosexualité, la pénétration anale etc.), les fantasmes divers (vibromasseur y compris) sont autant d'exemples qui montrent que le cloisonnement des connaissances sexuelles est vain et probablement non désirable. Nier ou idéaliser l'orgasme clitoridien aboutit finalement au même résultat : condamner et étouffer les passions sexuelles.