Un ouvrage qui offre un parcours dense et cohérent et deviendra certainement une référence incontournable de l’éthique des relations internationales.

* Cet article est accompagné d'un disclaimer

 

Fiat justitia et pereat mundus : "que la justice soit, le monde eût-il à en périr"…

Pour critiquer un tel adage et ses conséquences apocalyptiques, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer nous propose une éthique prudentielle fondée sur le refus de sacrifier des vies au nom de la cohérence morale. "Droit ou devoir d’ingérence", "intervention humanitaire" (humanitarian intervention), "responsabilité de protéger"… autant de vocables qui nous sont aujourd’hui familiers et dont La guerre au nom de l’humanité nous révèle pourtant l’étonnante étrangeté. A partir d’une analyse historique dense et pertinente, l’ouvrage offre les contours des principes fondateurs de cette "guerre au nom de l’humanité", lui conférant ainsi une légitimité renouvelée. Car il ne faut pas se méprendre, si l’ouvrage contient bien une dimension critique – notamment sur les origines et la portée de la Responsabilité de protéger adoptée par l’Organisation des Nations Unies en 2005 – il se présente explicitement comme une justification argumentée du recours à la force armée en cas de crises humanitaires majeures (génocides et crimes contre l’humanité).

Avant d’entrer dans le cœur de l’ouvrage, il est nécessaire de procéder à une brève mise en contexte du propos qui s’inscrit dans une triple tradition    :

- La première est la théorie de la guerre juste qui a connu, depuis la publication par Michael Walzer en 1977 de Guerres justes et injustes, une formidable actualité et un renouvellement en profondeur dont le résultat est la sécularisation systématique des concepts hérités de la doctrine chrétienne depuis Augustin jusqu’à Vittoria   . On s’étonne de n’en trouver aucune mise en perspective dans l’introduction de l’ouvrage – ce qui reflète d’ailleurs la marginalité des approches qui s’en réclament en relations internationales – d’autant plus que l’ouvrage se construit en grande partie autour des catégories fondamentales de cette théorie comme le rappelle le chapitre cinquième.

- La seconde est la tradition libérale, dominante dans les années 1920 dans le sillage de Woodrow Wilson qui "voulait croire en un monde pacifié, un ordre international maintenu par les démocraties libérales"   et dont la Société des Nations représentait la matérialisation institutionnelle. Dans le sillage de Kant ou de Montesquieu, les libéraux croient aux vertus de la "paix démocratique" et du commerce pour réguler les relations internationales. Mais l’essor des fascismes et la Seconde Guerre mondiale ouvre la voie à une approche moins "idéaliste" qui prend acte de la volonté de puissance des Etats-Nations, dont la logique est étrangère à leur forme politique.

- Cette troisième voie est la tradition réaliste, qui ne saurait être réduite à une caricature ou à une "théorie amorale…basée sur une conception pessimiste de la nature humaine, une Realpolitik autorisant les Etats à défendre leurs intérêts à tout prix"   . Elle remonte au réalisme classique, avec des auteurs comme Edward Hallet Carr, Hans Morgenthau ou Reinhold Niebuhr, puis, après la Seconde Guerre mondiale, Kenneth Waltz ou Henry Kissinger. Les réalistes défendent en réalité le droit international et considèrent, comme le montre l’œuvre de Raymon Aron, souvent citée par l’auteur, que seule une analyse lucide des intérêts – un "déniaisement"   – est favorable à une politique étrangère raisonnablement altruiste. Soucieux des conséquences de l’action humaine, ces penseurs considèrent que la moralité fait partie de la réalité et que les justifications morales sont un élément décisif toute politique   . Notons également la "centralité de l’Etat" qui reste l’ultime garant de la souveraineté nationale.

C’est au travers de cet héritage réfléchi et mis à distance que se construit la position d’un auteur qui apparaît aussi inclassable que Raymond Aron, Pierre Hassner ou Stanley Hoffmann – dont il se revendique d’ailleurs explicitement. Cette approche se définit comme un réalisme constuctiviste et libéral en droit international ; réaliste dans l’analyse pour mettre au jour les contraintes qui pèsent sur l’action humaine, elle ferait en même temps la promotion des valeurs libérales   sans perdre de vue leur dimension intersubjective – et donc culturellement située. Cette approche court parfois le risque de tomber dans l’équilibrisme et le "syncrétisme" universitaire que critiquait Max Weber en 1904 dans "L’objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociales".   Mais elle a le mérite d’éviter la caricature de ces différents courants et de proposer une analyse nuancée des relations internationales.

C’est donc au travers de cette vision qu’est envisagé le problème central de l’ouvrage : une intervention militaire doit-elle être désintéressée pour être qualifiée d’intervention menée au nom de l’humanité ? Est-il possible et souhaitable de mener de telles guerres sans aucune motivation égoïste ? A quelle condition la notion "d’intention humanitaire" peut-elle être une catégorie juridique pertinente ? Ces questions classiques de la philosophie morale sont ici étudiées dans le cadre des relations internationales, ce qui leur confère une dimension politique renouvelée   . Le problème rebattu du rapport entre droits de l’homme et souveraineté est intelligemment résolu en introduction, pour laisser toute sa place à l’enquête épistémologique et morale sur "le rôle de l’intention et les motivations en relations internationales", afin d’en proposer une "appropriation juridique et politique"   .

Dans le premier chapitre, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer reconstitue une "généalogie de la pratique et de la doctrine" de la guerre au nom de l’humanité en appliquant la méthode interdisciplinaire et interculturelle préconisée en introduction   . Son objectif est de remettre en cause l’idée communément reçue qui veut que l’intervention humanitaire soit une "innovation" de la fin du 20e siècle inventée par Bill Clinton et Bernard Kouchner. Si l’on peut la faire remonter, en son sens contemporain, au 17e siècle quand s’affirmait la souveraineté des Etats et l’idée de protection des droits de l’homme, il faut cependant reconnaître que "l’intervention humanitaire justifiée par des raisons humanitaires est un phénomène courant, constant et universel". De l’Antiquité gréco-romaine aux débats onusiens contemporains, en passant par la Chine, la Renaissance et les Lumières, cette généalogie sert de boussole pour se repérer dans les différentes traditions et identifier les textes fondateurs. Sur le plan historiographique, deux moments sont particulièrement soignés : la Chine antique et le "siècle de l’intervention" (19e-20e siècles) – notons également une bonne analyse de l’apport de Vattel à la sécularisation de la théorie chrétienne de la guerre juste. A partir d’études de première main, trois textes fondamentaux de l’histoire de Chine sont ainsi soigneusement étudiés. Plusieurs motifs saillants de la guerre humanitaire y sont décelés comme la déshumanisation de la décision par l’appel à des principes surhumains, la légitimité interne de l’intervention ou le paternalisme hégémonique   . La thèse de l’auteur apparaît déjà clairement lorsqu’il conclut : "l’intervention humanitaire est donc l’occasion de faire d’une pierre deux coups : aider autrui et se rendre service à soi"   .

La partie historique la plus aboutie est sans aucun doute celle consacrée au 19e siècle où la méthode interdisciplinaire démontre sa pleine fécondité. Etudes de cas, doctrines juridiques et discours publics s’articulent savamment autour d’une thèse forte : les caractères structurants du débat contemporain sur l’intervention humanitaire proviennent du moment même où les notions "d’intervention humanité" et de "guerre d’humanité" furent inventés   . Les interventionnistes et les non-interventionnistes se divisaient alors en deux camps, dont les principaux arguments sont ici systématiquement classés et confrontés. D’abord, faut-il préférer une intervention individuelle ou collective ? Les thèses qui s’affrontent autour de cette question nourrissent les premières heures de la Société des Nations, dont il faut retracer la genèse pour en comprendre l’échec. Les positions françaises de René Cassin, en faveur des "interventions d’humanité", s’inscrivent dans ce débat de longue date – ce qui interdit de faire commencer le droit d’ingérence à 1933, comme le soutient Mario Bettati   . La question de la cause juste est également abondamment discutée : pour qui et pour quoi intervenir ? Pour des étrangers ou des nationaux ? Des humains ou des chrétiens ? Pour protéger des vies humaines ou des régimes politiques ? Antoine Rougier distinguait ainsi clairement l’intervention en matière de religion et "l’intervention d’humanité"   . Contre la thèse couramment défendue d’une défense exclusive des intérêts chrétiens par les Etats occidentaux, l’intervention française au Liban en 1860 s’avère être une bien mauvaise illustration au regard d’une analyse fine de la correspondance diplomatique. Enfin, le désintéressement peut-il être une condition essentielle de l’intervention ? L’histoire montre, selon Jeangène Vilmer, qu’aucune intervention n’a jamais été purement désintéressée. Plus fondamentalement, l’évaluation sera toujours une interprétation intéressée, car il existe toujours des conflits d’intérêts (l’Etat intervenant est à la fois juge et partie) et des contraintes épistémiques (comment faire une évaluation correcte de la situation sans consultation des victimes présumées ?) et des limites politiques (comment obtenir le consentement de ceux qui sont précisément dans une situation d’urgence ?)   .

Les chapitres 2 et 3 se fondent sur cette généalogie pour procéder à une mise au point conceptuelle et à une définition rigoureuse de cette "guerre au nom de l’humanité". D’abord, la notion d’intervention d’humanité est évacuée car, au-delà de ses ambiguïtés, elle "charrie avec elle", par ses relents colonialistes, une époque révolue   . Ensuite, le "droit d’ingérence" doit être compris pour ce qu’il est vraiment : un "droit d’assistance humanitaire" reconnu par le droit international. Il n’est ni un devoir de porter assistance, ni un droit de violer la souveraineté. Parler de devoir d’ingérence relève donc du plus haut degré d’incantation morale car il est dénué de traduction juridique susceptible d’en garantir l’effectivité   . Il faut donc briser le mythe, prégnant dans l’imaginaire français, d’un droit d’ingérence dont Kouchner et Bettati seraient les fondateurs en droit international. Cette démystification concerne également la "responsabilité de protéger" apparue en 2005, qui permettrait selon certains de ses défenseurs de contraindre les Etats à intervenir militairement pour des raisons humanitaires.

Pour opérer cette critique, l’auteur commence par définir précisément ce qu’il entend par "intervenir militairement justifiée par des raisons humanitaires" - formule qu’il préfère aux ambiguïtés des autres dénominations :

"Nous la définissons comme l’usage de la force par un Etat, un groupe d’Etats ou une organisation internationale, intervenant militairement en territoire étranger dans le but de prévenir ou de faire cesser des violations graves et massives des droits humains les plus fondamentaux sur des individus qui ne sont pas des nationaux de l’Etat intervenant et sans le consentement des autorités locales."  

Plusieurs éléments fondamentaux doivent être retenus de cette définition : les acteurs non-étatiques sont explicitement dépourvus du droit d’intervenir militairement au nom de l’humanité (les ONG par exemple), la protection des ressortissants d’un pays doit être distinguée de l’intervention humanitaire (protection des autres), le but d’une intervention est de prévenir ou d’arrêter des exactions extrêmement graves et en aucun cas de transformer le régime politique ; enfin, aucun consentement des Etats "cibles" ne doit avoir lieu. La responsabilité de protéger apparaît, à l’aune de cette définition, particulièrement déficiente. Premièrement, la R2P ("responsabilité de protéger") s’en remet davantage à l’Etat "cible" qu’à l’Etat intervenant pour l’appréciation de la situation. Deuxièmement, elle ne porte pas uniquement sur l’intervention mais également sur la prévention et la reconstruction   . Mais, surtout, elle ne fait pas porter la charge de la responsabilité sur les Etats spectateurs mais sur les Etats qui ne protègent pas leur population : "c’est à chaque Etat qu’il incombe de protéger ses populations du génocide, des crimes de guerre, du nettoyage ethnique et des crimes contre l’humanité"   et "il incombe également à la communauté internationale, dans le cadre de l’ONU, de mettre en œuvre les moyens diplomatiques, humanitaires et autres moyens pacifiques appropriés, (…) afin d’aider à protéger les populations du génocide, des crimes de guerre, du nettoyage ethnique et des crimes contre l’humanité. Dans ce contexte, nous sommes prêts à mener en temps voulu une action collective résolue, par l’entremise du Conseil de Sécurité, (…) lorsque ces moyens pacifiques se révèlent inadéquats et que les autorités nationales n’assurent manifestement pas la protection de leurs populations   .

Selon Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, ce texte "décrit quelque chose qui n’existe pas" car "une responsabilité est une obligation" dont sont absolument dépourvus les Etats qui assistent à des atrocités commises dans un autre Etat. Les articles mentionnés n’impliquent aucune responsabilité externe de la société internationale. "Etre prêt" à faire quelque chose n’est pas "devoir" le faire. De plus, le Conseil de Sécurité n’a pas attendu ce texte pour intervenir. Avec la résolution 1973 sur la Libye – qui passe pour une application exemplaire de la R2P – c’est la première fois qu’il "autorise une intervention militaire pour des raisons humanitaires sans le consentement d’un Etat fonctionnel"   . Mais ce qui fut mobilisé durant la crise libyenne fut la responsabilité interne, selon laquelle il "incombe aux autorités libyennes de protéger la population libyenne"(résolution 1973). Le constat est donc sans appel : "la R2P est à l’échelle mondiale ce que le droit d’ingérence a été à l’échelle francophone : un concept plus ou moins vide de sens, mais doté d’un potentiel marketing élevé, et défendu par des prometteurs efficaces"   Ce "devoir imparfait", pour reprendre la terminologie kantienne, n’est pas attribué car il n’incombe à aucun agent particulier – la communauté internationale se révélant souvent impuissante à former une volonté agissante (agency).

Si aucune contrainte juridique n’est donc actuellement efficiente, il faut en conclure que l’intervention militaire justifiée par des raisons humanitaires relève de la contrainte morale et politique. Il faut pour analyser cette contrainte recourir au constructivisme méthodologique défendu en introduction puisqu’elle "est celle que le gouvernement s’impose en fonction de l’image qu’il veut donner de lui-même "   . Comme le montrent les chapitres 3 et 4, l’intervention humanitaire unilatérale est illégale en vertu du droit international public, puisqu’elle implique un recours à la force dans des situations incompatibles avec le chapitre VII de la Charte des Nations Unies qui autorise le recours à la force dans les seuls cas de légitime défense (article 51) et de menaces à la paix (41-42). Aucune disposition n’autorise l’intervention humanitaire unilatérale et il faut donc la considérer comme exceptionnelle et illégale mais légitime. Pour comprendre les ressorts de l’intervention humanitaire - "l’énergie interventionniste" qui anime les puissances occidentales – le quatrième chapitre se penche alors sur la "souffrance à distance" à partir de la topique de la dénonciation développée par Luc Boltanski   . Cette étude sur la médiation et le rôle de la souffrance dans les processus décisionnels est complétée par une critique raisonnée de "l’effet CNN" qui désigne l’influence prépondérante des médias sur la politique étrangère. Il conclut à un "effet faible" des médias qui "peuvent inciter mais pas contraindre à l’action"   . Ce chapitre constitue donc une bonne analyse des conséquences politiques de la "couverture empathique" à laquelle les médias contemporains nous exposent constamment. Il est en effet possible de limiter ces conséquences néfastes à condition de promouvoir une "intervention médiatique" qui consiste à empêcher ou freiner la propagande encourageant les violations des droits de l’homme par une action directe sur les systèmes et flux d’informations   .

Le chapitre cinquième ouvre la deuxième partie de l’ouvrage qui prend acte de l’impossibilité d’établir des critères juridiques contraignants en matière d’interventions humanitaires. Jean-Baptiste Jeangène Vilmer propose alors une série de critères prudentiels pour s’orienter dans l’exception, dont il établit la liste à partir de la doctrine classique de la guerre juste. Il évalue d’abord leur pertinence au regard de la tradition et des conflits contemporains – en l’occurrence la guerre d’Irak de 2003 - en écartant les objections qui en font des relents de l’ère chrétienne inadaptés aux conflits et représentations actuels. D’une part, ces critères sont largement partagés par d’autres confessions comme l’islam ou le confucianisme. D’autre part, il est possible – comme l’avaient déjà montré les passages consacrés à Grotius et Vattel – d’en faire un usage sécularisé. La guerre en Irak apparaît alors totalement injustifiée au regard des six critères retenus par l’analyse et ne pourrait être en aucun cas qualifiée d’"intervention humanitaire" comme le prétendaient ses défenseurs : l’autorité légitime (aucun accord du Conseil de Sécurité) ; la cause juste (aucun constat d’un massacre en cours ou imminent) ; la bonne intention (le but principal de l’intervention en Irak n’était pas humanitaire) ; le dernier recours (l’usage de la force était prématuré et il aurait été possible de donner davantage de temps aux inspections) ; la proportionnalité (les moyens employés par la coalition ont fait de nombreuses victimes civiles) ; l’effet positif (la situation héritée de l’intervention pourrait avoir fait plus de victimes que la tyrannie elle-même).

Il faut revenir sur ces critères qui posent chacun des difficultés bien particulières, bien qu’ils soient étroitement liés les uns aux autres. Ces critères permettent de répondre aux problèmes qui surgissent lorsqu’une catastrophe humanitaire est en cours ou imminente : qui intervient ? Pourquoi ? Avec quelle intention ? Quand ? Et comment ?

Qui peut déclarer la guerre ?

Plusieurs qualités doivent être retenues pour identifier une telle autorité : l’efficacité, la légitimité morale, le multilatéralisme et la légalité. Ce chapitre concentre quelques unes des difficultés fondamentales nées de la position légaliste selon laquelle "l’intervention est légitime si et seulement si elle est autorisée par le Conseil de Sécurité"   . Pour nuancer cette position, il nous est proposé une "cascade des autorités" qui prend acte des défauts du Conseil de Sécurité (représentativité, irresponsabilité, illégitimité morale de certains membres, droit de veto). Ainsi, il faut sérieusement envisager de conférer le statut d’autorité légitime à un corps politique doté d’une légitimité inférieure chaque fois que l’autorité légitime supérieure fait défaut : le Conseil de Sécurité (Libye, 2011), l’Assemblée générale (résolution Uniting for peace utilisée pour la Corée en 1950), les organisations régionales (comme la CEDEAO au Libéria), les coalitions ad hoc, les Etat individuels, les compagnies militaires privées. Cette enquête constitue l’un des moments les plus passionnants de l’ouvrage. Car une fois ces principes fermement établis, il nous est proposé de considérer les réformes institutionnelles nécessaires pour en garantir l’application la plus optimale. Certaines solutions proposées pour réformer l’ONU et pallier à son inertie sont alors analysées mais écartées car jugées irréalistes– suppression ou usage raisonné du droit de veto. L’évocation du projet – déjà partiellement réalisé – d’une communauté d’Etats démocratiques séparée et exclusive permet de discuter la thèse de la paix démocratique   . Enfin, l’auteur propose – après Thomas Pogge – une cour indépendante qui aurait pour fonction de qualifier une situation d’urgence humanitaire et d’autoriser l’intervention des Etats. L’intervention aurait alors lieu, à moins que le CS ou l’AG de l’ONU ne votent une résolution s’y opposant. La qualification et l’autorisation seraient donc des fonctions distinctes attribuées à des organes différents, pour éviter que les acteurs ne puissent être juges et parties. Mais seule une légion onusienne permettrait de doter une telle autorité à contraindre véritablement les Etats, en dépit des obstacles rencontrés depuis la création des Casques Bleus à l’occasion de la crise du canal de Suez en 1956 (coût, motivation des volontaires, souveraineté).

 

Pourquoi intervenir ?

Quel type de "crimes" donne des raisons suffisantes pour autoriser une intervention militaire ? Le manque de précision en ces matières, est-il souligné à juste titre, est une "aubaine pour les politiciens" qui procèdent à des glissements sémantiques dont la rhétorique de Bush sur la guerre préventive de légitime défense demeure l’exemple par excellence. Aussi est-il nécessaire de définir précisément les quatre critères de la "juste cause" : la nature du dommage, son ampleur, son intentionnalité et sa temporalité. Il faut distinguer clairement intervention humanitaire et intervention pro-démocratique, ce qui n’exclut pas de se servir du changement de régime comme un moyen ou une conséquence de l’intervention. Pour éviter le critère d’ "intention génocidaire", longuement critiqué pour son ineffectivité, il faut privilégier une approche en termes de dommages : "la cause est juste lorsque le dommage auquel elle correspond fait davantage de victimes qu’en ferait l’intervention"   . Cette définition probabiliste et conséquentialiste constitue le cœur d’une éthique prudentielle qui se refuse à tout déterminisme moral en relations internationales. Aussi parle-t-on d’une "conception minimale de la cause juste", qui limite l’intervention humanitaire à un but négatif, "c’est-à-dire qu’elle n’est pas là pour promouvoir les droits de l’homme, la démocratie ou autre chose, mais pour faire cesser certaines exactions."  

 

Avec quelle motivation intervenir ?

Le chapitre 8, longtemps annoncé, est le lieu d’une critique définitive de la notion de "bonne intention" qui a été considérée, depuis Thomas d’Aquin, comme le fondement moral ultime de la guerre juste. Elle est reformulée dans le droit international contemporain sous la forme d’une "exigence de désintéressement de l’Etat intervenant"   . La thèse centrale de l’ouvrage est alors clairement explicitée dans toute sa finesse : les Etats ne sont jamais totalement désintéressés, mais sont animés par des "motivations mixtes". Non seulement ils n’ont jamais été totalement désintéressés, mais ils ne doivent pas l’être. En effet, les interventions humanitaires sont par nature à la fois asymétriques (un privilège des "puissants") et sélectives ("deux poids, deux mesures"). Ce dernier problème fait l’objet d’un traitement particulier car il représente la plus grande objection aux théories réalistes de l’intervention humanitaire. En effet, comment éviter "l’inévitable arbitraire des choix" dont parle Stanley Hoffmann ?   La sélectivité serait un "faux problème" aisément explicable. De plus, elle serait souhaitable pour des raisons prudentielles évidentes et pour des raisons de bon sens – la "tyrannie de la consistance" morale aboutit toujours à l’inaction. Il est donc nécessaire de prendre en considération les victimes potentielles et les risques associés à l’intervention (embrasement ou escalade, voisinage) ce qui implique de prendre en compte les intérêts des Etats en présence. Cette thèse rejoint ici les conclusions de Vattel qui, deux siècle plus tôt, avait également proposé d’associer les raisons et les motifs pour évaluer les justes causes de guerre.   Cette thèse est illustrée par les jugements différenciés de l’auteur sur la légitimité des interventions libyenne et syrienne. La "grande clarté" de la menace libyenne, manifestée par les discours de Kadhafi, en fait une intervention humanitaire exemplaire, dont la légitimité fut renforcée par le consensus des Etats environnants. Au contraire, la situation syrienne ne pourrait en aucun cas justifier une intervention similaire en raison de l’absence de consensus régional et international, et surtout, des risques de déstabilisation géopolitique qui pourrait rendre une intervention plus coûteuse en vie humaine que la non-intervention.   La fin du chapitre, enfin, est l’occasion d’une excellente mise au point sur la distinction entre les intentions d’un Etat – ce qu’il veut faire – et les motifs – les raisons profondes pour lesquelles il le fait.

Les deux derniers critères répondent à deux questions subsidiaires : quand et comment intervenir ? L’ultima ratio ou derniers recours a longtemps permis d’évaluer l’opportunité d’intervenir dans une situation de crise. Or l’examen des alternatives à la force armée (diplomatie, sanctions économiques) s’avère parfois dangereux dans les situations d’extrême urgence   . Aussi faut-il défendre un principe de précocité selon lequel, dans certains cas, l’intervention armée apparaît comme l’unique recours prometteur. Il faut donc remplacer le critère du dernier recours par celui de "l’option la moins mauvaise". La défense de ce principe s’appuie sur une critique très fine du rôle des contrefactuels dans les prises de décision, qui donne toute sa dimension épistémologique à l’ouvrage, même si certaines affirmations auraient pu être mieux étayées.   La proportionnalité est également examinée au travers d’une analyse critique de la "doctrine de la guerre zéro mort" par l’exemple des bombardements de haute altitude au Kosovo. Les calculs de proportionnalité sont rendus particulièrement difficiles en raison de certaines incommensurabilité (comment évaluer la vie ? peut-elle faire l’objet d’un calcul utilitariste ?). Ce dernier chapitre est l’occasion de critiquer la doctrine du double-effet et la présupposition de la détermination morale de l’action par la seule intention   .

Cet ouvrage offre donc un parcours dense et cohérent qui en fera certainement une référence incontournable de l’éthique des relations internationales, domaine dans lequel son apport est le plus décisif. L’examen minutieux et méthodique des critères classiques de la guerre juste aboutit à une reformulation critique nécessaire pour juger de la pertinence morale des interventions humanitaires. L’ouvrage gagnerait à assumer pleinement son ambition qui transparaît de temps à autre : établir des critères sui generis pour remplacer les catégories existantes critiquées pour leur défaillance. D’autre part, certaines analyses philosophiques – sur la notion d’intention notamment qui est au cœur du problème – mériteraient d’être mieux situées dans les débats philosophiques contemporains   . Enfin, l’éthique prudentielle qui nous est proposée pour évaluer l’opportunité et la légitimité des interventions humanitaires rencontre certaines limites comme le suggère le traitement différencié des cas libyen et syrien. La sélectivité se justifie, selon Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, par la prudence et la prise en compte des conséquences probables d’une intervention militaire sur l’environnement géostratégique. Intervenir en Syrie pourrait faire plus de mal que de bien et le "romantisme" d’un Bernard-Henry Lévy s’avère être un messianisme dangereusement armé. Cette critique me paraît totalement justifiée et mérite d’être soulignée pour sa pertinence et sa ténacité. Cependant, les massacres de civils perpétrés quotidiennement en Syrie – à l’heure où la ville d’Alep est encerclée par les chars de Bachar el-Assad –n’ont-ils pas un dangereux effet d’accoutumance médiatique qui pourrait rendre à terme l’inaction sélective totalement indéfendable, même pour des raisons prudentielles ? Justifient-ils d’autant plus cette "guerre humanitaire préemptive" que fut la guerre en Libye ? Ou invalident-ils au contraire les arguments de ceux qui firent des discours de Kadhafi les signes manifestes d’une "urgence suprême" ? Cette position catégorique sur la Syrie ne doit-elle pas être révisée pour corriger les effets de la "malchance morale" - un choix éthiquement légitime qui entraînerait des conséquences dommageables, en l’occurrence les conséquences désastreuses d’une inaction initialement justifiée ? En Syrie, l’inaction devant l’escalade meurtrière d’une guerre civile doublée d’une révolution politique ne porte-t-elle pas en elle un danger plus grand encore que la perspective d’une guerre majeure limitée dans le temps : l’insensible et inhumaine accoutumance aux souffrances d’autrui et la dissolution dans un pur calcul rationnel désintéressé de tout jugement fondé sur les conséquences universelles d’émotions partagées ou refoulées ? Peut-être court-on aujourd’hui le risque de laisser mourir demain ceux que nous aurions sauvés hier en acceptant sans enthousiasme de tuer au nom de l’humanité

 

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