Le numéro de janvier 2008 de American Theatre retranscrit dans sa rubrique "Opinion" un discours de Naomi Wallace, tenu en octobre 2007 à la York St. John University, intitulé : "L’écriture comme transgression : les professeurs des jeunes dramaturges doivent les transformer en dangereux citoyens"   . L’écrivain dramatique américain, auteur de In the Heart of America et plus récemment de The Inland Sea, réfléchit dans ce texte au rôle qui incombe à ceux qui enseignent aux futurs écrivains dramatiques.

Selon elle, les enseignants doivent encourager les étudiants à commettre, en écrivant, un acte de transgression en dépassant les carcans dans lesquels la culture mainstream "hostile à la créativité et à une pensée originale qui n’est pas au service du capitalisme"   et ses corollaires les plus virulents, que sont "le racisme, l’homophobie, le classicisme et le sexisme"   , les enferme. Revendiquant l’héritage brechtien, Wallace estime que tout théâtre pose la question du pouvoir et appelle à combattre l’idée – qu’elle constate très répandue parmi les étudiants - que traiter dans leurs pièces d’histoire et de politique conduirait leur carrière d’écrivains droit dans le mur. En outre, écrire en tant qu’acte de transgression signifie aussi pour Wallace encourager les étudiants à écrire contre l’identité que la société leur impose, "à penser hors de leur propre expérience, de leur propre genre, de leur propre race, de leur propre classe"   . Ainsi propose-t-elle six points susceptibles de guider l’enseignement de l’écriture dramatique, six points susceptibles de faire naître de nouveaux écrivains dramatiques engagés, "qui voient dans le théâtre un espace pour imaginer la transformation sociale"   .


Identifier et dépasser les tics socio-culturels

Il s’agit tout d’abord d’aider les étudiants à identifier les déterminismes sociaux et culturels qui prévalent aux choix qu’ils font en écrivant, puis de les encourager à critiquer ces choix et à écrire contre, autour ou à travers eux. Ensuite, Wallace suggère de faire étudier aux futurs dramaturges les mécanismes linguistiques à travers lesquels sont maintenus des systèmes inhumains. Elle invite aussi à lutter contre les "déchets" de l’information dont nous sommes abreuvés, qui font que l’on est capable de dire que Brad Pitt a été marié à Jennifer Aniston et qu’il vit maintenant avec Angelina Jolie alors qu’on a besoin de plus de temps (doux euphémisme) pour dire quelle quantité de déchets radioactifs les Anglais et les Américains ont laissée derrière eux lors de la première guerre du Golf (Naomi Wallace a l’élégance de donner la réponse entre parenthèses : 350 tonnes). Elle laisse d’ailleurs planer l’idée que notre connaissance de la vie de Brad Pitt serait le fruit d’une manipulation visant à nous détourner d’informations plus cruciales. En parallèle, elle encourage la lecture de dramaturges "classiques" - Euripide, Shakespeare, Brecht – mais aussi la lecture d’œuvres transgressives plus récentes comme celles de Heiner Müller, d’Edward Bond, de Richard Montoya et d’autres encore. Enfin, elle conseille aux étudiants en écriture dramatique de s’intéresser à l’histoire, faisant appel, pour justifier l’importance d’une écriture informée, à John Berger qui écrivait au siècle dernier que "dans le monde moderne où chaque heure des milliers de morts sont la conséquence de la politique, aucun écrit nulle part ne saurait être crédible s’il n’est informé par une conscience et des principes politiques"   .


Connaître son monde

Une fois faite cette énumération que Wallace reconnaît elle-même un peu schématique, elle approfondit l’idée d’une écriture informée historiquement et politiquement en s’intéressant à la question – qu’on lui pose souvent – de la sècheresse de l’écriture. Wallace voit dans cette question une accusation qui reviendrait à dire qu’"encourager les étudiants à examiner, à interroger la culture mainstream et à y résister […] les couperait de leurs sources créatives – sources qui seraient hors de l’histoire, de la politique et du cause-à-effet social"   , alors qu’elle voit pour sa part dans l’histoire "une source créative féroce"   . A cette objection de la sécheresse de l’écriture, Wallace relit aussi la question du sexe à laquelle elle se trouve confrontée. Selon elle, il faut faire comprendre aux étudiants que "les drames humains de la politique et de l’économie sont très, très sexy et très, très intimes"   . A travers le sexe, l’intimité et le corps en regard du monde, Naomi Wallace aborde l’un de ses thèmes de prédilection. Elle semble même ici s’éloigner du but avoué de son intervention – à savoir l’enseignement de l’écriture dramatique – pour parler d’une manière plus intime de son œuvre propre, donnant un indice pour comprendre son théâtre lorsqu’elle prétend que notre monde économique est lié à "la façon dont le corps est cassé, utilisé et maltraité sous le capitalisme"   . Pour Wallace, "l’histoire elle-même est une étude de notre intimité ou de notre manque d’intimité avec les autres"   . Ainsi, voit-elle un lien très intime dans "le fait que les balles qui entrent dans les corps des enfants palestiniens, tirées par des soldats israéliens, sont payées par les impôts américains eux-mêmes payés par des travailleurs américains qui rêvent de pêche, de baseball et de sexe"   . Cependant, Wallace devance la critique de bons sentiments qu’on pourrait lui faire et réfute l’idée d’un "théâtre condescendant ou qui prêche les convaincus"   et appelle de ses vœux "un théâtre engageant, vigoureux, inquisiteur et brutal"   . Elle prône l’enseignement de la recherche de la vérité, la nécessité de remettre en cause l’état des choses. "S’il l’on encourage nos étudiants à creuser, dit-elle, ils trouveront le corps, dans toute son intimité et sa vulnérabilité, sous le tas d’ordures de la rhétorique politique mainstream"   .

Wallace termine son intervention sur un message d’espoir - qui peut sembler un peu naïf – mais auquel son travail en tant qu’écrivain prouve qu’elle croit sincèrement, à savoir que "le fait d’envisager la possibilité d’un monde différent est ce qui fait de nous des êtres à moitié divins"   et que la résistance à l’injustice rend nos vies dignes d’être vécues. Fidèle à ses propres engagements, Naomi Wallace appelle donc de ses vœux un théâtre politiquement engagé, connecté au monde actuel et en prise avec les mécanismes économiques et sociaux contemporains influant sur la vie de chacun. Wallace refuse un théâtre de pur divertissement au service de la consommation de masse et réaffirme sa croyance dans la force d’un théâtre qui bouscule les conventions et remet en cause les préjugés. C’est du moins ce théâtre-là qu’elle souhaite enseigner et voir enseigner.


Aller plus loin en revenant plus près :
> sur remue.net, un article François Bon et Enzo Cormann pour un enseignement de l'écriture dramatique en France (à l'Ecole nationale des arts et techniques du théâtre ENSATT).


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