Poussé à l’exil en Belgique pour fuir ses dettes, Baudelaire tente maladroitement de minimiser sa situation catastrophique aux yeux de sa mère.

“On n’a jamais connu de race si baroque, que ces Belges”, écrit Baudelaire dans ses Amoenitates Belgicae. Le poème “Les Belges et la lune” ouvre en épigraphe ce recueil de lettres écrites lors des dernières années de sa vie, d’avril 1864 au mois de juillet 1866. Baudelaire s’est installé à Bruxelles pour fuir ses créanciers. De là, il écrit régulièrement à sa mère, mais aussi à son tuteur, Narcisse Ancelle, chargé de l’entreprise sisyphéenne d’éponger ses dettes. Les lettres furent publiées pour la première fois, partiellement, dans Le Figaro littéraire, mais surtout durant l’année 1917 dans la Revue de Paris, avec laquelle Baudelaire avait collaboré de son vivant. Elles furent ensuite compilées en 1918 dans le recueil Lettres inédites à sa mère. L’édition voulue par Ramsay est donc un montage épistolaire présenté pour la première fois en 1887 par Eugène Crépet en introduction de l’édition des Œuvres posthumes et inédites de Charles Baudelaire (Paris, Quantin). C’est sa rare et fameuse “Étude biographique” qui est reprise en intégralité dans le présent recueil.

L’anachronisme désuet de la présentation de Crépet prolonge durant la lecture cette coloration sépia donnée dès la couverture par le portrait “Baudelaire au cigare” (1865) réalisé par Charles Neyt à l’époque du séjour belge. Mais ce n’est pas la nostalgie de cette époque où la bohême montre un dur visage anti-romantique qui se fait sentir, plutôt la souffrance d’une mère dont on ressent toute l’inquiétude pour son fils, médiatisée à distance par des réponses toujours plus alarmantes qu’il lui fait. Cette immersion dans la correspondance intime fait état du quotidien du poète, marqué par la douleur de l’exil et les difficultés financières, mais dresse aussi par la même occasion un panorama cruel de la vie et de la sociabilité littéraires de l’époque.

 

Survie de l’écrivain en terrain hostile

Le principal souci de Baudelaire est lié au quotidien de l’écrivain car il lui faut trouver un éditeur qui accepte de réimprimer ses œuvres pour lui procurer de l’argent, tâche de plus en plus ardue à mesure qu’il s’enfonce dans la solitude de l’exilé. Conférences impayées et maladie parachèvent sa haine envers ce pays d’accueil contraint auquel il décide de dédier un pamphlet, Pauvre Belgique ! : “Je saurai en faire un livre amusant, tout en m’ennuyant beaucoup”, écrit-il à Ancelle qu’il tient au courant de tous ses projets et résolutions (notamment régler la “grande affaire” qui l’occupe, c’est-à-dire publier ses œuvres complètes). Désespéré par sa situation, Baudelaire en vient à penser qu’il ne pourra plus rien imprimer de lui, ni revoir sa mère, tant les éditeurs lui objectent des refus constants et grèvent une trop modeste rente qui couvre à peine les frais d’hôtel. De surcroît, son état de santé empire chaque jour, ce qu’il tente de cacher le plus possible à sa mère, Mme Aupick, elle-même impotente. La lecture des notes de Crépet, de la scène qui décida ses amis Félicien Rops et Poulet-Malassis à le renvoyer en hâte à Paris, complète les affres de santé qui frappent l’esprit et le corps du poète, jusqu’à sa bouleversante mort décrite par sa propre mère dans une lettre à Poulet-Malassis.

 

63 lettres, et bien plus de plaintes encore

Dès son arrivée à Bruxelles, Baudelaire a conscience que sa mère s’inquiète pour lui et il tâche tant bien que mal de dissiper ses soucis tout maternels : elle s’était émue de la situation de son fils auprès d’Ancelle, auquel elle avait confié souhaiter assister à sa réussite avant sa propre mort. Pourtant, les nouvelles qu’il lui donne ne sont pas bonnes, et malgré les petites attentions (“Ne t’inquiète pas trop de l’affaire Ancelle”, “Je devine que cela te fait plaisir”, “Je veux passer ma vie […] à te distraire”, (lettres du 6 mai et du 11 juin 1864), “Je rougis [des] privations que j’ai dû t’imposer” (lettre du 1er janvier 1865), le tableau qu’il dresse de sa situation est toujours plus alarmant. Il voit dans la grossièreté des libraires et les rumeurs qui le poursuivent (“Le bruit s’est répandu que j’appartenais à la police française !!!!!!”, explique-t-il, comme un comble de ses malheurs, dans sa lettre du 31 juillet 1864) des attaques à distance des partisans de Victor Hugo, qu’il avait raillé encore avant son départ. De plus, le texte qu’il est en train d’écrire sur la Belgique est impubliable et ne peut en aucun cas lui rapporter d’argent. Il rappelle à cet égard à sa mère que “M. Proudhon, a été chassé d’ici à coups de pierres, pour s’être permis quelques plaisanteries très innocentes”(idem).

Son désir d’aller à Paris, malgré l’angoisse, doublée d’une agoraphobie patente, d’y croiser ses créanciers, est récurrent, comme celui de rejoindre sa mère à Honfleur. Mais aucune démarche pour obtenir quelques paiements n’aboutit : “Dois-je réellement croire que tous ces articles que j’ai si douloureusement écrits sur la peinture et la poésie n’aient aucune valeur vénale ?”, se plaint-il le 14 août, et toujours l’argent revient faire écran à toutes ses velléités de voyage, même en Belgique où “les chemins de fer sont chers” (lettre du 31 juillet 1864). Entre ennui (“horrible torture”) et paranoïa, l’hiver passe dans le froid glacial et humide de sa chambre blanche, il demande des nouvelles de sa mère, dont la santé n’est pas bien meilleure que celle de son fils (elle ne lui survivra que quatre années). Il confesse qu’égoïstement, il lui sait gré de ne pas l’avoir affolé, en le ménageant des mauvaises nouvelles de sa santé jusqu’à ce qu’elle soit elle-même rétablie. Dans la même lettre du 3 février 1865, on comprend bien que malgré ses attentions filiales et les promesses réitérées de revenir vivre avec sa mère pour leur bonheur commun, dans le fond, pour lui, “il ne s’agit pas seulement de Bruxelles ; il s’agit de Paris ; il s’agit d’affaires ; il s’agit de littérature”, alors que dans le même temps il constate que “La Revue de Paris dégringole”. Cela ne l’empêche pas de refuser, par fierté, une traduction du Melmoth le voyageur de Maturin à la maison Lacroix et Verboeckhoven qui l’avait “si drôlement éconduit” (lettre du 15 février 1865).

Durant son séjour belge donc, il “occupe son temps à grossir doucement [son] paquet de Poèmes en prose” (lettre du 30 mai 1865), commet quelques articles, dîne avec la famille Hugo et ses fils, installés eux aussi à Bruxelles, ce qui n’arrange pas sa misanthropie quasiment généralisée : “Si j’étais affligé d’un fils qui singeât mes défauts, je le tuerais par horreur de moi-même”, conclut-il sa lettre avec un humour cinglant (idem). Entre l’affaire Poulet-Malassis (propriétaire par traité de ses droits d’auteur pour cinq ans) et son agent Julien Lemer, on découvre à travers les missives de Baudelaire tout le jeu des tractations d’un auteur aux prises avec les éditeurs (les frères Garnier, avec lesquels les négociations s’éternisent et restent sans suite), un public difficile à saisir, et des mondanités entrecoupées de séries de purgations. Baudelaire explique même à sa mère le principe de droit d’auteur et ses avantages pour les ayants droit dans l’espoir de contrecarrer dans l’au-delà “le guignon dont [il] se plaint” (lettre du 23 décembre 1865).

Les amis et la mère au chevet du poète
L’année 1866 commence par un bilan de santé effroyable qui donne à l’abnégation de son entourage et la persévérance de Baudelaire une tournure tragique. Le médecin lui diagnostique une hystérie qui selon Baudelaire ne fait que témoigner de son incompétence : “Cela veut dire : je jette ma langue aux chiens” (lettre du 6 février 1866), bien que toujours en proie à des crises de “névralgies” toujours plus fortes, accompagnées de violents étourdissements. Si les médecins de Hugo ou de Sainte-Beuve travaillent à soulager ses souffrances, cyclique, le mal revient toujours. Entre les descriptions des symptômes qui prennent de plus en plus de place dans ses lettres, Baudelaire parvient à dessiner progressivement son projet de publication, jusqu’à ce que le 11 mars 1866 ne frappe sa première crise d’hémiplégie, chez les Hugo (il venait de finir Les Travailleurs de la mer et comptait en faire un article, raconte Mme Hugo dans une lettre à son mari). Dès lors, les événements s’accélèrent et le 31 mars, alors que Baudelaire ne peut déjà presque plus se déplacer, l’ultime crise qui aura raison à la fois du contrôle de son esprit et de son corps s’abat sur lui.

La suite est racontée par Crépet et ses proches, tel Nadar dans son Charles Baudelaire intime : le poète vierge (1911) ou Charles Asselineau dans Charles Baudelaire, sa vie, son œuvre (1869). On ne saurait dire si le noir tableau de ces deux dernières années en Belgique, où il fut traqué par ses créanciers et harcelé par sa maîtresse d’hôtel, n’ont pas contribué à faire de Baudelaire le poète maudit qu’on se représente. Pourtant, ses lettres exposent aussi le malentendu entre celui qu’on imagine un “monstre” et qui se révèle “froid, modéré et poli” (lettre du 13 octobre 1864 à Narcisse Ancelle, p. 15) et l’écart entre la dure réalité du monde éditorial où Baudelaire s’adjoint les services d’un agent littéraire et son propre succès malheureusement trop souvent d’estime. En annexe de cette correspondance intime, des extraits de Pauvre Belgique ! donnent le ton atrabilaire de ce séjour marqué par les déceptions et le déclin physique d’un poète qu’on découvre pourtant toujours pétri de tendresse filiale et d’invincibles espoirs