Wendy Delorme est écrivaine, traductrice, performeuse et actrice dans des films explicites lesbiens et féministes ; elle a co-conçu le court métrage The Apple (2008) et la tournée d’artistes européenne qui donné lieu au long métrage Too much Pussy ! Feminist Sluts in the Queer X Show d’Emilie Jouvet (2010) ; docteure en sciences de l’information et de la communication et enseignante, sa thèse a porté sur la construction de stéréotypes des minorités sexuelles dans la publicité.
Nonfiction.fr - On vous qualifie d’artiste et d’écrivaine queer. Vous acceptez cette qualification paradoxale ? L'auto-définition, et plus généralement le fait de définir et d’identifier tout court, est un acte susceptible de tuer le queer, ce dernier rejetant tout encadrement et classement essentialiste. Wendy Delorme, qui êtes-vous ?
Wendy Delorme - La tentation de tout labelliser, de tout nommer est grande, car attribuer un nom aux choses, aux gens et aux idées permet de leur donner une réalité concrète, les rendre tangibles, les faire exister. Mais le risque du label est bel et bien le figement, la stéréotypie, la fossilisation. Le terme "queer" est en effet paradoxal car il permet de labelliser ce qui échappe aux labels. Il enferme ce qu’il nomme dans une injonction contradictoire en lui donnant un nom (en le figeant, d’une certaine façon), mais c’est un nom qui se refuse à une définition stable. Par ailleurs, toutes les dimensions du terme "queer" ne s’expriment pas dans un contexte français, pour la simple raison par exemple que lorsqu’on l’utilise en France, il est aussitôt moins "sale" car connoté différemment ("queer" on le sait, est originairement une insulte contre les pédés, les gouines, les drag queens, tous les "anormaux" dérogeant au triptyque normatif qui aligne sexe-genre-sexualité sur le modèle hétérosexuel/hétérosocial). "Queer" perd donc en contexte français une partie de sa force subversive et revendicatrice. Parce que venu d’une langue autre et vidé d’une partie de sa signification (l’insulte), il est plus "propre", plus "lisse" que les mots "pédé" ou "gouine" ou " tordu-e ". Sa puissance qui vient originairement du fait qu’il est une injure retournée en geste de fierté et venant désigner tout un mouvement politique alternatif est donc un peu perdue au passage. Je préfère en ce qui me concerne le terme "gouine" à "queer", même si "gouine" ne couvre pas tous les aspects de ce que je peux exprimer en termes de désirs, attirances, etc. Mais le mot "gouine" conserve sa dimension politique, il râpe un peu l’oreille, il rappelle des situations concrètes et vécues ("sale gouine") et vient les re-signifier en les remplissant d’une fierté affirmée ("je suis gouine, et alors ?"), il resitue la personne qui l’utilise dans une généalogie lesbienne-féministe, c’est un terme dont on ne se revendique pas à la légère et jamais par commodité.
Nonfiction.fr - Vos récits peuvent être reliés aux procédés narratifs et formels de l’autofiction, entre réécriture de soi, narcissisme assumé, décomplexé et paroxysme. Quel est votre rapport à ce genre littéraire complexe, où réalité et fiction du soi s'entremêlent subtilement ?
Wendy Delorme - J’entretiens un rapport organique, presque "naturel" à l’écriture de soi : partir d’une émotion ressentie et tisser avec jusqu’à perdre le fil de ce qui faisait partie de l’expérience vécue pour entrer dans une expérience narrative fictionnelle. Peu importe finalement ce qui est vécu et ce qui est inventé, quand on lit un livre, on lit une fiction. La mise en forme du récit, les choix de narration (ton, style, voix des personnages) construisent une version de l’histoire qui est tout aussi fausse qu’une autre.
Nonfiction.fr - Pour quelles raisons avez-vous entrepris d’écrire ces " fictions politiques ", ou ces autofictions politiques que constituent Quatrième génération et Insurrections ! en territoires sexuels ?
Wendy Delorme - Pour Quatrième génération, j’avais besoin de raconter une histoire qui s’inspirait de l’univers cosmopolite et underground qui a marqué ma vie de jeune femme, plus tout à fait jeune fille. Celui des enfants sauvages, des filles qui aiment les filles, des filles qui deviennent des garçons, des garçons qui aiment s’habiller en filles, de cette liberté folle qu’on s’imagine à vingt ans, du voyage. De la difficulté de se réinventer malgré une apparence de simplicité, de ludisme, de légèreté post-adolescente. Insurrections est écrit dans une veine différente. Ce n’est pas une histoire mais des histoires. Chacune inspirée d’une émotion “primaire” : colère, haine, désir, amour, tendresse.
Nonfiction.fr - Selon Roland Barthes, le corps est la différence irréductible, le lieu du pulsionnel. Le corps ne se laisse pas prendre dans les rets des stéréotypes, et pour le dire avec Deleuze , il n’a pas besoin de se dire, il fait uniquement. Il ne pense pas mais force à penser. Croyez-vous envisageable de s’imposer et de déconstruire le système normatif dominant par le biais du corps uniquement ?
Wendy Delorme - Le corps (le nôtre ou celui d’autrui) n’est jamais un signifiant décroché des signifiés qu’on y accroche en le regardant, l’évaluant, l’interprétant selon les “codes” de genre/âge/race/classe/validité qui lui confèrent telle ou telle signification. Le corps n’existe jamais sans les regards qui le situent, qui lui attribuent une place dans la hiérarchie du plus désirable au moins désiré, du plus fonctionnel au moins performant, etc. Je ne crois pas que le corps soit le lieu par excellence des systèmes normatifs mais plutôt les processus de signification qui font du corps un ensemble de signes plaçant l’individu-e qui l’habite à telle ou telle place dans le social (plus ou moins enviable, valorisée, respectée, digne d’amour, d’attention, etc.)
* Propos recueillis par Sylvie Duverger.
* Bibiliographie sélective de Wendy Delorme :
- In/Soumises, contes cruels au féminin, La Musardine, 2010 (co-direction d’ouvrage).
- Insurrections ! en territoires sexuels, éditions Au diable vauvert, 2009.
- Quatrième génération, Grasset, 2007.
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