Une Rome sensuelle dévoilée par le regard d’un passionné.

On connaît la contribution de l’écrivain et académicien Dominique Fernandez à l’importante bibliographie sur le voyage en Italie, à destination du grand public cultivé : on lui doit notamment Le Voyage d’Italie   , un Dictionnaire amoureux de l’Italie   ainsi qu’un ouvrage consacré à la villa Médicis   , déjà illustré par F. Ferranti et présenté à la manière d’un trajet initiatique.

La toute récente réédition de Rome, son volume de 2004, permet de revisiter la Ville éternelle sous l’angle de l’intimité. L’auteur n’ignore pas que son sujet est rebattu : “Comment penser par soi-même, devant des œuvres commentées cent fois par les meilleures plumes ?” s’interroge-t-il d’entrée   . Afin de légitimer sa démarche, il s’attache à révéler des aspects insolites de la capitale, à mettre en lumière des trésors qu’il juge méconnus. Le monde antique est néanmoins présent à travers le forum, la via Appia ou les célèbres et spectaculaires villas de Néron et d’Hadrien, autant de lieux sur lesquels le promeneur nous livre quelques anecdotes, études de détail, voire rectifications. Néron se trouve ainsi réhabilité : D. Fernandez admire tout particulièrement son sens de la démesure sublime et son rôle de précurseur dans l’histoire des arts. Le chapitre consacré à la basilique San Clemente est quant à lui l’occasion de rendre hommage à la Rome palimpseste, feuilleté de civilisations “empilées” sur quatre étages.

L’inventaire établi par l’ouvrage fait songer à celui de Madame de Staël dans Corinne ou l’Italie : “Palais”, “Villas et jardins”, “Églises”, “Collines”, etc. Cette dernière avait déjà noté que la ville ne se laissait pas si facilement appréhender : “On croit que Rome avait autrefois un nom mystérieux, qui n’était connu que de quelques adeptes ; il semble qu’il est encore nécessaire d’être initié dans le secret de cette ville. Ce n’est pas simplement un assemblage d’habitations, c’est l’histoire du monde, figurée par divers emblèmes, et représentée sous diverses formes”   .

La posture se veut singulière : l’auteur esquisse son autoportrait en dilettante et enregistre une évolution dans le temps. De sa jeunesse dans les années 1950 – il était alors “programmé pour voir” les beautés convenues de Rome   – jusqu’à l’époque actuelle, il a entretenu et approfondi son amour pour la ville en y séjournant au moins une fois par an. On devine que s’est progressivement tissé un lien entre la découverte de la ville et l’apprentissage de l’écriture : le texte rappelle utilement que Rome a toujours attiré les étrangers et fécondé leur génie. Mais l’érudition compte moins que le plaisir de raconter et de faire partager quelques secrets, de vagabonder en laissant libre cours à sa culture littéraire et mondaine.

Une telle posture (faussement ?) désinvolte est toutefois héritée de celle du narrateur stendhalien : lui aussi rejette les guides et autres itinéraires imposés, prend ses distances avec les “hauteurs de l’admiration obligée”   ; lui aussi, déjà, prétend aider son lecteur à penser par lui-même (tout en façonnant son regard) : “L’œil a besoin d’une éducation, et, cette éducation, l’on ne peut guère se la donner qu’à Rome”   . À la suite de Dupaty et des “voyageurs sensibles”, Stendhal prône avant Fernandez (qui le cite souvent) la supériorité des impressions personnelles et de l’émotion sur le “prêt-à-porter culturel pour touristes nigauds”   .

C’est le XIXe siècle qui invente le genre de la promenade   , par opposition au registre normatif des guides de voyage du siècle précédent. D. Fernandez, on le sent, doit beaucoup à ses prédécesseurs – de Chateaubriand à Zola –, sans oublier plus tard les écrivains italiens du XXe siècle qu’il a souvent personnellement connus.

Mais les temps ont changé et le baroque a été largement redécouvert. Dès la couverture du livre, le ton est donné : Rome est placée sous le signe de l’exubérance des grotesques et du jaillissement vital de la fontaine qui régénère les vieilles colonnes du Panthéon ; en quatrième de couverture se profile la coupole de Saint-Pierre, emblème de la Contre-Réforme. Là où Stendhal et ses contemporains ne voyaient que mauvais goût et décadence, D. Fernandez salue en grand connaisseur l’art révolutionnaire du Bernin et de Borromini, puis propose un “itinéraire Caravage” ainsi qu’une dernière promenade thématique “Fontaines et bestiaire”. Il rend ainsi hommage, plutôt qu’à la Rome classique et universelle, à “une Rome subversive, creusée par quelques personnalités marginales”   . D’ailleurs, si l’auteur choisit d’évoquer Néron et Hadrien plutôt que d’autres empereurs, c’est surtout pour leur esprit novateur (du moins en architecture), leur côté baroque avant l’heure.

Tout en dénonçant la tyrannie étouffante de l’Église catholique au cours des siècles, le voyageur nous engage à pénétrer dans l’enceinte des innombrables églises romaines à la recherche des joyaux de l’art baroque : le superbe chapitre “Églises” est sans doute l’un des plus réussis de l’ouvrage. Ce qui fascine D. Fernandez en Rome, c’est l’alliance de la grandeur et de la vanité, l’affirmation du pouvoir temporel adossée à la conscience profonde de l’instabilité et de l’illusion – cette Rome qu’emblématise le fleuve Tibre, auquel est consacré un chapitre central. Mais on le devine aussi attiré par la Rome interlope, celle de Caravage puis de Pasolini…

Les photographies de son complice Ferrante Ferranti, en regard des textes, exaltent les matières (pierre ou marbre) et la lumière de Rome naguère tant vantée par Chateaubriand, jouant parfois du clair-obscur. Si l’image d’une ville déserte et secrète s’impose au fil des pages, le choix des sujets et des angles demeure parfois classique, ce qui peut contraster avec la dimension passionnelle du texte. Quelques détails des audacieuses fresques des Carrache au palais Farnèse nous sont néanmoins dévoilés, et de très charnelles photographies de corps masculins peints ou sculptés font écho aux nombreux passages teintés d’érotisme – en témoigne par exemple la galerie des pages 126-127, qui clôt non sans malice le chapitre “Vatican” déjà largement dévolu à la nudité antique et moderne. Mentionnons enfin, dans un tout autre registre, le cliché inattendu, comme en ombres chinoises, de la coupe des pins à la villa Médicis   .

Le pari de l’originalité est-il gagné ? La réponse dépendra du degré de familiarité du lecteur avec la ville et sa littérature, mais la promenade est toujours belle…