Un abécédaire où, à travers de nombreuses anecdotes relatives à la condition animale, on prend conscience des fausses routes de l’éthologie mais aussi et surtout de nos propres travers.
Revisiter les fondements de l’éthologie
Vinciane Despret à travers ce nouvel ouvrage sur la condition animale nous propose une autre vision de la différence anthropologique. Longtemps cette question a opposé les partisans de l’exception humaine à ceux qui attribuaient aux animaux nos propres capacités. Ici l’auteur nous invite à prendre du champ par rapport à ce débat. Elle réussit le tour de force de faire passer un message subtil à travers de multiples anecdotes. Les anecdotes si dévalorisées habituellement par les chercheurs retrouvent ainsi des couleurs. L’une des questions centrales de l’abécédaire est la suivante : "Qui prétend-on protéger avec cette accusation [d’anthropomorphisme] ? L’animal à qui on prêterait trop, ou mal, et dont on ne reconnaîtrait pas les usages ? Ou s’agit-il de défendre des positions, des manières de faire, des identités professionnelles ?"
Même si on retrouve quelques thèmes pivots comme nous allons le voir, Vinciane Despret revendique non seulement un raisonnement mais aussi un style original. Ainsi Que diraient les animaux si... on leur posait les bonnes questions ? est un abécédaire, "on peut le prendre par le milieu, faire confiance à ses doigts, à ses envies, au hasard […]. Il n’y a ni sens ni clé de lecture qui s’imposent."
Brouiller les codes, les codes du livre, les codes du faire science, pour mieux faire passer, sans la lourdeur qui sert d’ordinaire de cachet à la vérité scientifique une autre vision de la condition animale. Il est vrai que ceux qui s’attendent à des réponses pourront être surpris par l’apparente superficialité des thèmes abordés mais plus qu’un livre d’éthologie, cet ouvrage met en lumière nos propres travers lorsque l’on aborde la condition animale afin d’en mieux reposer les fondements. En prenant le contre-pied des "dos argentés des universités" , l’auteure entend affirmer l’intérêt et la nécessité de la vulgarisation scientifique et d’une autre éthologie.
Le multi-perspectivisme comme méthode
"Ni sens ni clé de lecture qui s’imposent" mais on peut quand même repérer au moins un thème de l’abécédaire qui en recoupe beaucoup d’autres, c’est celui de la Version. S’il y a un ressort utilisé, c’est celui du multi-perspectivisme. Toute l’œuvre s’emploie à multiplier les points de vue, à prendre du champ par rapport à notre vision humaine, trop humaine de la condition animale.
Pour ne donner qu’un exemple, assez représentatif, on peut citer le renversement de l’argument qui fait aujourd’hui encore l’unanimité auprès de la communauté scientifique au sujet de l’infanticide opéré par les mâles dans les troupes de primates ou de félins pour asseoir leur domination et leur descendance (cf. dans l’œuvre Hiérarchie et Nécessité). L’éthologue Shirley Strum dès les années 70 remettait en cause cette théorie. Elle avait noté que lorsque les éthologues appâtaient les animaux qu’ils voulaient observer avec de la nourriture, celle-ci était distribuée en trop petite quantité. De là naissaient des conflits et c’est seulement à l’issue de ces bagarres que les chercheurs avaient induits que les dominants s’identifiaient. En pratiquant la méthode de l’habituation, Shirley Strum n’observait pas une troupe hiérarchisée et dominée par un mâle. D’ailleurs d’autres éthologues avaient fait cette même observation : lorsqu’un prédateur approche, envolé le héros, tous "s’enfuient dans le plus grand désordre selon ses propres capacités de vitesse ; ce qui veut dire les mâles loin devant et les femelles, encombrées de leurs petits, peinant à l’arrière." Autre fait troublant pour la pensée établie à ce sujet, lorsqu’un conflit éclate entre deux mâles, ce n’est pas le vainqueur qui obtient les faveurs des femelles mais le vaincu. Enfin pourquoi ne pas retourner la situation : "si un seul mâle suffit et permet de tenir les autres à distance, les femelles ont donc tout intérêt à choisir un mâle unique plutôt que de s’encombrer d’autres individus. Voilà donc une toute autre histoire que celle du harem." Cela va sans dire et c’est encore le cas aujourd’hui, de telles observations et hypothèses ont été totalement rejetées par la communauté scientifique. "Ces rejets témoignent de la présence en primatologie, du mythe, issu d’une tradition naturaliste victorienne et romantique, d’un mâle dominant combattant pour les femelles. […] Cette théorie est comme un virus qui produit des êtres déterminés par des règles rigides, des êtres peu intéressants, des êtres qui suivent des routines sans trop se poser de questions. Et elle contamine aussi bien les humains qui imposent cette théorie que les animaux à qui elle est imposée."
Réinterroger nos valeurs, lever le voile sur les grilles de lecture à travers lesquelles nous appréhendons le monde, voilà ce que fait très bien, à l’aide de questions et d’exemples simples, ce livre de Despret.
De nombreux autres thèmes sont ainsi abordés et passés au tamis du multi-perspectivisme. L’exemple du jeu entre les animaux illustre ce qu’est une justice envisagée comme performative. Le comportement de prédation ou cette fameuse tactique qui conduit certains animaux en cas de danger à "faire le mort" nous invite à accorder un sens nouveau à une forme de conscience animale (non réflexive et entièrement absorbée par le présent comme le dirait Bergson ). A travers chaque exemple, la parole ici offerte à d’autres voix vient bousculer nos convictions sur les origines de nos valeurs morales, les structures de nos sociétés, la nature de la conscience et par-dessus tout sur ce qui fonde d’ordinaire le socle d’une vérité scientifique.
Deux façons de "faire science"
L'un des leitmotivs du livre consiste en effet à mettre en lumière le non-dit sur lequel repose nombre d'arguments scientifiques issus d'expérimentations en laboratoire. Ainsi par exemple lorsqu'un étudiant de Darwin s'intéresse à la capacité d'imitation des animaux au début du siècle, celle-ci est considérée comme une faculté inférieure. Ceux qui ne réfléchissent pas imitent. Ces expériences l'amènent d'ailleurs tout droit à la conclusion que les animaux sont tout-à-fait en mesure d'imiter (cf. Bêtes). Mais dans les années 80 l’imitation change de statut et redevient une faculté cognitive supérieure. "Cette promotion de l’imitation au statut de compétence intellectuelle sophistiquée s'est accompagnée d'un nombre incroyable de preuves que les animaux, en fait, n'imitaient pas ou n'étaient pas capables d'apprendre par imitation." Par exemple lorsqu'on met de la nourriture dans une boîte fermée d'un couvercle (un bonbon pour l'enfant, un fruit pour le singe) et qu'on montre à chacun comment faire pour ouvrir la boîte, on remarque que l'enfant répète fidèlement le geste là où le singe se contente d'ouvrir la boîte à sa manière. Les scientifiques en ont conclu que le singe ne sait pas imiter. Mais au lieu d'en conclure à la stupidité de cette espèce, comment ne pas voir, comme le dit Despret, que la grande différence entre les deux c'est qu'en ouvrant la boîte, l'enfant ne veut pas seulement manger le bonbon, il cherche dans le regard de l'autre une sollicitude dont le singe n'a que faire. En réalité les résultats des expériences en laboratoire sont habituellement faussés du fait même que "les scientifiques n'ont pas voulu s'engager dans le difficile travail de suivre les êtres dans leurs usages du monde et des autres, ils ont imposé aux singes les leurs sans s'interroger un seul instant sur la manière dont ces singes interprètent la situation qui leur est soumise." Coinçant l’animal sur le stimulus-réponse recherché, les chercheurs parviennent toujours à prouver leurs dires.
Nous retrouvons donc ici notre question de départ : où est l'anthropomorphisme ? Du côté de ceux qui accordent aux animaux des capacités qui sont les nôtres ou du côté de ceux qui leur imposent des comportements qui ne les intéressent pas ? Il semblerait bien qu’il soit tout autant présent chez les uns et chez les autres. Afin de dépasser ce vieux débat sur la différence anthropologique, l’auteur propose donc de passer par un nouveau paradigme épistémologique où l'on abandonnerait la rigidité arbitraire et désuète du faire science au profit d'une sorte "d’empathie cognitive" à la Temple Grandin (cf. Génies). "Il ne s'agit pas de nier que, comme tous les vivants, ces animaux composent avec des nécessités biologiques, il s'agit de prendre activement en compte les conditions mêmes de leur existence concrète, des conditions au sens non causal, mais au sens de ce qui rend leur vie telle qu'elle est." Trop d'éthologues se sont inspirés de méthodes rigides issues des "sciences dures" telles que les mathématiques et la physique chimie. Ils ont voulu appréhender la condition animale, réalité vivante et mouvante, avec des cadres rigides et éloignés du Lebenswelt, non adaptés à la diversité des milieux et des espèces, des situations que les animaux peuvent rencontrer, au ridicule des épreuves qu'on peut leur imposer. "On ne connaît jamais si bien ceux que l'on interroge que lorsque l'on accepte d’apprendre avec eux, et non sur eux, voire contre eux"
Une autre éthologie est possible, avec son objectivité propre, objectivité qui n'aurait rien d'un a priori d'où on peut tout déduire mais qu'il faudrait construire. Nombres d'éleveurs ont été raillé et eux aussi accusés d'anthropomorphisme. Ils sont pourtant l'exemple d'une connaissance qui émerge d'un engagement réciproque, où l'objectivité se construit, où le savoir n’émerge que d'une pratique et d'une reconnaissance de l'autre vie comme vie .
De la même manière que nous éloignons les abattoirs pour mieux nous cacher à nous-mêmes le rapport consumériste que nous entretenons avec les autres espèces, que nous parlons en nombre de tonnes de viande consommées au lieu de parler en nombre d'animaux tués, nous mettons les mêmes masques lorsqu'il s'agit de connaître ces animaux qui nous entourent, nous nourrissent, nous tiennent compagnie, nous servent de cobaye, pour mieux les dominer et les utiliser à nos propres fins. Nous avons vu tout-à-l'heure que cette rigidité aveugle ne desservait d’ailleurs pas seulement les animaux mais aussi les hommes. Ce livre met clairement en lumière ce travers que nous avons de prendre appui sur une réalité qui n’est pas la nôtre pour soi-disant fonder en nature des situations qui ne concernent que nous.
Il ne s’agit dans cette œuvre ni d’accorder trop ni d’accorder trop peu aux animaux, il s’agit avant tout de sortir l’éthologie de ces deux carcans pour enfin voir l’objectivité comme le fruit d’un engagement réciproque et concret où l’observateur est tout autant l’observé. La diversité des formes de vie devrait être le nouveau point de départ, celui qui précisément n'est jamais où on l'attend, qui est toujours unique parce que chaque espèce et même chaque individu vivant est un être-avec-son-monde qui effrite la solidité des vérités générales.
Belle revendication dont on peut douter d'avance qu'elle sera entendue tant "faire place à l'agir du monde dans le savoir ménage des possibilités dérangeantes."