Alors que toute mise en mouvement du corps est qualifiée de "danse", Roland Huesca tente de poser des limites à l'art chorégraphique dans "Danse, art et modernité au mépris des usages", en intégrant les évolutions modernes de la danse au XXe siècle.

A une époque où toute mise en mouvement du corps devient danse, Roland Huesca s’interroge dans Danse, art et modernité au mépris des usages sur l’essence même de la danse. Avec l’entrée de l’art chorégraphique dans la modernité à la Belle époque, une redéfinition s’impose, autour de deux questions : à partir de quand peut-on "déjà" parler de danse et à partir de quand peut-on "encore" parler de danse ?

Professeur au département des Arts de l’université de Lorraine, ce spécialiste du spectacle vivant fonde sa réflexion sur une phrase de Paul Valéry qui interroge les limites de l’art chorégraphique : "Les chiens se poursuivent, sautent au nez des chevaux ; et je ne sais rien qui donne l’idée du jeu le plus heureusement libre que les ébats des marsouins qui se voient au large, émerger, plonger, vaincre un navire à la course […]. Est-ce déjà de la danse ?" Mouvements des animaux ou encore valse des voitures autour d’un terre-plein forment-ils une chorégraphie ? Au fil du XXe siècle, l’avènement du "moderne" et de ses nouvelles formes de danse contraint les chorégraphes à se poser cette question.

Si l’excellence technique primait auparavant, l’inspiration est désormais directement puisée dans les mouvements triviaux du quotidien. "L’heure est à l’iconoclasme, à la rupture", ajoute Huesca, qui se demande si cette modernité tant revendiquée, qui flirte souvent avec la provocation et l’irrévérence, ne se fait pas "au mépris des usages". Par cette expression, il n’entend pas souligner un mépris "pour" les usages, ces codes chorégraphiques inconsciemment intégrés au fil des époques, mais une marche "au bord de la falaise". Quelques pas, et l’art chorégraphique tombe dans le commun du quotidien.
 

Le quotidien au cœur de la création artistique

La question des limites de l’art a largement été soulevée au cours de ce siècle qui a vu les artistes se nourrir toujours plus du quotidien. En 1917 déjà, voulant se défaire d’un héritage, Marcel Duchamp brouillait les règles de l’art avec un urinoir intitulé Fontaine et ses "Ready-made". Cette même année, les Ballets russes représentaient Parade, fruit de la collaboration prestigieuse de Diaghilev, Cocteau, Satie et Picasso : ni narration ni sens, mais la rationalité du cubisme à son apogée.
La "transfiguration du banal" n’est-elle pas que simple provocation par rapport à une tradition européenne de l’art qui se doit d’être esthétiquement beau, de bon goût, dans l’idéal d’une perfection et des canons de beauté approuvés par le plus grand nombre ? Les grands bouleversements sociaux du XXe siècle ont fait émerger un nouveau regard sur l’art : "Chaque expérience artistique ne saurait se comprendre indépendamment des conditions sociohistoriques qui les voient naître et leur donnent sens". La modernité interartistique rime avec une certaine "déconstruction" d’un passé, les artistes entendant se débarrasser des oripeaux de l’art traditionnel qu’ils jugent bridé. Ce grand écart mène à ce que certains appellent la "crise de l’art", d’où la nécessité d’une redéfinition de la danse.

Des emprunts à la culture populaire – par le cabaret, le tango ou encore le flamenco – à l’institutionnalisation d’une danse réellement venue de la rue, le hip hop, avec la nomination de Kader Attou à la tête du centre chorégraphique national de La Rochelle, Huesca retrace l’évolution des cultures populaires qui ont d’abord "ébranl[é] les certitudes de la culture savante" avant de se hisser au rang d’ "arts".
 

Ruptures chorégraphiques et rejet de l’académisme

Loin des tutus longs et des ballets romantiques, au début du XXe siècle, Loïe Fuller, Isadora Duncan et Vaslav Nijinski s’affranchissent de tout héritage chorégraphique. Contre les normes passées, ils entendent "moderniser" le ballet en le libérant du carcan académique. Chacun à sa manière, ces chorégraphes recherchent l’origine de la danse dans sa bestialité, son aspect sauvage et fauve. A la Belle époque, le goût pour l’exotisme est largement partagé : Cléopâtre et Schéhérazade sont d’énormes succès. Ce retour aux sources se traduit également par une redécouverte de l’Antiquité, d’abord avec la Danse libre d’Isadora Duncan et ses longues toges, puis avec L’Après-midi d’un Faune de Nijinski qui reprend la latéralité et l’esthétique des bas-reliefs des vases grecs en 1912. Le jeune chorégraphe russe est à l’origine l’année suivante du Sacre du printemps, scandale de modernité basé sur la Russie primitive. Les pieds en dedans, les genoux pliés, la tête penchée : loin des codes classiques et de l’idéal de leurs vertus transcendantes, les nouvelles spiritualités présentent des charmes païens.
De moins en moins de décors et de costumes, le corps dansant se libère au fil des années. Dans les années 1930, Martha Graham impose sa technique, le "contract-release", des contractions musculaires lentes et intenses qui partent du bassin. Jouant sur le psychisme, la chorégraphe veut révéler la puissance de l’intériorité en sondant les profondeurs de l’âme.
La narration abandonnée par les avant-gardes laisse place aux hasards de l’inventivité des danseurs. Dans les années 1950, Merce Cunningham, "l’initiateur de la danse abstraite", évacue l’affect pour prôner un détachement contemplatif ancré dans l’instant présent. Se laissant guider par la danse, le chorégraphe place l’aléa au centre de ses créations. La part belle est faite à l’improvisation, sans règles ni principes a priori, comme dans la post-modern dance de l’Américaine Trisha Brown.
 

Quand l’utopie mène la danse

Ces bouleversements chorégraphiques révèlent des changements de spiritualités et de conception des arts. Quitte à perdre le lecteur, Huesca multiplie les allers-retours chronologiques d’une part, et thématiques de l’autre, entre histoire de la danse, des arts et courants de pensée, expliquant la chorégraphie par les idées des avant-gardes de l’époque.

"Puisque l’art bourgeois n’épuise plus la palette des émotions, cherchons dans les pratiques urbaines et populaires les conditions d’une compréhension du monde inédite, trouvons les motifs d’un enthousiasme visionnaire ! " s’exclame Huesca à propos de la Belle époque. Sources nouvelles et jusqu’alors inexploitées, les cultures populaires attisent les convoitises. Du quotidien à l’art de  la rue, les emprunts sont nombreux dans la danse du XXe siècle. Si les avant-gardes artistiques ont abandonné la référence religieuse dans leur création, elles ne cessent pourtant de croire. En bouleversant des présupposés artistiques, elles invitent à continuellement repenser les utopies, en fonction de l’époque et des sociétés.

L’ère du gigantisme dans la première partie du siècle tend ainsi à rapprocher les hommes des machines. Cet esprit rationnel se traduit chorégraphiquement par une sobriété dans les décors et costumes, mais également dans les mouvements. La danse est épurée, comme dans la pièce Abstrait du Ballet triadique d’Oskar Schlemmer qui prône le retour à la matière et à l’élémentaire.

De son côté, Isadora Duncan cherche les ondulations naturelles du corps pour émanciper la danse de toute rationalité et explorer l’inconscient. Ce retour à la nature et aux instincts s’incarne dans l’improvisation, libérée du joug des contraintes. Les sensations, l’instinct et le plaisir, se retrouvent plus tard dans la "danse-contact" de Steve Paxton dans les années 1970. Cette " politique du désir "trouve son apogée avec le festival de Woodstock à la fin de l’été 1969. Libération, contestation et révolution sexuelle sont au programme. La déconstruction des mouvements passe par les torsions, contractions et autres arches qui symbolisent la perte d’équilibre et donc de structure dans la société. Les années 1970 mettent en scène la contestation – comme la guerre des gangs et les balbutiements du cosmopolitisme dans l’utopie communautaire West Side Story.
Les postmodernes incarnent quant à eux la réalité du quotidien poussée à l’extrême : s‘asseoir, boire, manger, marcher… Des gestes d’une banalité déconcertante sont effectués devant un parterre interloqué. D’aucuns voient dans cette quotidienneté artistique la perte de l’objet, et par là même du "sens". A son apogée, la danse-théâtre de Pina Bausch, dans laquelle Huesca souligne l'absence de "référentiels usuels".
 

Danse ou art plastique ?

Les innovations chorégraphiques, en prenant en compte l’environnement social et le progrès technologique (matières, vidéo, Web), tendent à rapprocher la danse d’un art plastique : l’art chorégraphique est un art plastique qui a pour matière le corps.
Partant d’une question simple, "Qu’est-ce que la danse ?", Huesca tente une réponse sensée. Jusque dans les années 1970, la danse pouvait se définir par son lieu de représentation ; mais des chorégraphes comme Trisha Brown adhèrent désormais à un environnement plus permissif et entendent se libérer des carcans puritains de leurs aînés. La contre-culture qu’ils proposent s’incarne dans le "hors-lieu". Danser à l’extérieur des théâtres pour contrer l’institution et "se mouvoir hors des conventions". On assiste alors à un détournement de lieux de leurs usages habituels : musée, loft, église, banc public ou piscine deviennent des lieux de l’avant-garde chorégraphique : "Le hors-lieu brouille les règles de partage entre la fiction et le réel." Faire de la représentation en théâtre l’essence de la danse n’est donc plus valable. Alors que reste-t-il ? Par une profusion d’informations – descriptions et interprétations d’œuvres – l’auteur éloigne le lecteur de cette problématique originelle. Il en vient à cette conclusion, peu originale mais évidente : le corps. Voilà le seul véritable lieu de la danse