Régulièrement, les internautes chinois, dont le sentiment patriotique ne fait aucun doute, se délectent d’une conversation qui se serait tenue en 1988 entre la présidente philippine de l’époque, Corazon Aquino, et Deng Xiaoping, à propos des différends territoriaux opposant leurs deux pays en mer de Chine méridionale (South China Sea sur la carte). La présidente Aquino aurait expliqué à Deng Xiaoping, à propos de l’archipel des Spratleys, l’un de ceux qui font l’objet de contentieux forts entre la Chine et ses voisins du Sud-est asiatique : "Géographiquement, ces îles sont plus proches des Philippines !". Ce à quoi le "petit timonier" aurait répondu, du tac au tac : "Géographiquement, les Philippines ne sont pas très loin de la Chine non plus !".

La popularité dans l’empire du milieu de cet échange supposé illustre parfaitement les ambitions illimitées de Pékin en mer de Chine méridionale et les antagonismes avec les autres pays riverains que ces revendications ne manquent pas de susciter. Ce conflit, souvent latent jusqu’à présent, vient de prendre une nouvelle ampleur: la Chine a inauguré le 23 juillet une préfecture et annoncé l’implantation d’une garnison dans un autre archipel contesté, les îles Paracels, un pas qu’elle n’avait jusqu’à présent jamais osé franchir, se contentant alors d’incursions de pêcheurs et de déclarations verbales. Un tournant donc, qui peut être l’occasion de faire un point sur la situation en mer de Chine méridionale, où le gouvernement chinois donne actuellement l’impression de renouer avec l’héritage de Shi Lang, l’amiral qui conquit au XVIIème siècle les iles de la région, notamment Taïwan, au nom des dynasties Ming et Qinq.


Grignotage chinois en mer de Chine méridionale

La mer de Chine méridionale fait partie de l’océan Pacifique. Immense, couvrant une superficie de plus de trois millions de kilomètres carrés, soit autant que la Mer Méditerranée, elle s’étend de Singapour à Taïwan, de la Thaïlande aux Philippines, bordée par la Chine, Taïwan, les Philippines, la Malaisie, l'Indonésie, Singapour, la Thaïlande, le Cambodge et le Vietnam. Il existe plus de 200 îles en mer de Chine méridionale, regroupées en archipels, au premier rang desquels les îles Paracels, situées près des côtes chinoises et vietnamiennes, le récif de Scarborough, au large des Philippines, et les îles Spratleys, situées à mi-chemin entre la Chine et la Malaisie, le Vietnam et les Philippines.

De ces trois grands groupes d'archipels, la Chine ne contrôle que les îles Paracels, à la suite d’une guerre l’ayant opposé au Vietnam en 1974, mais elle revendique l’ensemble de la mer de Chine méridionale, au grand dam des pays riverains. Pour ce faire, Pékin avance méthodiquement ses pions dans la zone. La Chine recourt à une politique du fait accompli, en évitant de faire appel à des moyens militaires mais en utilisant au contraire des agences paramilitaires (Bureau de contrôle des pêches, douanes, garde-côtes...) et en déployant à grande échelle les pêcheurs chinois, en les incitant à moderniser leurs flottes et ainsi à pêcher de plus en plus loin. Cette politique est pour l’instant couronnée de succès : une dizaine de chalutiers chinois opèrent actuellement près du récif de Scarborough, pourtant zone économique exclusive des Philippines, le patrouilleur le plus sophistiqué du Bureau de la pêche y croise depuis avril, une préfecture et une garnison ont été implantées le 23 juillet dans les îles Paracels…

Le succès est d’autant plus grand que la Chine a toujours réussi à ce que ses voisins ne puissent s’opposer efficacement à son avancée. La méthode de l’empire du milieu est simple : Pékin maintient chacun des différends territoriaux l’opposant à un autre pays au niveau bilatéral, afin de tirer profit de sa supériorité écrasante sur son contradicteur, et évite systématiquement que le problème de la zone soit abordé dans un cadre multilatéral, où les Chinois se trouveraient face à une coalition de pays hostiles à leur politique et qui pourrait alors réellement s’opposer à eux. La dernière neutralisation par les autorités chinoises d’une tentative de front uni de leurs voisins remonte au sommet des ministres des Affaires étrangères de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Asean) qui s’est tenu le 13 juillet et où la Chine a empêché, avec l’aide du Cambodge, hôte de la réunion, la publication d’un communiqué commun où aurait été inclus, sur demande du Vietnam et des Philippines, le problème de la mer de Chine méridionale.


Les ressorts des ambitions chinoises : commerce international et honneur national

Quelles sont les raisons qui poussent ainsi Pékin à rechercher le contrôle absolu de la mer de Chine méridionale ? Plusieurs explications sont avancées, plus ou moins convaincantes. La plus courante met en avant les supposées richesses pétrolifères et halieutiques de la région. Il est vrai que ce sont là des arguments convaincants, tant l’empire du milieu est connu pour ses besoins sans cesse grandissants en hydrocarbures et pour ses zones côtières de moins en moins poissonneuses, résultat d’une surexploitation de la ressource qui contraint aujourd’hui les pêcheurs chinois à aller de plus en plus loin, jusque dans la zone contestée… Pour autant, indubitablement, les véritables ressorts de l’action chinoise ne sont pas là : les richesses évoquées ne sont pas du tout assurées, faute d’avoir pu être quantifiées, et leur probable surévaluation a très bien été intégrée par les autorités de Pékin.

Les véritables motivations sont donc à chercher ailleurs et deux éléments se dégagent alors. Le premier est lié aux flux du commerce international. Chaque année, un tiers des liaisons commerciales de la planète et la moitié de son approvisionnement en gaz et en pétrole transitent par la mer de Chine méridionale. Ces chiffres soulignent à eux seul tout l’intérêt stratégique qu’a Pékin à affirmer son leadership dans cette région et les autorités chinoises l’ont très bien compris : récemment, l’organe officiel Le Quotidien du peuple a qualifié les approches maritimes dans la région d’ "intérêts vitaux" de la Chine. Le second élément est la fierté nationale chinoise, très vivace, et qui explique toujours bon nombre de réactions des autorités. Des fouilles entreprises au début des années 2000 en mer de Chine méridionale ont révélé l’existence d’une culture étroitement liée à la Chine qui, aux alentours du IIIème siècle de notre ère, régnait sans partage sur la zone. Cela a aussitôt déclenché dans l’empire du milieu un mouvement national pour lequel la mer de Chine méridionale est une partie intégrante du territoire national et qui appelle les autorités à s’opposer avec force aux revendications étrangères sur la région. A cet égard, le fait que l’actuelle surenchère ait été déclenchée au mois de juin dernier, à la suite de l’adoption par le Vietnam d’une loi incluant les îles Paracels et Spratleys dans le territoire vietnamien, est plus que révélateur.

Maîtrise des échanges internationaux, défense de l’honneur national : telles sont donc les motivations de Pékin pour agir en mer de Chine méridionale. Pour l’instant, comme nous l’avons vu, rien n’a freiné les autorités chinoises dans la mise en œuvre de leur politique et l’empire du milieu a engrangé les succès dans cette zone. Pour autant, une telle réussite ne saurait être infinie, car la Chine va très rapidement être confrontée à deux obstacles, l’un extérieur, l’autre intérieur, qui vont la freiner dans ses ambitions.


Les Etats-Unis et le "balcon sur le Pacifique"

Le premier élément qui devrait ralentir Pékin dans l’affirmation de ses prétentions en mer de Chine méridionale réside dans la nouvelle stratégie régionale américaine. Les Etats-Unis considèrent en effet, au vu des chiffres du commerce international que nous avons évoqués précédemment, le Pacifique comme étant le nouveau centre de gravité de l’économie et de la géostratégie mondiales. En cela, ils renouent avec la doctrine élaborée dans les années 1930 à 1960. A cette époque, les états-majors, reprenant l’expression du Président du Conseil des Ministres français Paul Reynaud, considéraient la péninsule indochinoise et la mer de Chine méridionale comme "un balcon sur le Pacifique" et donc comme une zone stratégique majeure dont le contrôle conférait la maîtrise du Pacifique tout entier. L’administration Obama a ainsi décidé de désengager en partie le pays du Moyen-Orient, comme l’illustre le départ d’Irak des troupes américaines fin 2011, pour se réengager fortement dans le Pacifique, zone qu’ils avaient abandonnée sous la présidence de George W. Bush et ce, dans le but explicite est de faire échec aux ambitions chinoises, comme veulent l’indiquer les fréquents voyages de Hillary Clinton en Indonésie et aux Philippines.

Ce réengagement est avant tout militaire, alors même que les Etats-Unis disposent déjà de la VIIème Flotte à proximité de Taïwan. Washington s’est ainsi lancé dans une diversification de ses points d’appui, en ouvrant fin 2012 une nouvelle base de 2500 soldats à Darwin, au nord de l’Australie, en renforçant ses déploiements à Guam et à Hawaï et en envisageant de plus en plus sérieusement de rouvrir l’immense base navale de Subic Bay, située sur la côte ouest des Philippines, donc en pleine mer de Chine méridionale, qui avait été fermée en 1992.

Le réengagement américain dans la région est également diplomatique. L’administration Obama a apporté en novembre dernier, lors du dernier sommet de l’Asean, un soutien marqué au front antichinois, en soutenant un règlement multilatéral des différends en mer de Chine méridionale, et non un règlement bilatéral entre la Chine et chaque pays concerné. Une façon de s’investir dans le conflit aux côtés de la coalition des voisins de l’empire du milieu et de compenser leur faiblesse face au géant chinois par sa propre puissance et ainsi, faire échec aux prétentions de Pékin.

Ce réengagement multidimensionnel, en permettant aux Etats-Unis de réinvestir la région et de rééquilibrer la balance entre la Chine et les Etats riverains va nécessairement amener l’empire du milieu, confronté à une opposition d’une force inédite, à devoir freiner ses ambitions en mer de Chine méridionale. Cette diminution des prétentions chinoises sera d’autant plus nécessaire que la Chine va être confrontée à un second obstacle, intérieur celui-ci.


L’Armée Populaire de Libération, un colosse au pied d’argile

Le second élément qui devrait marquer un coup d’arrêt aux ambitions de la Chine est l’état de ses forces armées, regroupées au sein de l’Armée Populaire de Libération (APL). Cette affirmation peut sembler étrange, tant l’Occident s’est habitué aux dépêches faisant état d’une armée chinoise richement dotée et partant, de mieux en mieux équipée. En effet, les excédents commerciaux accumulés année après année ont rendu possible pendant vingt ans une croissance annuelle des dépenses militaires à deux chiffres (+11,2% entre 2011 et 2012), permettant par là-même à l’APL de doubler sa taille en une décennie et de devenir, avec un budget annuel de 80 milliards d’euros (125 en réalité, selon certains experts), plus de deux millions de soldats et une panoplie d’équipements dernier cri achetés en Russie, la deuxième au monde, derrière celle des Etats-Unis. D’où, depuis quelques années, les sorties régulières de généraux chinois « faucons » appelant à des choix stratégiques plus belliqueux… La marine, vitale en ce qui concerne les tensions en mer de Chine méridionale, participe elle aussi de ce développement : elle dispose ainsi de son premier porte-avion, acquis en 2011 auprès des autorités ukrainiennes, d’une flotte de 70 sous-marins et de milliers d’avions de combat…

Toutefois, la puissance de l’APL est aujourd’hui largement superficielle et partant, largement surévaluée. Cette affirmation se base sur trois faiblesses majeures des forces armées chinoises, qui sont des faiblesses structurelles et qui sont, à ce titre, difficilement corrigeables – du moins, dans l’immédiat.

La première est le retard technologique chinois : en privé les généraux chinois reconnaissent sans détour un retard de près de vingt ans sur les pays dotés des armées les plus modernes ! L’acquisition de l’unique porte-avions de la flotte chinoise est à ce titre exemplaire. En ce qui concerne les bâtiments de guerre, les chantiers de l’empire du milieu ne peuvent construire autre chose que des navires de taille réduite – destroyers, frégates et bâtiments auxiliaires. Ce qui explique pourquoi Pékin a dû se résoudre à avoir comme premier porte-avions un bâtiment lancé dans les années 1980 et acheté d’occasion au gouvernement de Kiev… De même, la marine chinoise ne dispose pas de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins et d’attaque mais seulement des modèles équivalents à ceux élaborés en France dans les années 1960 et 1970. Ces retards technologiques, divers et multiples, expliquent ainsi que si la marine chinoise détient le troisième rang mondial par le tonnage, elle n’est pas encore considérée comme une marine océanique à vocation mondiale (Blue Water Navy), titre détenu par les seules marines américaine, française et britannique, mais uniquement comme une marine à vocation côtière et donc régionale (Green Water Navy).

La deuxième faiblesse de l’armée chinoise, qui est récemment apparue au grand jour à la suite de plusieurs scandales, est la corruption massive qui sévit au sein des rangs de l’armée chinoise, y compris au niveau le plus élevé. La commercialisation des grades, l’affairisme généralisé et le développement à grande échelle de pratiques mafieuses ont abouti à la rancœur des soldats les plus modestes, premiers victimes d’une corruption hors de leurs moyens et par là-même, à une érosion de la discipline et de l’esprit de corps. La qualité générale des forces armées en est donc fortement affectée – à tel point que Hu Jintao lui-même s’en serait inquiété au cours d’une réunion de la Commission militaire centrale – et on peut légitimement se demander ce que vaudrait une armée, corrompue et donc inexpérimentée et indisciplinée, en cas de guerre…

Enfin, la troisième faiblesse de l’armée chinoise réside dans son essence même. Le politologue George Friedman rappelle à juste titre que l’APL a été conçue par le Parti communiste pour contrôler le pays – la répression des évènements de Tienanmen est à cet égard un exemple révélateur – et non pour se projeter hors des frontières – la dernière opération extérieure eut lieu en 1979, contre le Vietnam et s’est soldée par un revers humiliant. Conséquence de cette orientation particulière, unique parmi les grandes puissances : le gouvernement a récemment appris que l’APL ne dispose actuellement pas de stratégie en matière d’intégration des armes ou de structure du commandement. Au risque qu’un nouvel engagement des forces armées chinoises se solde à nouveau par une déroute…

Ces trois faiblesses sont clairement identifiées par les autorités chinoises, mais parce qu’elles sont structurelles, il est difficile de les corriger. Pire, elles ont même de plus en plus tendance à former un cercle vicieux. Par exemple, pour pallier le manque de stratégie, le haut-commandement procède à des investissements massifs en achetant des équipements dernier cri, mais l’argent déversé relance d’autant la corruption au sein des services et compromet encore un petit peu plus la qualité des forces armées… Pékin dispose donc à ce jour d’une armée pâtissant d’un retard technologique marqué, sans réelle stratégie déterminée et dont on se demande quelle serait son efficacité en cas de guerre et ce, alors qu’au même moment l’armée américaine réinvestit massivement la région. Les autorités chinoises peuvent donc difficilement s’appuyer sur l’APL dans sa version actuelle et, à moins que de profondes réformes militaires ne soient engagées, elles devront dans l’immédiat revoir à la baisse leurs ambitions en mer de Chine méridionale, faute d’un bras armé suffisamment puissant pour appuyer leurs prétentions

 

* Jean-François Guérin