Dans un essai magistral, Marc Crépon interroge ce qui nous rend inattentifs à la mortalité et à la vulnérabilité d’autrui, esquissant  les linéaments d’une éthique et d’une politique qui résistent aux logiques mortifères des frontières et des replis identitaires.

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Quel sens, quelle portée donner à nos protestations, à nos indignations devant la violence et la cruauté ?

Souvent, au cœur de nos dénonciations, se loge un paradoxe, qui en détourne voire en annule l’exigence éthique supposée : des "lignes de partage" se tracent entre ceux dont la mortalité apparaît scandaleuse et ceux dont les blessures, les souffrances sont d’emblée frappées du sceau de l’oubli, ou simplement ignorées parce qu’invisibles. Ces  territorialisations de la souffrance et du deuil  font ressurgir cette violence même à laquelle on croyait d’abord s’opposer - violence qui ne se réduit pas à ses expressions les plus fortes, comme la guerre et le meurtre, mais qui viennent  habiter nos passivités, nos choix, conscients ou non, portés par des affects ou des idéologies, nos oublis.

Si elles n’interrogent pas leurs conditions éthiques, les protestations contre la violence peuvent être porteuses, paradoxalement, de ce que Marc Crépon nomme dans son livre éponyme, paru aux éditions du Cerf, le consentement meurtrier. Les indignations devant la douleur d’autrui ne tiennent pas nécessairement jusqu’au bout les exigences morales qu’on pourrait trop vite leur prêter : elles transigent avec la responsabilité qu’appellent la vulnérabilité et la mortalité de l’autre, évaluent la nécessité, l’importance, de répondre à telle ou telle demande de secours. Evaluations, négociations, arrangements qui ouvrent la voie au consentement meurtrier, c’est-à-dire à " tout accommodement  avec la mort violente, toute accoutumance au meurtre, toute transaction en réalité intenable avec les principes […] qui devraient en exclure la moindre acceptation, quelles qu’en soient les victimes…"   .

Quels sont ces principes ? Quelle éthique peut empêcher le retournement de toute protestation contre la violence en affirmation de la violence ? Et, surtout, comment doit-elle affecter le politique, les relations politiques qui nous lient les uns aux autres, pour consolider un certain vivre-avec, fondé sur cette responsabilité première qu’exigent le soin et l’attention à autrui ? Tels sont les questionnements qui traversent Le consentement meurtrier de Marc Crépon, poursuivant ainsi le travail de réflexion ouvert par ses précédents livres, notamment La guerre des civilisations (Ed. Galilée) deuxième volet d’une série d’essais  intitulée La culture de la peur.

Mais, d’emblée, la nature des questionnements déployés par le livre et les usages du matériau narratif et conceptuel qu’il emploie (la littérature) pour y répondre, appellent quelque examen chez le lecteur. En effet, l’affirmation conjointe de la dimension éthique et politique de l’ouvrage, double dimension qui prendra le nom d’ "éthicosmopolitique", est capitale, en ce que, loin des poncifs et de certaines thèses paresseuses, elle soustrait l’ouvrage à deux écueils.

D’abord,  la pensée qui traverse l’analyse du consentement meurtrier, effectuée par Marc Crépon,  n’a rien à voir avec une certaine fascination pour le mal, et encore moins, avec l’idée ressassée selon laquelle la "bête serait logée en tout homme", faisant fond sur une lecture hâtive et tronquée de la thèse de la banalité du mal d’Arendt. Si le consentement meurtrier interroge notre rapport à la mortalité d’autrui, en ce qu’il a partie liée avec cette mort, c’est en tant qu’il questionne les conditions de nos injonctions éthiques (soin, attention…) et la possibilité de leur accomplissement concret dans cet espace sociopolitique que constitue notre monde. En aucun cas, l’analyse du consentement meurtrier ne prend la forme d’une réflexion qui se délecte de la "résignation au meurtre"   comme caractéristique essentielle de l’humanité. Le propos du livre de Marc Crépon ne vise pas à produire, à nouveaux frais, dans une veine sensationnelle, une anthropologie définitive tenant en une affirmation cinglante : "Nous sommes tous des monstres". Bien au contraire, l’objet du livre est éthique et politique : il s’agit de comprendre comment résister au consentement meurtrier en proposant "une ouverture et une extension de la responsabilité  au-delà des frontières nationales, politiques et communautaires"   . L’éthique du care, qui traverse les œuvres de Tronto, Laugier, Butler, en tant qu’elle s’articule autour de la notion de vulnérabilité est mobilisée ici ; elle se fait souci du monde : l’attention, le soin, le secours qu’appellent la vulnérabilité d’autrui – c’est-à-dire "cette donnée structurelle de l’existence qui fait que le cours de la vie peut être entravé, contrarié ou compromis par des blessures, des épreuves, des bouleversements qui l’affectent dans le plus ordinaire de son expérience"   – s’inscrivent comme fins d’un agir visant à "perpétuer et à réparer notre monde" (Tronto)   . L’extension de la responsabilité, objet du livre de Marc Crépon, a ainsi une dimension cosmopolitique : elle est "pensée des relations morales et politiques"   analysée dans l’horizon d’un souci du monde, elle est "éthicosmopolitique".



Ce premier écueil levé appelle aussitôt un examen de la nature des textes mobilisés par Marc Crépon. Pourquoi la littérature ? On pourrait, une nouvelle fois, de manière grossière et mauvaise, se demander ce qu’on lui veut, à la littérature, devenue bien souvent prétexte à énoncer de nouvelles rengaines, de nouveaux propos édifiants et acritiques sur les pouvoirs du romancier, sur l’inanité de la science ou de la conceptualité des sciences humaines devant la puissance évocatrice et émotionnelle du roman, ou encore sur la littérature comme lieu privilégié de l’expression de l’ineffable   . Discours sur la littérature pouvant devenir, dans certains cas, bien troublant, quand  il prend en charge la question du mal absolu ou de l’agir violent humain, en général. Après tout, comme le montre Marc Crépon lui-même   , des productions littéraires, rompues aux plus aveugles idées, aux plus sombres idéologies, ont pu participer à la prolifération des consentements meurtriers – contribuant ainsi à l’élaboration de ce que l’auteur appelait, dans son précédent ouvrage, la "culture de l’ennemi". Qu’est-ce qui peut alors justifier le recours assumé à "la littérature", dans l’ouvrage de Marc Crépon ?  Ce recours n’a rien d’acritique et est circonscrit à l’intérieur d’une réflexion précise sur les ouvertures rendues possibles par les procédés de la littérature, qui en questionne la légitimité et la pertinence pour le déploiement et la thématisation de l’éthicosmopolitique, à partir de l’analyse de certaines œuvres singulières. Il n’y a pas d’usage sacral de la littérature, procédant à l’humiliation de la démarche conceptuelle propre, ici, au discours philosophique. Il y a analyse d’œuvres précises qui soutiennent le cheminement de la pensée, l’amenant à se frayer un passage dans des espaces qu’elle hésiterait à prendre parce qu’ils pourraient prêter à sourire   . Ces œuvres donnent une consistance à des expériences qui ne veulent "pas faire de la violence le dernier mot"   , et dont la simple exposition conceptuelle pourrait apparaître peut-être légère voire décevante. Les œuvres d’Albert Camus, Vassili Grossman,  Kenzaburô Ôé, Karl Kraus, accompagnent les réflexions de Günther Anders, Susan Sontag, Jacques Derrida, Sigmund Freud, Emmanuel Levinas ou encore Judith Butler, permettant la présentification en acte de la bonté, de la révolte, de la honte, de la critique ironique et polémique comme dégagements effectifs de tout consentement au meurtre. Le recours à la littérature n’a rien d’esthétisant ni d’inconséquent ; il s’inscrit, sans confusion, dans le projet d’une politisation de la question de la résistance au consentement meurtrier, et de l’élaboration d’une éthique attachée au soin, à l’attention, faisant voler en éclat les clôtures nationales, ethniques ou communautaires. Pas d’usage mythologique du fait littéraire, donc, mais une réflexion sur l’imagination   , et les stratégies qu’elle peut déployer dans un processus de protestation contre la violence qui ne se retourne pas contre lui-même.

Sorti de ces deux écueils, que l’auteur ne manque pas de souligner à plusieurs reprises, c’est  au sein de cinq chapitres, respectivement intitulés "De la justice", "De la vie", "De la liberté", "De la vérité", "Du monde", que s’élabore cette éthicosmopolitique, liant la question du consentement meurtrier à la pensée du monde et à une certaine conception de la responsabilité  contrant toute "éclipse du soin […] qu’appellent la vulnérabilité et la mortalité d’autrui"   : cet autre qui souffre, qui meurt, et qui n’existe pas dans mon cercle (familial, national, communautaire, ethnique etc.) n’appartient pas à un hors-monde, mais présentifie intensément ce monde   par lequel je lui suis relié.  La négation de cette relation, dont la reconnaissance même impliquerait de fait soin et attention, dévoile la dimension propre du consentement au meurtre, qui n’est que l’autre nom du nihilisme.

Le premier chapitre "De la justice", partant de l’analyse des "géographies du deuil" ("différences entre ceux dont la mort nous affecte et ceux dont la disparition ne semble pas nous concerner"   ) développe cette pensée du nihilisme, à travers un paradoxe qu’on trouve au cœur de l’œuvre philosophique et littéraire de Camus : comment refuser le consentement meurtrier sans passer par la violence ?    Le sentiment d’injustice, le désir de rendre justice aux victimes de violences peuvent s’accompagner, à leur insu, d’un certain consentement au meurtre   .  L’exclusion d’un groupe ou l’indifférence à son sort, préfigurant les formes multiples, variables du consentement au meurtre, peuvent toujours se trouver de bonnes raisons (économiques, sécuritaires, etc.), et ainsi s’effectuer au nom de.  Au nom de la vérité, de la  justice, de l’histoire, se tracent les lignes de partage entre ceux dont la mort apparaît acceptable et ceux dont la mort nous indigne. Dans Caligula et L’homme révolté, Camus analyse et présentifie cette justification du meurtre au nom de l’injustice et le retournement de la protestation contre la mort en consentement meurtrier. La justification rationnelle du crime  constitue le véritable nihilisme, non plus compris au sens nietzschéen d’une "dévalorisation de toutes les valeurs", ni dans sa réduction théologico-morale comme transgression des interdits moraux et religieux. Cette justification, éclipsant le soin et l’attention appelés par la vulnérabilité d’autrui, n’est paradoxalement pas soutenue par une révolte qui trouverait son sens dans leur refus. Or, c’est proprement ce sens de la révolte, qui ne se confond pas avec la vérité d’un programme, qui constitue une voie de résistance à la logique du consentement meurtrier. Elle appelle une philosophie que Marc Crépon identifie clairement dans ce chapitre de L’homme révolté intitulé "Pensée de midi" : une "philosophie des limites, de l’ignorance calculée et du risque"   . Philosophie qui balise le chemin de la révolte en opérant la "limitation mutuelle de la justice et de la liberté ; l’examen des raisons de la violence , un engagement au service de la vie"   , qui récuse tout nihilisme. Cette révolte, pensée "au-delà du nihilisme" (Camus), constitue une voie de dégagement et de résistance au consentement meurtrier, empêchant toute relation partiale à la mort subie et infligée à autrui. La folie meurtrière de Caligula, visant à rendre possible l’impossible, "motif commun de toutes les révoltes"    , présentifie les paradoxes internes à toute révolte s’effectuant au nom d’un programme, et permet de tracer les premières approches d’une protestation conséquente contre la violence, qui loin du spectaculaire des métarécits promettant une fin harmonieuse de l’histoire, explore "la possibilité d’un monde qui ne soit pas déchiré par   [les] consentements meurtriers"   .

Cette conception camusienne de la révolte, sur laquelle fait fond l’éthicosmopolitique de Marc Crépon, n’a rien de superficiel et ne constitue aucunement la protestation innocente de "celui qui reste éternellement étonné devant l’existence de la dépravation, qui persiste à être déçu (ou incrédule) face aux cruautés épouvantables que les hommes sont capables d’infliger d’eux-mêmes à d’autres hommes"   , pour reprendre Susan Sontag dans un passage de son livre Devant la douleur des autres, dont les réflexions traversent la pensée de Marc Crépon dans Le consentement meurtrier. Bien au contraire, la révolte camusienne est habitée par la possibilité du pire et, loin des   imaginaires  d’un monde impérissable,  elle ouvre le problème de "la place du consentement meurtrier dans nos vies"   sans tomber dans le piège et la violence de la résignation au meurtre.



Le deuxième chapitre du livre de Marc Crépon qui explore  ce problème, questionne le lien entre le consentement meurtrier et la vie, ou encore, le "fondement vital" de ce même consentement. L’expérience de la cruauté qui fait constamment irruption dans le vivre-avec, brisant la dimension relationnelle de toute existence singulière, n’est paradoxalement pas extérieure à la vie elle-même. Reprenant les analyses de Freud qui parcourent Considération actuelle sur la guerre et sur la mort ou Malaise dans la civilisation, Marc Crépon montre comment l’œuvre de civilisation, rapportée à sa genèse pulsionnelle,  est "pour et contre la vie"   . Dans la guerre, nous nous accoutumons à voir les gens mourir ; la guerre est cette expression paradigmatique du consentement meurtrier permettant d’en apercevoir son double fondement vital et culturel, produit du processus civilisationnel tel que le conçoit Freud. Reprenant les réflexions menées, déjà, dans son précédent ouvrage La guerre des civilisations, Marc Crépon montre comment certaines instances religieuses, politiques œuvrent à l’instrumentalisation de ces pulsions rendant ainsi concevable la mise à mort de cet autre, désigné comme ennemi, et la "suspension de la responsabilité du soin"   . Mais dans Le consentement meurtrier, l’analyse freudienne de la vie pulsionnelle ne s’arrête pas à l’explicitation des faits de clôture, d’appartenance et de repli identitaire ; elle montre que le consentement meurtrier "fait partie de notre relation à la mortalité d’autrui"   , non pas au sens où toute vie serait prisonnière d’un tel consentement, mais au sens où les relations humaines oscilleraient entre la tentation pulsionnelle de faire le mal pour le mal, et la volonté de "poursuivre l’élargissement du vivre-avec"   dans le respect de l’interdit du meurtre. Ainsi, il faut comprendre l’importance de l’analyse freudienne dans l’économie du livre : loin de nous laisser démunis devant le problème de la cruauté, la pensée freudienne montre à la fois comment la violence appartient à cette vie qui possède aussi en elle les forces, les ressources pour la contrarier. Dès lors les questions éthiques et politiques peuvent se déployer en tentant de penser une "[modification de] la combinaison des pulsions"   : leur enjeu fondamental consistant à repérer ces expériences humaines qui, par-delà la précarité de la relation à l’autre homme, restaurent le lien, et permettent de concevoir les outils institutionnels en vue de sa consolidation et de sa protection.

Quelles sont ces expériences qui nous lient à la communauté des mortels   )? Comment engagent-elles notre liberté face aux rhétoriques de l’identité et de la frontière, multipliant les cercles de nos attachements et de nos (dé)considérations ? Il y va, dans ces questionnements, de la possibilité de concevoir un véritable être-au-monde cosmopolite, problème qui traverse le troisième chapitre du livre, "De la liberté". La restauration du lien et sa consolidation, dont la pensée freudienne laissait entrevoir le chemin, se heurte aux frontières nationales et souveraines des Etats-nations, qui hiérarchisent les responsabilités : famille, amis, concitoyens, Européens, les autres   . Or l’éthique du cosmopolitisme  "s’impose […] comme un désaveu de la tyrannie du choix et de la préférence"   . A travers les romans de Grossman, notamment Vie et destin et Tout passe, et la philosophie de Levinas, Marc Crépon identifie ces expériences qui restaurent le lien à l’autre, par-delà les rhétoriques de la clôture, engageant un certain vécu de la liberté. La manière dont la famine (en tout lieu, et aux causes multiples)  et la demande de nourriture interrogent nos injonctions éthiques  ouvre, de façon paradigmatique, la question d’un monde devenant habitable (Levinas) : "être citoyen du monde", c’est ne pas rester sourd à cette demande, d’où qu’elle provienne. Cette thèse de Marc Crépon n’a rien à voir avec un humanitarisme, qui enserre la relation à l’autre dans une sentimentalité pathologique qui lui dénie la possibilité de se poser comme sujet, malgré les blessures et la précarité qui l’affectent. Elle permet une critique stricte, dont elle donne le critère, des politiques sécuritaires de certaines démocraties occidentales qui ont pu faire de la solidarité un délit. A ce titre, l’expérience de la bonté, restauratrice d’un lien au-delà de la cruauté, telle que l’exemplifient les romans de Grossman ou l’œuvre de Levinas,  ouvre le problème de la liberté, en tant qu’elle peut être soumise à la peur, à la "puissance hypnotique des idéologies"   , aux politiques de stigmatisation comme moyen de gouvernement et ainsi consentir au meurtre, mais aussi en tant qu’elle peut être confrontée à la vulnérabilité de cet autre, qui n’a plus rien d’un ennemi, et apparaît dans sa nudité d’être humain, comme présentification intense et singulière de l’Univers.  S’opposent ainsi deux libertés, celle qui  "catégorise l’autre"   et s’impose comme domination, celle qui exige que rien de cet autre ne soit préjugé   , capable  ainsi de s’ouvrir à la vulnérabilité et à la mortalité exprimée par son visage.

La liberté, pensée au prisme de l’éthique lévinassienne, est ainsi prise à travers la possibilité et la tentation de tuer mais aussi à travers l’impossibilité du meurtre   . L’expérience intense de la liberté qui s’exprime comme responsabilité à l’égard de la vie des autres suppose donc une opération critique, capable de défaire les discours justifiant le caractère discriminant de nos perceptions. L’excellent quatrième chapitre du livre de Marc Crépon "De la vérité", met en œuvre une telle opération critique en mobilisant l’analyse des œuvres de Karl Kraus, Susan Sontag, Judith Butler. Le consentement au meurtre appelle une rhétorique qui s’affranchit de tout rapport à la vérité : discours officiels, raisons d’Etat, qui fondent une pluralité de "géographies de la vulnérabilité"   , présentes en temps de guerre mais aussi en temps de paix, à travers, par exemple, des politiques d’immigration qui alimentent de telles séparations, dans les démocraties libérales contemporaines. Phrases toutes faites, réservations de certains noms péjoratifs,  récits partisans et tronqués, qui se moquent de ce qui est vrai ou de ce qui est faux (voir les usages du mot "terroristes" analysés par Butler après les attentats du 11 septembre 2001, etc.) et visent à saturer la pensée, l’imagination et les affects de représentations nationales et communautaires closes, produits de stratégies de "recentrement" (Butler)   . Les opérations de nomination (désignation de l’ennemi) et de narration (justifier la partition des blessures par un récit) opèrent une scission dans notre reconnaissance de l’autre, distinguant ceux qui méritent d’être protégés de ceux qui ne le doivent pas en ce qu’ils constituent une menace ou apparaissent, du fait de leur barbarie, comme fatalement soumis à une nature contre laquelle rien n’est possible. Par conséquent, tout un travail de décryptage – dont l’œuvre de Kraus constitue un exemple manifeste -  doit être mené pour échapper à l’encadrement de nos perceptions par ces configurations centripètes  du discours, par les formules épidermiques de la haine, afin de laisser apparaître "une appartenance au monde, par principe, critique et déconstructive"   ).

Le dernier chapitre donne, de manière finale, consistance à cette éthicosmopolitique nourrie des analyses de la bonté, de la révolte, et des opérations critiques déconstructives. S’ouvrant sur la mémoire des événements d’Hiroshima et de Nagasaki, à travers les œuvres de Kenzaburô Ôé et Günther Anders, il interroge l’incomplétude du monde et les reconstructions, après la bombe, qui en ont effacé les traces, donnant l’impression d’un monde à nouveau complet. Or, la protestation contre le consentement meurtrier inscrit le souci de cette incomplétude du monde comme devoir : victimes, survivants des conflits, fragilisés, disent quelque chose de cette insécurité fondamentale qui soustrait toute pensée conséquente à l’utopie frivole d’un monde impérissable. Anders, dans L’homme sur le pont. Journal d’Hiroshima et de Nagasaki, décrit  comment le largage des bombes a opéré cette suspension des relations morales, constitutives du vivre-avec, éclipsant le soin, l’attention appelée par la mortalité d’autrui. La honte ("de ce qui est arrivé, de ce qui est, et de ce qui devrait encore pouvoir venir"   ) se présente comme résistance à cette éclipse du soin s’apparentant au consentement meurtrier. Cette honte, loin de tout nihilisme, est hantée par la possibilité du pire, et de cet inimaginable dont paradoxalement l’imagination littéraire nous fait appréhender la "texture d’être" (Idris Murdoch)   : une destruction massive, aveugle, sans haine – à laquelle nous consentons par défaut. La honte d’Anders devant les événements de la bombe atomique constitue un impératif pour penser le monde autrement : "s’interdire d’ajouter aux injustices de l’histoire, celles de l’oubli" et ainsi actualiser, politiquement et juridiquement, "les voies collectives d’un être-contre-la-mort qui ne souffre aucune exception"   .

Cette éthicosmopolitique que construit Marc Crépon se termine, en conclusion, sur la question animale, pour répondre, comme il l’écrit, à une question qui lui fut posée lors du séminaire, qui donna lieu aux développements de ce livre. Si la question animale a sa pertinence, une autre, peut-être, pourra apparaître tout aussi urgente pour le lecteur du Consentement meurtrier. Les catégories de l’éthique du care mobilisées par l’auteur (vulnérabilité, soin, mortalité etc.) ne prémunissent pas de phénomènes  d’invisibilisation (stratégiques, idéologiques, affectifs…) des victimes de violences infligées et subies. Certains lieux géographiques, certaines vies sont rendues invisibles du fait même qu’elles n’apparaissent appréhendables, fatalement, que sous l’angle du secours et d’une vulnérabilité nécessitant le soin. On se rappellera, à ce titre, les réflexions de Mbembe qui, défaisant les  proses (des temps coloniaux et postcoloniaux) qui identifient l’Afrique à une "lacune"   , appellent à déconstruire ces représentations qui n’envisagent la relation aux habitants du continent africain que sur le mode de la philanthropie ou du secours humanitaire. Ces réflexions, peut-être, dessinent les limites d’une éthicosmopolitique centrée exclusivement sur l’éthique du care, qui ne peut être qu’une étape  dans la pleine reconnaissance de la  positivité de ces vies – même affectées par la violence et fragilisées – participant de fait au monde et l’accroissant de leur singularité.

Cependant, loin de fermer les portes à de telles interrogations et les portant même en elle, l’œuvre importante de Marc Crépon, des Géographies de l’esprit à Le consentement meurtrier, trace déjà des réponses, en opérant une véritable déconstruction du récit biographique de l’Europe fondé sur l’idée d’un progrès universel. Cette opération critique déconstructive, qui soutient toute la pensée de Crépon,  est la seule à même d’ouvrir les voies à une pensée cosmopolitique conséquente, non illusoire. Non illusoire, parce qu’elle déterritorialise les lieux du consentement meurtrier, ce dernier n’étant pas le propre d’un groupe ou d’une "culture", désignés de façon plus ou moins fantasmatique et fantaisiste, mais ayant partie liée avec la vie elle-même. Toute éthicosmopolitique conséquente doit ainsi se présenter comme résistance aux multiples géographies de l’esprit et du deuil qui rendent impossibles la relation à l’autre. "Donner la mort à la mort"   (Mbembe), protester et lutter contre les "géographies du deuil"(Crépon)  constituent ainsi, pour notre présent, à travers une critique de la modernité européenne, les injonctions véritables de toute pensée éthique et politique radicale, qui reprend la question du commun et du vivre-avec à la  racine.