Le carnet de circulation, créé pour recenser les populations nomades en France, a cent ans. Instauré le 16 juillet 1902, il est sur le point d’être réformé. Des discussions sont engagées afin d’assouplir son utilisation, alors qu’il apparaît désormais à tous comme une survivance d’anciennes pratiques de contrôle des populations itinérantes, marginalisées comme telles.

C’est pour nous l’occasion de revenir sur la longue entreprise de contrôle et de construction des identités, poursuivie par l’Etat, par le biais du papier officiel, depuis plus de trois cents ans.

Si les papiers d’identité font désormais partie de notre quotidien le plus banal, ils ne furent pas toujours une évidence. L’identification de l’individu s’était longtemps fondée sur la reconnaissance sociale orale. L’introduction du document écrit et officiel révélait le développement de l’emprise de l’Etat sur la société, qui rationalisait un contrôle sans précédent.

Codification

Pèlerins, diplomates, nomades, étudiants : depuis le Moyen Age, les voyageurs furent les premiers objets des vigilantes attentions des institutions. A chaque qualité, son document. A partir de la virulente vague de peste des années 1350, la propagation des maladies était crainte de tous. Le voyageur portait alors sur lui un billet de maladie attestant de sa bonne santé.

De leur côté, les diplomates, les étudiants et les pèlerins présentaient un sauf-conduit à chaque poste de contrôle, qui garantissait à la fois leur sécurité et leur liberté de circulation. L’identité du voyageur importait peu, la qualité du document dépendait essentiellement de son protecteur, signataire du certificat. L’Etat central n’était pas le seul à en délivrer ; rois, princes, évêques, municipalités étaient sollicités pour fournir ces papiers à la nature identificatoire encore très floue.

C’est avec le passeport qu’apparut une forme stéréotypée de ce qui devenait alors progressivement un véritable document d’identité. Signé par le roi, il était délivré indifféremment à ses sujets et aux étrangers et était utilisé en dehors du territoire. Le passeport devint une affaire d’Etat, sa codification faisant l’objet d’actes royaux. Cette rupture intervint non seulement en France, mais dans toute l’Europe, au cours du XVIIIe siècle.

Peu à peu un standard se met en place. Vincent Denis, qui a souligné ce processus dans un important ouvrage (Une histoire de l’identité. France, 1715-1815, Champ Vallon, 2008), repère une "trilogie fondamentale" du passeport, qui s’organise au XVIIIe siècle autour du nom, de la profession et de l’origine. En même temps, apparaissaient les premiers signalements. Il n’y avait qu’un pas vers la révolution identificatoire décrite par Gérard Noiriel (L’Identification. Genèse d’un travail d’État, Belin, 2007).  

L’ordre public

Avec la Révolution, l’identité acquit une dimension avant tout citoyenne. L’esprit avait changé, mais le contrôle des populations itinérantes restait au cœur de la vigilance du pouvoir. Les ouvriers inquiétaient. Perçus comme une menace pour l’ordre public, ils se voyaient contraints de détenir un livret, indispensable pour obtenir un travail.

Instauré en 1803 par Napoléon, ce petit cahier, qui recensait les maîtres successifs du travailleur et qui était visé par les autorités locales, fut avant tout un instrument de contrôle social. Oublier de le présenter au maire, c’était prendre le risque d’être considéré comme un dangereux vagabond et s’exposer à une arrestation. Aboli en 1890, le livret ouvrier en inspirait pourtant un autre.

Le 16 juillet 1912, la République, en perpétuelle quête de maîtrise des populations, instaurait le carnet de circulation pour recenser les non sédentaires. Depuis, tout individu sans revenu fixe et travaillant de manière itinérante est tenu de posséder ce document, dont l’obtention n’est pas évidente. Trouver une commune de rattachement, c’est la première tâche du nomade en quête de reconnaissance officielle.  Celle-ci – si elle existe – n’est pourtant pas complète et certainement pas politique.

Bien sûr, le détenteur du carnet peut voter, comme l’ensemble de la communauté citoyenne. Encore faut-il qu’il prouve son rattachement à la même municipalité pendant au moins trois ans. Un citoyen sédentaire n’a, en revanche, besoin que de six mois de résidence dans une commune, pour être autorisé à s’inscrire sur les listes électorales. L’identité ambivalente qui en découle – nomade marginalisé par le carnet, Français de plein (ou presque) droit par la carte nationale d’identité – est en ce moment remise en cause. Le sénateur UMP Pierre Hérisson, président de la Commission nationale consultative des gens du voyage, s’apprête à déposer une proposition de loi au Sénat pour abolir les livrets de circulation, reconnaître la caravane comme logement et rétablir un régime de droit commun. La préservation de l’identité républicaine de chacun semble passer par l’abolition de ce document, désormais uniquement perçu comme un instrument d’exclusion.

La carte du citoyen

Il existe évidemment toujours des documents d’identité divers, revêtant chacun une fonction précise. Celle de la carte d’identité n’est autre que d’attester de l’appartenance d’un individu à la communauté nationale. Tandis que l’Ancien Régime cherchait à resserrer son contrôle sur les populations mobiles, la France postrévolutionnaire exprimait une vision citoyenne de l’identité, symbolisée par la carte.  

Mise en circulation en 1921 pour freiner la fraude, elle marque la fin de l’identification orale et subjective des individus. Rendue obligatoire par le gouvernement de Vichy, dans un contexte de pression sociale croissante, facultative depuis 1955   , elle continue d’alimenter les discussions, jusqu’au Conseil constitutionnel – le projet de carte d’identité biométrique a été en partie rejeté par le Conseil qui l’a jugé anticonstitutionnel, en raison du manque de proportionnalité entre les données demandées aux citoyens pour obtenir la carte et les données réellement nécessaires pour la lutte contre la fraude, présentée comme la raison officielle du texte.

Ce n’est surtout pas le dérisoire débat sur l’identité nationale d’il y a deux ans qui nous l’aura appris. Mais le papier officiel et les principes qui l’accompagnent, voilà ce qui constitue aujourd’hui notre identité.