Une traversée de l’œuvre de René Char, ce poète qui a éprouvé les maux de son temps comme des atteintes faites à sa propre chair.

Dès lors que de nouveaux documents sont mis à la disposition du public, il est important de réviser les commentaires conçus à propos de l’œuvre de tel ou tel écrivain. C’est désormais le cas de René Char, puisque des documents inédits sont rassemblés et consultables à la Bibliothèque Jacques-Doucet à Paris, à la médiathèque Valery-Larbaud de Vichy et à l’IMEC à Caen. L’auteure de cet ouvrage a eu, de plus, accès à la bibliothèque du poète à l’Isle-sur-Sorgue, ainsi qu’à des versions dactylographiées des textes. Elle a aussi pu consulter les éditions de textes cités, utilisées par Char, notamment les éditions des œuvres de Friedrich Nietzsche lues et annotées par le poète.

Confrontée à cette documentation, il lui fallait aussi disposer d’un projet susceptible de la guider au cœur de cette masse documentaire, et surtout capable de l’aider à valoriser telle ou telle option d’analyse. C’est ainsi que le thème de l’utopie est venu en avant. René Char, effectivement, n’a cessé de répéter, tout au long de sa vie, son refus des idéologies tournées vers un avenir chimérique. Il jugeait l’esprit de l’utopie incompatible avec ses exigences éthiques. Plus globalement, Char ne cessera de dénoncer les utopies progressistes qui sacrifient le présent pour un avenir susceptible de se retourner en son contraire. Mais, il fallait non moins faire remarquer rapidement que ce refus demeurait également marqué par un certain souffle de l’espérance. Il ne fallait pas oublier ce beau vers de Char : “À chaque effondrement des preuves le poète répond par une salve d’avenir”.

Armée de ces perspectives, l’auteure pouvait alors interroger les fondements et les caractéristiques de l’éthique charienne. Pour être une éthique, elle ne cesse de tenter de pulvériser la morale courante, les représentations que produisent la poésie cherchant à renverser de fond en comble l’ordre des choses. Elle débouche sur l’énoncé de nouvelles règles de vie, par-delà le Bien et le Mal, suivant les termes mêmes de Nietzsche, dévastant alors les impératifs de la morale classique. Mais elle se fait aussi violente puisque, au temps du Marteau sans maître, aucun progrès de l’humanité n’est possible sans anéantissement de ce qui est, aucune avancée authentique n’est possible sans cataclysme. L’auteure fait, à cette occasion, le repérage pointilleux des images (en général telluriques) des fatals engloutissements que Char promet.

Mais c’est aussi d’emblée une éthique de l’écriture. C’est d’ailleurs ce pourquoi Char rejette clairement, dès 1936, l’écriture automatique qu’il a pratiquée aux côtés des surréalistes. Mais il ne tient plus à défendre la thèse de Breton selon laquelle l’artiste ne serait pas responsable de sa propre production. Donner voix à l’inconscient est une chose, la responsabilité de ce qui est, et donc de l’écriture, demeure entière. Il ne cessera plus de prendre ses distances avec ce mouvement, d’autant qu’un certain nombre d’affaires tendront encore plus leurs relations (affaire de l’adhésion au PCF, affaires Aragon).

Cela étant, c’est surtout la gravité de la situation politique en Europe qui incite Char à reconsidérer, vers 1935-1936, ses rêves de destruction et de régénération de l’éthique et de la morale, et à refonder, loin de l’utopie surréaliste, ses exigences éthiques et poétiques. Les menaces de l’hitlérisme, le fascisme et le stalinisme font peser sur l’humanité un poids tel qu’il n’est plus question de revendiquer une prétendue irresponsabilité du poème. On ne peut plus s’exclure de l’histoire et se réfugier dans l’esthétisme.

Mais alors comment refuser à la fois la soumission à ce qui a été et la soumission à ce qui devrait être, sinon en donnant corps à la notion de présent. À la manière de Sénèque ? Sans doute. Mais aussi en lien avec le Camus de L’Homme révolté. Autrement dit, rien ne doit aboutir à une quelconque résignation, surtout pas dans cet Occident qui s’est affaissé.

D’autant que tous les hommes sont embarqués de la même manière dans le monde. Et d’ailleurs, c’est à eux tous que le poète s’adresse, puisque la poésie authentique s’origine dans les noces de l’homme et du monde. Même s’il arrive à Char de souligner sa volonté d’exclure certain public de son œuvre, qu’il estime incapable de comprendre, ce congé altier laisse la porte ouverte à l’humanité entière : des résistants et maquisards aux artisans, des artistes aux ouvriers.

Quel est le monde de Char ? Ce n’est certainement pas le monde de la technique qui abêtit l’homme, l’incite à la paresse sous prétexte d’améliorer sa vie. La technique produit des hommes automates marchant d’un pas somnambule. Elle fait aussi alliance avec la violence. Contre toute illusion progressiste, le poète suggère que le nazisme est profondément ancré dans le progrès industriel et n’est possible que dans les sociétés développées. Le génocide des juifs d’Europe n’aurait pu se réaliser sans l’industrie. L’extermination de masse a besoin de technologies scientifiques de pointe. Fort de cette position sur la technique, Char rejoint paradoxalement le Heidegger, mais de Sein und Zeit, et exalte l’ancienne notion de “secret de la nature” à préserver.

Il s’en prend à l’hubris de l’esprit technicien qui s’efforce de jeter une pleine lumière sur les choses. L’homme de la technique jette sur le monde une lumière artificielle qui aveugle les hommes plutôt qu’elle ne les éclaire. Du coup, Char remet en cause la notion de civilisation dans la mesure où elle s’est révélée capable de pactiser avec son apparent contraire, la barbarie. Au demeurant, le Bien et le Mal ne sont pas des entités fixes, mais des relatifs inséparables. Char a bien suivi la leçon de Nietzsche. Mais ce pourrait être aussi celle d’Héraclite. Char cite encore, à ce propos, Shakespeare : Ariel et Caliban, le bien et le mal, l’un ne pouvant aller sans l’autre.

Encore n’est-il pas question de se laisser aller ! Char déploie une désillusion non résignée. Le pessimisme incite à lutter, à persévérer dans les refus, et surtout à ne jamais risquer de légitimer l’ordre existant. Il importe de garder les yeux ouverts parce qu’il est dans la nature même de la vie de n’exister que comme affrontement de résistances. Est-ce cela que Char nomme la “santé” ? Sans doute, c’est-à-dire la confrontation au mal, au risque et au dépassement de soi. Et d’ailleurs, le poète ne cesse de recourir aux humeurs du corps pour traduire le climat d’une époque, pour qualifier une façon de penser ou d’agir.

Toutefois, le poète peut se faire médecin de la civilisation. C’est en ce point que l’auteure débouche sur l’étude des Feuillets d’Hypnos, ce recueil de Char où se manifestent avec le plus d’insistance ses exigences éthiques. On y trouve au moins quatre éléments centraux : des réflexions morales, des exhortations envers soi-même, la mise en évidence d’une discipline d’écriture et la formulation de règles d’action. Bien sûr, le texte est hanté par la résistance, par le courage, la lucidité, l’audace et la prudence des compagnons d’armes. Char puise en leur action des notions assez amples : la discrétion, la maîtrise de soi, le souci d’équité, le sens de la solidarité, l’abnégation et la tempérance.

Certes, des réminiscences sadiennes croisent encore l’éthique. Mais elles y ont une place dès lors qu’elles soulignent l’opposition de la vie et du mécanique. C’est le Sade qui n’hésite pas à se risquer, qui est ici encore célébré. Sade, une autre figure de la Résistance ? Cela dit, le poète multiplie dans ces Feuillets les conseils et les injonctions afin de mieux définir une posture d’homme digne au cœur de l’action. La poésie devient une forme d’écriture qui engage, à défaut de devenir de la poésie engagée (ce que Char refusera toujours). L’auteure remarque d’ailleurs que nombre d’énoncés des Feuillets définissent des règles de conduite qui reprennent, dans une certaine mesure, toute une tradition philosophique, depuis les stoïciens jusqu’à Kant. La volonté devient un vouloir affirmateur et garant de soi-même. L’homme doit avoir le souci de tenir ses promesses.

Char condamne l’attitude stoïque qui conduit à l’inactivité. Il récuse tout repli sur soi-même. À quoi il oppose la figure de l’homme d’action entièrement concentré sur la tâche présente. Mais c’est pour mieux aboutir à la construction d’une éthique de la parole. Char déteste la rhétorique infinie et les discours pompeux. Ses textes d’ailleurs relèvent d’une évidente brièveté d’énoncés. Il veut mettre fin à l’inflation du langage. Au demeurant, le résistant qu’il est, durant toute une période, n’a pas le temps d’écrire longuement. Et plus généralement, Char aime la parole compacte et saillante. Cette éthique de la parole a conscience d’avoir à déployer la responsabilité morale que tout poète éprouve à l’égard de son lecteur.

Nous n’avons évidemment pas évoqué les mille ressources de cet ouvrage. Bien des points, des remarques, des analyses, des rapprochements (avec Walter Benjamin, par exemple) mériteraient encore un commentaire. Il suffira pour terminer de souligner que cet ouvrage doit être déposé dans les bibliothèques à côté des œuvres complètes de Char, dont elles proposent un parcours susceptible de réveiller chacun des lecteurs endormis.