Le 9 juillet dernier, le Soudan du Sud a fêté le premier anniversaire de son indépendance, obtenue après une longue et meurtrière lutte armée contre le gouvernement soudanais de Khartoum. Pour autant, l’envie a largement fait défaut aux habitants de Juba pour célébrer cet évènement, tranchant par là-même radicalement avec l’euphorie qui avait marqué la naissance du plus jeune Etat de la planète un an plus tôt. Il faut dire qu’entre temps, les affrontements avec le puissant voisin du Nord s’étaient poursuivis, empêchant ainsi le Soudan du Sud de se développer, brisant les espoirs que ses habitants avaient placés dans les richesses pétrolières.

Une première année d’existence sombre donc et qui a été ponctuée par un anniversaire sur fond de tensions exacerbées avec Khartoum. Celui-ci peut être pour nous l’occasion de faire le point sur la situation des deux Etats, notamment sur celle du Soudan du Sud au terme d’une année d’indépendance, et sur les défis herculéens que les autorités de Juba, à commencer par le Président Salva Kiir, doivent aujourd’hui relever.

Un conflit toujours présent, poursuite de la lutte d’indépendance et conséquence d’une sécession mal menée

Le premier défi que doit relever le Soudan du Sud est l’actuel conflit larvé qui l’oppose à son puissant voisin du Nord. Ce conflit trouve des origines multiples, à la fois dans l’histoire ancienne et dans l’histoire récente, rendant de ce fait sa résolution plus compliquée...

Les origines anciennes remontent à l’indépendance, en 1956, du "Soudan anglo-égyptien". Alors que sous la colonisation britannique, Soudanais du nord, de culture arabo-musulmane, et Soudanais du sud, animistes, chrétiens et de culture tribale traditionaliste, étaient placés sous administrations différentes, le Royaume-Uni, fidèle en cela à sa tactique d’affaiblissement des Etats récemment décolonisés pour mieux y préserver son influence, les a unis lors de son départ au sein d’un même et seul Etat. Dès le lendemain de l’indépendance, les Soudanais du nord, majoritaires dans le nouvel Etat, revinrent sur leurs promesses faites aux provinces du Sud de créer un Etat fédéral, ce qui conduisit à une première guerre civile de 17 ans (1955-1972). La décision du gouvernement de Khartoum, en 1983, d’étendre le droit musulman, jusque-là cantonné aux droits personnel et pénal, à l’ensemble des branches du droit, déclencha une seconde guerre civile qui ne prit fin qu’en 2011, avec l’indépendance des provinces du Sud. Au total, sur 55 ans de destinée commune, les deux ensembles n’auront connu qu’onze années de paix, conduisant à un bilan humain dramatique, avec deux millions de morts et quatre millions de déplacés. Un phénomène qui explique assurément le ressentiment, voire la haine, qui oppose les deux nations et les tensions actuelles.

Les origines récentes du conflit remontent au processus qui, à partir de 2005, a mené à l’indépendance des provinces du Sud. Un "Accord de paix global", signé le 9 janvier 2005 entre le gouvernement de Khartoum et les rebelles de Juba, prévoyait qu’un référendum d’autodétermination serait organisé dans les provinces du Sud le 9 janvier 2011 et que pendant cette période intérimaire, les points cruciaux devaient être réglés. Il s’agissait notamment de tracer une frontière commune longue de 1800 kilomètres, de fixer les règles de partage des ressources pétrolières et d’encadrer la répartition de la dette. Mais les tensions subsistantes entre les deux parties conduisirent à un sabotage en règle des négociations et lorsque le référendum conclut à près de 98% en faveur de l’indépendance, aucun de ces problèmes n’était réglé. Le 9 juillet 2011, ce fut donc un Etat en désaccord profond avec son voisin sur les frontières, les ressources pétrolières et la dette qui naquit. Le principal point de friction était – et est toujours – la souveraineté de certains territoires frontaliers riches en pétrole, notamment sur la région du Heglig, située en territoire soudanais mais revendiquée par Juba.
 
Antagonismes anciens ayant dégénéré à la haine réciproque entre les deux nations, opposition actuelle sur des questions essentielles, tous les facteurs étaient réunis pour que les affrontements se prolongent au-delà de la sécession du Sud. Aucun des deux pays n’ayant la capacité financière de mener une guerre conventionnelle, Soudan et Soudan du Sud se livrent donc à une guerre par procuration, de "basse intensité" toutefois. Les affrontements sont en effet menés par des groupes armés locaux en rébellion contre le gouvernement central de leur Etat et soutenus par celui de l’Etat voisin. En cela, les tensions actuelles ressemblent à la guerre civile qui a ravagé le pays avant la sécession du Sud. Les tensions ont dégénéré en affrontements armés en mars et mai derniers, lorsque pour la première fois depuis la sécession, des combats frontaliers ont opposé les armées des deux pays. L’armée sud-soudanaise a occupé en avril la région pétrolifère d’Heglig, située au Nord, conduisant Khartoum à y intervenir militairement pour chasser les forces de Juba, faisant près d’un millier de morts, et à pousser son avantage en procédant à des bombardements aériens tout aussi meurtriers sur une autre région riche en pétrole, celle d’Unité, située au Sud.

Le cadeau empoisonné des richesses naturelles : pétrole et dépendance

Le deuxième défi que doit relever le Soudan du Sud est la grande dépendance dans laquelle il se trouve vis-à-vis de son voisin et ennemi du Nord. Avant la sécession, le processus intérimaire de paix avait permis au Soudan de développer un balbutiant mais prometteur secteur pétrolier (trentième rang mondial), qui avait atteint en 2011 une production journalière de 450 000 barils. Les champs pétroliers étaient pour les trois-quarts situés au Sud alors que les infrastructures essentielles au commerce (raffinage, port maritime de Port-Soudan) étaient localisées dans le Nord. On comprend dès lors l’état de dépendance dans lequel se trouve Juba, riche en pétrole mais incapable de l’exporter sans le concours de son ennemi… Cette situation d’extrême dépendance était d’ailleurs l’un des deux motifs pour lesquels Khartoum a accepté sans rechigner l’indépendance de ses provinces du Sud : le président soudanais Omar Al-Bachir avait très bien compris qu’il lui serait plus aisé de contrôler un Sud indépendant mais incapable de faire le commerce de ses ressources naturelles sans lui qu’un Sud non indépendant, ne tirant pas profit de ses richesses et incité par là-même à la rébellion permanente.

Les conséquences douloureuses de cet état de fait ont très vite été ressenties à Juba. Après la sécession, Khartoum a réclamé un prix de 32 à 36 dollars par baril pour le transit du pétrole, soit un tarif nettement plus élevé que la moyenne internationale proche pour sa part de 21 dollars. Juba a refusé de payer, le pétrole extrait du Sud et se trouvant au Nord a alors été saisi et vendu par Khartoum, conduisant le Soudan du Sud à interrompre sa production et ses exportations et à priver le Nord des frais de transit. Si Khartoum a été touchée par ces interruptions (inflation galopante et mesures drastiques d’économies qui ont entraîné un mouvement de protestation proche de ceux des "Printemps arabes" et une vague d’arrestations), Juba, dont 98% des revenus proviennent de la rente pétrolière, les a pour sa part subies de plein  fouet.

Cette chute des revenus a placé Juba dans une autre dépendance, qui n’est guère plus bienveillante à son égard : celle de Pékin. En effet, pour financer en ces temps de veillées d’armes une armée qui absorbe 28% du budget national, le Soudan du Sud a dû se résoudre à solliciter de la Chine en avril un prêt d’urgence de huit milliards de dollars pour équiper son armée, en échange de la construction d’un oléoduc chinois acheminant le pétrole sud-soudanais vers les ports kenyans.

Une nation où tout est à construire

Enfin, dernier défi, mais qui n’est pas le moindre pour les autorités de Juba : construire une nation. La tâche est loin d’être aisée, tant sur le plan du sentiment national que sur celui purement matériel. Si le pays a en effet longtemps été uni autour de la lutte pour l’indépendance, il doit depuis la sécession affronter la disparition de ce ciment collectif qui a ouvert la voie l’an dernier à de meurtrières violences tribales. Il doit également construire des infrastructures jusqu’à présent inexistantes et assurer le développement humain d’une population actuellement illettrée à 73% et dont le taux de scolarisation dans le secondaire est à peine de 6%. Un défi gigantesque pour un pays corrompu où, selon un rapport de l’ONU en date du 5 juillet dernier, plus de 70% des aides internationales disparaissent sous l’effet de la corruption.

Lueurs d’espoir ?

Toutefois, le Soudan du Sud peut espérer une amélioration à terme de sa situation. En effet, la seconde raison pour laquelle Omar Al-Bachir a accepté son indépendance est le chantage qu’il compte faire à la communauté internationale. Victime de sanctions imposées par cette même communauté en raison de ses violations des Droits de l’Homme, il espère qu’elles seront levées lorsqu’il aura démontré qu’elles font du Soudan du Sud une victime collatérale. Les sanctions ont en effet amené les grandes puissances à ne plus commercer avec le Soudan : Juba ne peut donc plus exporter son pétrole puisqu’il transite par le Soudan et ne peut donc pas se développer. Mais pour que son raisonnement soit pris en considération par la communauté internationale, encore faudra-t-il qu’il prouve qu’il ne fait pas que procéder à un chantage et que la levée des sanctions profitera bien au Soudan du Sud. Une attitude plus conciliante avec Juba sera alors nécessaire, au plus grand profit du Soudan du Sud. Cette politique a déjà commencé : les rébellions soutenues par le Nord au Sud, notamment dans l’Etat du Jonglei, ont fortement diminué leur activité, dans une volonté d’apaisement de la part de Khartoum.

En outre, Soudan et Soudan du Sud ont la relative chance de partager un partenaire puissant, la Chine. Pékin est en effet le premier acteur de l’exploitation du pétrole soudanais grâce à de lourds investissements réalisés depuis 1999 de part et d’autre de la frontière, ce qui a fait des deux Etats réunis un des premiers fournisseurs de pétrole de l’empire du milieu. La Chine aurait donc trop à perdre en termes financiers et d’approvisionnement énergétique en cas de guerre entre les deux pays qui paralyserait totalement l’activité pétrolière… On peut donc espérer des pressions extérieures chinoises pour amener les Soudans à la table des négociations. Déjà, la Chine a fait savoir qu’elle était prête à coopérer avec les Etats-Unis pour trouver une solution à la crise. Tout espoir n’est donc pas banni en ce premier anniversaire de l’indépendance sud-soudanaise…