Plaire ou déplaire au public ? Ce n’est finalement pas seulement une affaire de choix, mais aussi une affaire de codification des mœurs des écrivains.

Est-ce qu’un écrivain publie une œuvre pour un public ou à l’adresse de tous ? Est-ce qu’un artiste œuvre en fonction d’un public, afin de le séduire, ou dans l’oubli du public mais tout de même bien à son attention ? Ces questions, on le sait, accompagnent les lettres et les arts depuis leur constitution autonome, c’est-à-dire depuis que les œuvres sont modernes, sont devenues des propositions intégrant une adresse indéterminée à tous. Plus précisément, depuis la rupture avec des arts soumis à la célébration ou au divertissement de l’autorité, instaurant alors des œuvres ouvertes inédites. Mais ces mêmes questions reviennent de nos jours au-devant de la scène, depuis que les industries culturelles s’occupent de séduire le public. C’est qu’au milieu des discussions soulevées se tient la perspective du plaire et du déplaire, déployée par le XVIIIe siècle.

C’est autour de Rousseau que l’auteure de cet ouvrage, professeur agrégé de lettres classiques, articule son analyse, fort savante et fort bien étayée, de la réception des œuvres. Pourquoi avoir choisi l’exemple de Rousseau ? Entre autres parce qu’aucun écrivain n’a autant plu et déplu à la fois. Enthousiasmes et irritations accompagnent chacune de ses publications. Mais, plus encore, Rousseau a toujours revendiqué de déplaire à la majeure partie de son lectorat. Il met à distance “son” public. Il ne cesse de déclarer son indépendance à son égard. En un mot, l’auteure veut explorer, par ce “cas”, “les conflits d’une écriture classique désireuse de s’affranchir des exigences esthétiques et morales d’un public auquel elle ne renonce pourtant pas à s’adresser”. Rousseau met en cause le devoir de plaire dont le XVIIIe siècle hérite du siècle précédent. Dans ce dessein, il dresse une image de son public qui doit s’accorder avec l’image qu’il se fait de son rôle dans la société. Il prend sa part dans un engagement de communication dont il importe de délimiter les qualités. Ce n’est donc pas tant la réception des textes ni proprement l’horizon d’attente du public qui intéresse l’auteure, que leur appréhension et leur anticipation par un auteur.

Mais pour comprendre cela, il convient de faire un détour. L’auteure nous propose donc de fixer d’abord le vocabulaire et les enjeux de sa recherche sur l’art de plaire et de déplaire. Elle traverse ainsi une brève histoire de la rhétorique destinée surtout à montrer que le XVIIIe siècle hérite du système de la rhétorique antique, et particulièrement des préceptes de Cicéron et de Quintilien, au point que le jeune Rousseau, précepteur chez M. de Mably, préconise pour son élève la lecture et l’apprentissage par cœur du Quintilien en circulation à l’époque. Ce n’est d’ailleurs pas que les normes de l’art de dire ne soient pas contestées. Mais elles sont en usage. Plaire et être utile sont ainsi les deux buts traditionnellement mis en balance dans les poétiques. Tout est affaire de pouvoir et d’effets sur le lecteur. Et le règne de Louis XIV signe l’épanouissement d’une esthétique du plaisir que Jean de la Fontaine reconnaît comme privilégiée : “On ne considère en France que ce qui plaît.” C’est dans ce cadre que la perspective littéraire du “plaire” prend son sens. L’esprit habile se projette désormais à la place de son lecteur.

Mais lorsqu’il s’agit de Rousseau écrivain, la perspective change. On sait que Rousseau range Corneille aux côtés de Molière parmi les auteurs incriminés de la Lettre à d’Alembert. Corneille veut plaire, et quête l’applaudissement universel. Molière flatte la société qu’il veut corriger. Et d’autres écrivains ne cessent d’étudier les goûts de la cour pour trouver l’art de réussir. Fontenelle, qui ne dédaignait pas non plus d’être utile, ne pensait pas pouvoir l’être sans séduire ou divertir le public, soit le saisir dans son humanité déraisonnable et sensible. Et l’auteur de remarquer cependant que le plaire n’est plus ni facultatif ni gratuit, à partir du XVIIIe siècle. Il se donne comme l’obligation d’auteurs dont l’établissement dépend désormais du suffrage d’un public institué arbitre en matière de goût.

C’est aussi que la sociabilité change. Elle devient plus chaleureuse que l’honnêteté classique. Affaire de sensibilité et de désir d’être aimé. Cela étant, lorsque Rousseau entre dans la carrière des Lettres, plaire n’est plus tant le privilège de l’écrivain que sa mission. L’écriture est reconnue comme une forme de sociabilité et le plaisir du lecteur est envisagé comme une fin. Lui-même, jeune encore, cherche les louanges et les encouragements. Il entame des essais qui sont autant de recherches en désir de plaire, même s’il est incertain sur les moyens d’y parvenir. Autour de la musique, il en appelle encore au jugement du public.

C’est pourtant à partir de ce fond qu’il décide de renoncer à plaire, mais sans doute aussi à solliciter le jugement. L’année 1749 est typique à cet égard. Il sort du dilemme : ou bien la course aux honneurs qui rendrait justice à ses talents, ou bien une retraite propice au bonheur. Dans la préface du Discours sur les sciences et les arts, il se dit résolu à prononcer une parole de vérité sans se soucier de la rendre ni plaisante ni même audible. À l’applaudissement universel qu’envisageait encore Corneille, Rousseau oppose le blâme universel auquel il s’attend. Et l’auteur de commenter : “Les années qui suivirent la parution du premier Discours signent donc la volonté de Rousseau de rompre ave le public pour se poser en homme libre, affranchi des contraintes de l’opinion et uniquement soumis à la voix de sa conscience et de la vérité.”

Rousseau retourne alors le désir de plaire, mais après en avoir dégagé les fondements. Son analyse se dégage dans le deuxième Discours. Il y devient l’une des modalités de l’amour-propre, lequel est une passion sociale, factice, qui porte l’homme à se comparer et à se préférer à autrui (par opposition, comme on le sait, à l’amour de soi). Si, comme il est montré, la thèse est pour partie empruntée à Pierre Nicole et à Bossuet, elle vise bien à insister sur le fait que le désir de plaire, en créant de la différence, entraîne à terme une désintégration du corps social. Il désaccorde ses membres, alors même qu’il semble tisser des liens étroits entre eux. C’est alors la Lettre à d’Alembert sur les spectacles qui porte le deuil de ce qu’elle éreinte définitivement. Au désir de plaire, Rousseau oppose la vérité et la vertu.

Pour comprendre la position de Rousseau, dans toute sa complexité, il convient cependant de souligner qu’au XVIIIe siècle, la manière de penser le public change. L’auteur s’appuie sur les travaux de Jürgen Habermas pour faire valoir les modifications du public : la formation d’un lectorat nouveau, une audience politique et artistique plus large et une sphère publique réactive. Simultanément, la manière de l’aborder prend une autre allure. S’agissant d’un public qui se voit conférer une certaine autorité en matière de goût, il croît et se diversifie. Il intervient aussi. Rousseau reçoit un abondant courrier de lecteurs. Le public de théâtre, par exemple, devient actif, turbulent, frondeur, il n’hésite pas à organiser des résistances collectives aux interventions du pouvoir dans la seconde moitié du siècle. L’art devient bien une affaire de public. Les “gens du commun”, comme on le dit à l’époque, invités à jouir des plaisirs du goût et à exercer leur jugement, deviennent les détenteurs d’un privilège jusqu’alors réservé aux commanditaires. Enfin, le public est de plus en plus fréquemment invoqué au cours du siècle. Il devient rapidement une sorte d’instance concurrente à celle du roi. Malesherbes l’érige en tribunal indépendant de toutes les puissances. Il ironise auprès de ses collègues de l’académie sur leur pouvoir perdu, face à un public qui se substitue à eux pour ce qui relève du jugement. Au public, un pouvoir symbolique. D’ailleurs, le public se conçoit moins comme une personne collective, un corps politique, que comme un collectif d’hommes dont les intérêts individuels priment sur ceux de l’État.

Arlette Farge, requise par l’auteur, lui prête alors cette idée : le public fait l’apprentissage de la parole en émettant des avis sur tout. Extraordinaire prolixité, voilà ce qui marque cette parole. Mais personne n’est dupe non plus. Il n’est jamais certain que la valeur d’une œuvre soit identifiable à la force de l’applaudissement public. Non, le public ne saurait suffire à sanctionner la beauté d’une œuvre ! D’ailleurs, chercher le suffrage public équivaudrait à compromettre les véritables beautés de la composition. Diderot n’a-t-il pas rédigé un ouvrage sur le jugement public et son inconstance ?

Du point de vue de Rousseau, les choses se compliquent cependant. Il ne confond pas toujours le public, le peuple et la multitude. S’il ne souhaite pas se mettre sous la dépendance du public, il n’en est pas de même en ce qui regarde le peuple. L’auteur nous propose, à cet effet, une formule intéressante : “Le public occupe donc aux yeux de Rousseau la position ambiguë de juge légitime mais inapte à juger et de souverain en état de minorité, appelant les soins d’un tuteur.”

Pour terminer l’analyse, l’auteure approche la manière dont le public et les critiques réagirent aux déclarations de sécession de Rousseau. Généralement, les réactions consistent en réfutations des propos. Parfois on reproche à Rousseau son dogmatisme. Dans d’autres cas, ce sont les agressivités de ses écrits qui frappent. Mais dans certains cas, les réactions vont plus loin. On incrimine ce qu’on appelle les “hypocrisies” de l’auteur. Ce n’est donc pas sans peine que Rousseau rompt avec toute conciliation.

Et pour contrebalancer son analyse, l’auteure renforce son dossier en étudiant les références au “plaire” dans l’œuvre du philosophe. Il est vrai que le désir de plaire n’est pas exclu de ses ouvrages, et il est même référé dans son travail, solidement ré-amarré au sentiment d’amour dont il procède. Encore Rousseau ne cesse-t-il de renforcer la différence entre le plaire de la mondanité et la manifestation spontanée d’un sentiment libre qui consiste à écarter l’hypocrisie flagorneuse. Avec cette curiosité, si l’on veut, que cet art de plaire, chez le Rousseau de la maturité, revient en force lorsqu’il est question de Sophie, le pendant féminin d’Émile. Plaire serait donc finalement la destination de la femme ? Le goût de la parure chez la femme ne serait-il pas le signe d’un art de plaire qui se développerait dès l’enfance chez la femme ?

Il reste que, l’auteure le remarque à bon droit, l’agressivité de Rousseau diminue en vieillissant. De la sentence maximale objectée au public, il passe à un recours à l’argumentation plus doux aux oreilles du public. Il renonce à son audience de scandale. Le zèle de la dispute diminue. Un nouveau respect du lecteur et du public vient en avant. Il se contente désormais de soumettre une idée et de donner au lecteur la possibilité d’en juger en connaissance de cause. Le dialogue est maintenu ouvert, avec un public dont l’horizon demeure indépassable.