Selon notre scanner, cet ouvrage "philosophique" sur la lecture cérébrale n’a pas stimulé les aires du plaisir de notre rédacteur mais a surexcité ses fibres C.

Sur dix courts chapitres, Lire le Cerveau en passe cinq   à nous raconter une histoire, une histoire que l’on pourrait classer dans la catégorie de la fiction d’anticipation. Tout commence en 2009, lorsque M., une jeune neuroscientifique publie une étude dans laquelle elle prétend pouvoir déterminer par imagerie cérébrale les intentions de ses participants. Bien sûr, l’étude a ses limites : elle permet juste de discriminer l’intention d’additionner ou de soustraire, et le taux de prédictions justes est uniquement de 70%. Cela ne l’empêchera pas d’avoir de sérieuses répercussions.

Nous n’entendrons plus parler de M. Le récit va vite se focaliser sur Georges Smart, docteur en psychologie cognitive. Stimulé par l’article de M., Smart va décider de perfectionner la technique en cherchant à détecter par imagerie cérébrale l’intention de faire sauter la Tour Eiffel. Les implications potentielles d’une telle technologie pour la lutte contre le terrorisme attireront très vite l’attention des militaires, et plus particulièrement celle du lieutenant Trams (dont le nom, par une étrange coïncidence est celui de Smart, écrit à l'envers).

Jusque-là, rien de bien nouveau. Le véritable twist intervient lorsque Smart et Trams se heurtent dans leur entreprise à une des limites de cette technologie : les différences inter-individuelles. Ce n’est pas parce qu’une certaine localisation correspond chez un sujet à l’intention de faire sauter la Tour Eiffel qu’elle y correspond aussi chez une autre personne. Du coup, impossible d’utiliser l’imagerie cérébrale pour décoder les intentions d’un individu qui ne se serait pas une première fois prêté volontairement au jeu. Pour pallier à cette difficulté, Smart et Trams décident de populariser cette technologie et de la rendre accessible au public, ce qui permettra de collecter des données sur tout un chacun. Le brain reader (BR) est né, nous sommes alors en 2020.

La suite du récit raconte les transformations successives d’une société dans laquelle le BR est devenu un produit de masse. Imprécis et de la taille de gros ordinateurs au départ, les BR se miniaturisent et acquièrent de nouvelles fonctions. Dans un premier temps, le BR n’est qu’un gros ordinateur auquel on se branche par un casque et qui, après entraînement et calibration à partir d’une base de données, permet de projeter ce à quoi on pense sur un écran. Puis, il devient portatif et permet de lire les pensées des autres. Cela mènera bien entendu à une évolution supplémentaire : le BR sera bientôt muni d’une commande permettant de supprimer les pensées que nous ne voudrions pas voir exposées aux autres. Chaque jour, avant de sortir, les utilisateurs du BR font ainsi leur "toilette" mentale   , éliminant les états mentaux socialement indésirables.

Le récit développe en longueur les changements de société suscités par l’usage croissant du BR. Outre le fait que les gens cessent bientôt de parler pour ne plus communiquer que par la pensée, le récit décrit une forme de vie dans laquelle les termes d’états mentaux cessent progressivement de renvoyer à une expérience intérieure pour bientôt ne renvoyer plus qu’aux verdicts du BR. Une douleur qui n’est pas perçue par le BR n’est pas une douleur, et il suffit que le BR déclare que quelqu’un mente pour qu’il mente. Cela est d’autant plus inquiétant que le narrateur émet régulièrement des doutes sur ce qui fait l’efficacité du BR : ce ne serait pas tant que le BR soit précis que les gens soient convaincus de son autorité et agissent en conformité avec ses décrets – à tel point qu’ils n’ont plus de vie intérieure autre que ce que décrète le BR. L’intériorité a disparu et les gens ne sont plus que des extérieurs livrés aux regards de tous.

Le dernier chapitre ouvre tout de même une porte de sortie : une minorité de personnes, les "parleurs", ont refusé le monde du BR, quitte à être mis au ban de la société (ici, en l’occurrence, la Gare du Nord) par des individus qui en ont peur parce qu’ils ne les comprennent pas   . Parmi ces parleurs se trouve Rosa Smart, l’ex-femme du docteur Smart. Celle-ci a mis au point un virus qui détraque les uns après les autres les BR individuels. L’ouvrage se clôt sur les humains enfin libres et revenant à la pensée.

 

Philosophie et fiction

Quelle fascinante histoire !, me direz-vous, mais en quoi a-t-elle sa place dans un ouvrage de philosophie, et une place qui mériterait qu’elle prenne la moitié de l’ouvrage ? La réponse est simple : pour l’auteur de cette fiction, Pierre Cassou-Noguès, "la philosophie ne vise pas la vérité"   .

On se calme au fond de la salle ! Il est probable que Cassou-Noguès ait écrit cela un peu vite et que ce qu’il veuille dire c’est que la philosophie ne vise pas le réel (en opposition au possible). Cela n’empêche pas la philosophie d’être une investigation dans le champ des possibles, avec pour outil principal la fiction, car : "la fiction narrative, l’histoire que l’on raconte, détermine le possible tel que l’exige l’analyse philosophique"   . D’où la nécessité du récit dans un ouvrage de philosophie.  

Vous me direz que tout cela est flou, car "possible" peut être entendu en une multitude de sens. Pour mieux comprendre ce dont il s’agit, il faut donc revenir à l’ouvrage précédent de Pierre Cassou-Noguès, Mon Zombie et Moi   , dont Lire le Cerveau n’est qu’une application, de l’aveu même de l’auteur.   Dans Mon Zombie et Moi, Pierre Cassou-Noguès soutient que le possible pertinent pour la philosophie est ce possible qui détermine l’essence des choses (le possible "métaphysique"). Ce possible est plus large que ce qui est possible dans notre monde ou possible selon les sciences et est déterminé par les "structures de notre expérience"   .

Ce sens du possible étant fixé, Cassou-Noguès reprend à Husserl l’idée selon laquelle l’imagination permet de sonder l’étendue du possible, mais ajoute son grain de sel en faisant de la fiction écrite le véhicule de l’imagination, le moyen d’exploration du possible : "ce que je peux imaginer, c’est ce que je peux raconter "   . Il en résulte donc que : "est possible une situation, un être, un dispositif mis en place dans une fiction qui emporte l’adhésion"   .

Seulement, "adhésion" aussi est sous-spécifié. On peut l’entendre en un sens très fin et négatif, selon lequel une fiction qui emporte l’adhésion est une fiction qui ne pose aucune difficulté particulière : ainsi, ce qui est possible, c’est ce qui peut être raconté dans une fiction sans poser de véritables difficultés. Cassou-Noguès semble parfois utiliser "adhésion" en ce sens : dans un passage intéressant de Mon Zombie et Moi, il montre ainsi qu’un être qui pourrait toucher les autres sans être touché (l’équivalent tactile de l’homme invisible) est impossible, car il semble impossible de raconter la vie de cet être dans une fiction, et que cela nous apprend quelque chose sur notre concept de "toucher". Ce faisant, Cassou-Noguès se place dans une grande tradition allant de Hume à Searle d’utilisation d’expériences de pensée et selon laquelle un être qui peut faire l’objet d’une expérience de pensée est conceptuellement possible (par exemple, dans le cas de Locke : mon concept d’identité personnelle ne requiert pas la permanence du corps, car je peux imaginer un individu restant le même alors qu’il change de corps).

Cependant, un point crucial dans cette tradition est de garder les expériences de pensée les plus abstraites possibles, pour s’assurer que notre attitude vis-à-vis de l’expérience de pensée est uniquement déterminée par les structures de nos concepts, et pas par des éléments rhétoriques externes. Mais c’est une méthode que rejette Cassou-Noguès : lui veut développer ces récits, les enrichir de façon à emporter "l’adhésion". Il faut alors en conclure qu’une histoire qui emporte l’adhésion n’est pas pour lui juste une fiction qui se laisse imaginer sans difficulté, mais aussi une fiction qui suscite un certain intérêt et un certain plaisir chez celui qui la lit. Cette conception plus "positive" de l’adhésion se laisse apercevoir à la fin du chapitre 2 de Lire le Cerveau, quand Cassou-Noguès explique son choix de situer l’action (et Smart) aux Etats-Unis : c’est que, pour lui, l’Amérique est "le pays où, dans la science-fiction, ont émigré ces savants-fous, ces savants ambigus qui inventent des machines merveilleuses sans penser à ce qu’ils font"   .

On le voit, selon cette conception, il ne s’agit plus de déterminer les bornes de l’expérience à partir de ce qui se laisse imaginer ou pas : l’adhésion repose aussi sur un élément positif, c’est-à-dire sur des images comme celles de l’Amérique comme pays de savants-fous. Autrement dit, on entre dans une conception de l’adhésion qui fait de nos stéréotypes et de nos préjugés – ainsi que de notre goût pour le sensationnel   – le critère du possible philosophique. Non pas que cela dérangerait Cassou-Noguès : il admet de lui-même que ce qui emporte l’adhésion peut varier d’une époque à l’autre   . À quoi, il faudrait rajouter : et aussi selon les sociétés et les personnes. Beaucoup de créationnistes considèrent le récit de l’évolution des espèces comme une mauvaise fiction difficile à avaler – c’est sûrement que l’évolution est impossible (pour eux, car Cassou-Noguès a de facto rendu la métaphysique relative).

Ainsi, deux possibilités étaient en germe dans Mon Zombie et Moi : Cassou-Noguès aurait pu suivre la voie de la sobriété, garder une conception négative de l’adhésion, et tenter de montrer les limites du possible en cherchant ce qui ne se laissait pas imaginer. Dans Lire le Cerveau, il a pris l’autre voie, celle de la conception positive de l’adhésion, qui fait de nos préjugés et d’images socialement déterminées un critère du possible. Ce faisant, il a produit un récit sans aucune utilité ni intérêt philosophique. En effet, que montre ce récit ? Rien ! À la limite qu’un tel scénario est possible, mais même pas forcément dans notre monde. Ne mettant le doigt sur aucune impossibilité, il ne montre rien d’impossible et n’a aucune fonction de découverte. Ces deux fonctions principales sont en fait, comme nous allons le voir, d’illustrer quelques arguments philosophiquement spécieux et de donner libre cours aux stéréotypes négatifs que l’auteur entretient vis-à-vis des scientifiques qui travaillent sur le cerveau.

 

Comment le Brain Reader (ne) va (pas) changer nos concepts ordinaires d’états mentaux

Cassou-Noguès parle beaucoup de fiction, mais son principal centre d’intérêt reste le réel. M., la jeune neuroscientifique, n’est pas qu’un être de fiction : il s’agit en fait de Ida Momennejad, une étudiante de la Berlin School of Mind and Brain venue présenter ses résultats à une conférence où se trouvait Pierre Cassou-Noguès. Intéressé par la prétention de la jeune fille à lire les intentions de ses participants, Cassou-Noguès s’est mis en tête de "penser" ces tentatives pour "lire le cerveau". Plus précisément, selon lui, "c’est seulement dans un certain contexte, à la fois théorique et social, social en un sens très large, que l’on peut imaginer un lecteur de cerveau. Théorique, parce que, par exemple, il faut penser ou pouvoir penser que ce qui relève de l’esprit s’exprime dans le cerveau. Social, parce que ce n’est pas n’importe quelle société qui – ou, en tout cas, il n’y a pas de raison de penser que n’importe quelle société – peut s’intéresser à un lecteur de cerveau. Finalement, pourquoi vouloir ce que l’autre pense mais ne dit pas ? Pourquoi vouloir le percer, le mettre à jour ?"  

Il s’agit donc de mettre à jour et de critiquer les facteurs théoriques et sociaux qui expliquent des entreprises comme celles de Ida Momennejad. Commençons par le point de vue théorique : selon Cassou-Noguès, ce qui rend possible une telle entreprise, c’est une transformation de nos concepts ordinaires d’états mentaux. Plus précisément, Cassou-Noguès considère que le projet de lire dans le cerveau présuppose et entraînera une transformation de nos concepts d’états mentaux.

Le grief principal de Cassou-Noguès envers le neuroscientifique est que celui-ci utiliserait le terme "intention" en un sens qui n’aurait rien à voir avec notre concept ordinaire d’intention : pour prétendre lire les "intentions", il doit déjà imposer sa propre conception de l’intention. Plus précisément, Cassou-Noguès reproche au neuroscientifique de parler d’intentions desquelles le sujet ne pourrait pas avoir conscience, alors que "une "intention" au sens usuel, n’est pas enfouie dans mon esprit, cachée en un recoin obscur mais – comment faire autrement ici que d’user de métaphores ? – illuminée par le rayon de la conscience, projetée dans le langage"   . Il élargit d’ailleurs ce point à tous les états mentaux en général, en affirmant que "l’expression même d’état mental inconscient mérite une remarque. Un état mental, tel qu’on l’entend habituellement, c’est être joyeux rêver, avoir mal, etc. Il existe sans doute des phénomènes inconscients, des pulsions, des désirs, mais peut-on parler "d’états mentaux inconscients" ?"   Le neuroscientifique procèderait ainsi à une redéfinition de la pensée pour pouvoir procéder à ces expériences.  

On le voit, Cassou-Noguès souscrit à une définition de la pensée comme ce qui est présent à l’esprit, ce qui est dans le champ de la conscience. Cela est révélé par le fait que, dans sa fiction, les individus peuvent dérober certaines pensées au BR en focalisant leur pensée sur autre chose : ce qui n’est plus dans le champ de la conscience n’est plus dans la pensée. Bien entendu, c’est là une conception honorable, mais est-elle vraiment celle du sens commun, dont Cassou-Noguès se fait ici le champion autoproclamé ?

Probablement pas ! Il suffit pour s’en rendre compte de s’attarder sur notre usage du concept d’intention. Je sais que C. a l’intention de se présenter aux prochaines élections présidentielles (il me l’a dit). Pourtant, il n’a pas toujours cette intention présente à l’esprit : il n’y pense pas quand il dort, ou quand il s’amuse avec ses amis. Cela veut-il dire qu’il n’en a pas l’intention à ces moments et que celle-ci ne revient que lorsque C. y pense ? Non, car la phrase "C. a l’intention de se présenter aux élections présidentielles" reste censée et vrai même quand C. dort d’un sommeil sans rêve. Et cela parce que les intentions (en ce sens) sont avant tout des dispositions.

Cette leçon peut être étendu à d’autres types d’états mentaux : les croyances (même quand le Pape dort, il est correct de dire qu’il croit que Dieu existe) ou encore l’amour (j’aime ma femme même quand je ne pense pas à elle   et j’aime la philosophie même quand mon esprit est concentré sur la psychologie). Des études empiriques sur la conception ordinaire de la douleur suggèrent aussi que les gens acceptent parfaitement la possibilité que l’on puisse souffrir sans que cette douleur soit toujours présente à l’esprit   . Autrement dit, une énorme partie de notre vie mentale existe sans la lumière de la conscience car elle est dispositionnelle. Cassou-Noguès appauvrit notre conception ordinaire de la pensée en réduisant celle-ci à la pensée occurente, réduction qui se laisse voir dans le fait qu’il ne met en scène que des télépathes qui lisent ce que nous avons à l’esprit mais jamais des télépathes capables de sonder nos souvenirs et nos croyances   .

Bien entendu, Cassou-Noguès pourrait objecter que notre usage des termes d’états mentaux ne révèle rien de nos concepts d’états mentaux. Il pourrait aussi objecter que ce sont là certes des états mentaux inconscients, mais qui ne sont jamais totalement inconscients au point de ne pouvoir jamais être scrutés par la conscience. Au deuxième argument, on répondra que les neuroscientifiques que cite Cassou-Noguès n’ont jamais postulé l’existence d’états mentaux inconscients en ce sens. Au premier, je me contenterai de citer les résultats d’une étude que j’ai réalisée et dans laquelle 85% des participants ont répondu qu’il était possible de ne pas avoir conscience de ses propres motivations.

Faute de s’opposer à notre conception ordinaire des états mentaux, la "lecture cérébrale" va-t-elle les modifier ? Cassou-Noguès affirme que oui et son argument principal repose sur une micro-fiction au sujet de la douleur. Dans cette fiction, les médecins commencent par utiliser le BR pour leur diagnostic, et en particulier pour détecter la douleur. Petit à petit, l’autorité du BR en vient à prendre le pas sur les rapports en première personne des patients, de telle sorte que lorsque le BR dit qu’un patient ne souffre pas et qu’un patient dit qu’il souffre, les gens en viennent à croire le BR. Du coup, le terme de "douleur" cesse de désigner un vécu en première personne pour référer plutôt à un élément public et accessible en troisième personne – nous avons changé de concept de douleur.

Le problème est que cette fiction ne prouve rien sur l’effet que pourrait avoir le développement du BR dans notre propre monde. Peut-on vraiment croire que les gens vont se laisser dicter ce qu’ils pensent par le BR et que les docteurs vont se fier plus au verdict de la machine qu’à celui de l’agent ? Cassou-Noguès pense que oui, mais il le pense uniquement parce qu’il ne comprend pas qu’il n’y a rien d’exceptionnel dans le BR. Cela fait des millénaires que les hommes pratiquent le mind reading, c’est-à-dire le fait de déduire ce à quoi pensent les gens à partir d’éléments publiquement accessibles (leurs actions, leurs expressions faciales, l’intonation de leur voix, etc.) Nous reconnaissons la douleur chez autrui à certaines crispations, à des cris, à un comportement d’évitement – et pourtant jamais nous n’avons réduit la douleur à ces manifestations publiques. Pourquoi cela serait-il différent avec le BR ? Cassou-Noguès ne fournit aucune explication en ce sens.   En fait, notre expérience de l’humanité semble même prouver l’inverse : il arrive régulièrement que des personnes dans le coma se réveillent et témoignent avoir été conscientes alors qu’aucune activité consciente n’avait été détectée par les techniques médicales. Or, dans ces cas, la tendance est toujours de croire le témoignage du patient qui se réveille. Cassou-Noguès a beau conclure du fait que sa fiction suscite l’adhésion que "ce détecteur de mensonge […] modifierait nécessairement nos vies"   , l’idée de prédire ce qui se produirait nécessairement dans notre monde sur la base d’une seule fiction vaut peu de choses auprès de l’étude des comportements réels d’individus réels… à moins bien sûr de prendre ses rêves pour des réalités (admirez au passage comment Cassou-Noguès passe aisément du possible au nécessaire).

 

Ce qui échappe (peut-être) au Brain Reader

La fiction de la douleur a aussi le désavantage de reposer sur une prémisse métaphysique : qu’il puisse y avoir douleur sans que celle-ci soit signalée par un BR bien calibré. Mais ne nous inquiétons pas : Cassou-Noguès a aussi des arguments censés montrer que nous ne saurions nous réduire à nos cerveaux.

Le premier argument fait son apparition au chapitre 3 et est censé montrer que nos états mentaux ne sauraient être identiques à des états cérébraux. L’argument est le suivant : "Il n’est pas facile de faire l’inventaire de ce que nous avons dans la tête. Ce n’est pas seulement que nous y avons une multitude de choses, c’est qu’il n’est nullement clair que l’ensemble de ce que nous y avons soit bien défini et que nous puissions dire sans arbitraire si telle idée y est ou non. Le terme d’état mental est trompeur est trompeur parce qu’il semble d’emblée attribuer à l’esprit un état bien défini, comparable, et qui pourrait se corréler à l’état physique d’une machine ou d’un cerveau. Le cerveau est un système de neurones reliés par des axones parcourus de courant électriques. A chaque instant – si l’on reste dans la physique classique qui convient aux macro-objets – il admet une description mathématique exacte. Ce n’est pas le cas de l’expérience intérieure qui doit lui être corrélée."  

L’argument ne semble tenir (ironiquement) que par le manque de définition du terme défini. Ce que je pense comprendre, c’est qu’il existe une description claire et précise pour tout état possible du cerveau, alors que certains états mentaux sont ambigus et ne se laissent pas clairement décrire par nos termes d’états mentaux (comme, par exemple, des sentiments ambivalents d’amour-haine). Seulement, cela ne prouve rien sur la thèse de l’identité, à moins de prouver que cette "indéfinition" est "dans les choses", c’est-à-dire une propriété des états mentaux eux-mêmes et pas juste de nos concepts d’états mentaux. Par exemple, on peut imaginer un designer créant des meubles qui sont des fusions entre différents types de meubles. Ceux-ci sont tellement étranges qu’aucun de nos termes de meuble existants ne permet de les décrire de façon bien définie – faudra-t-il en déduire que ceux-ci ne sont pas des objets matériels car les états de la matière sont bien définis ? Ce serait ridicule et ce serait projeter dans les choses l’indétermination de nos concepts de meubles. C’est pourtant ce que fait Cassou-Noguès avec les termes d’états mentaux – dans un argument qui ne prouve en fait que la pauvreté et l'inadéquation de notre vocabulaire mental.

Un second argument vise à lui à montrer que le sujet (et pas ses états mentaux) est irréductible au cerveau. Il apparaît au chapitre 9 et est une reprise à la sauce neuronale d’un argument lacanien que Cassou-Noguès avait déjà développé dans Mon Zombie et Moi   . L’argument est le suivant et fait fond sur la possibilité de détecter par l’imagerie cérébrale si quelqu’un ment : "Il est impossible que je sois ce cerveau, puisqu’il est susceptible d’indiquer que je mens. Mon cerveau n’annonce pas, dans cette sorte de langage qu’il partage avec le BR : "Je mens." Ce serait un paradoxe sans solution : le menteur, s’il ment, dit la vérité, et s’il dit la vérité, ment. Si mon cerveau peut me trahir, dénoncer comme parole les mensonges que je prononce, c’est que je ne suis pas ce cerveau.»  

Il y a tellement de choses qui ne vont pas dans cet argument que je renonce à toutes les passer en revue. Premièrement, on peut remarquer que Cassou-Noguès réduit ici le fait de mentir au fait de dire quelque chose de faux, alors qu’il s’était auparavant moqué des neuroscientifiques qui définissait de manière aussi pauvre le mensonge. Mais si mentir, c’est dire quelque chose de faux plus quelque chose, alors le paradoxe s’évapore : il suffit de dire que la proposition est fausse parce que le plus manque, ce qui n’entraîne pas du coup le paradoxe. Deuxièmement, l’argument marche par une confusion absurde entre le fait qu’une activité cérébrale indique un mensonge et le fait que le cerveau dise "je mens", c’est-à-dire procède à un acte de langage. Cela revient à dire que lorsqu’un de mes mouvements (par exemple : un tremblement de la lèvre) me trahit, ce membre (ma lèvre) dit "je mens". Je ne savais pas que mes pieds pouvaient être doués de langage. Troisièmement, Cassou-Noguès suppose qu’une activité cérébrale indiquant le mensonge indique que tout ce que dit la personne est un mensonge – mais ce n’est probablement pas le cas : elle indique probablement qu’au moins une chose que dit la personne est un mensonge et donc le paradoxe disparaît (si tant est qu’il y en avait un). Quatrièmement, Cassou-Noguès suppose qu’il est impossible qu’une personne énonce une phrase paradoxale, mais cela est tout à fait possible. Il y a une distance entre dire qu’un énoncé est paradoxal et dire qu’il est impossible qu’une personne ne l’énonce. Par exemple, cela est tout à fait permis selon les logiques qui supposent que les énoncés paradoxaux ne sont ni vrais ni faux.

Comme on le voit, il n’y a pas grand chose à tirer de l’ouvrage de Cassou-Noguès en ce qui concerne la théorie philosophique sous-jacente à l’idée de lire les pensées d’autrui par imagerie cérébrale. Hélas, c’est encore pire en ce qui concerne le contexte sociologique censé rendre possible cette pratique.

 

Préjugés et "analyse" du neuropsychologue

N’oublions pas que Cassou-Noguès a aussi pour but de mettre à jour les conditions sociales qui permettent l’apparition du BR. Sa fiction les met d’ailleurs bien en scène : le BR est le produit de la collusion entre un psychologue ambitieux (peut-être prêt à truquer ses résultats), l’armée et le grand capital. Et ne pensez pas que ce n’est que de la fiction : Cassou-Noguès prétend parler du réel. Vous apprendrez ainsi au fil des pages que le BR est le produit de neuropsychologues  pardon, de neuroscientifiques qui, influencés par la magie et les tours de passe-passe   , travaillent "plutôt pour les employeurs que pour leurs employés"   , c’est-à-dire le "capitalisme"   , et pour l’armée américaine   . Après tout, il se pourrait bien que la lecture cérébrale soit "la tentative la plus récente du capitalisme pour faire enfin de nous des machines"   . Au fond, les neuroscientifiques ne seraient ainsi que des suppôts irrationnels du Grand Capital. Brrr…

On pourrait trouver Cassou-Noguès gonflé, après s’être moqué de scientifiques tentant de lire des intentions cachées d’un individu aux moyens de l’imagerie cérébrale, de tenter à son tour de décoder les motifs cachés de milliers de scientifiques à l’aide de son seul pifomètre philosophique. Mais ce serait sans compter que Cassou-Noguès voit tout grâce à la fiction, et surtout qu’il se base sur l’exégèse d’un grand nombre de textes scientifiques (presque une dizaine tout de même). C’est juste dommage qu’il les ait lus à travers un ventilateur.

Prenons un exemple d’exégèse. Cassou-Noguès écrit : "L’importance donnée au thème des "pensées cachées" dans les neurosciences contemporaines tient à leur application aux questions de "sécurité". Il s’agit alors de lire dans le cerveau des pensées, des intentions que le sujet entend "cacher" : en mentant, en ne répondant pas aux questions de l’interrogateur ou, s’il sait qu’un savant examine son cerveau, en pensant justement à autre chose. Dans une expérience déjà décrite, un jeu vidéo occupe le sujet pendant que l’on cherche à déterminer son intention, additionner ou soustraire."   Vous avez suivi le raisonnement : l’obsession des scientifiques pour les pensées cachées montre l’origine sécuritaire de leur intérêt pour la lecture cérébrale.

Allons donc voir de plus près l’étude en question. Cassou-Noguès dit l’avoir déjà citée. En revenant en arrière, je ne trouve qu’une seule étude citée, et ce n'est pas une étude mais une revue de la littérature   . Je la consulte sur Internet : elle parle de bien de lecture d’intentions, mais la méthode ne correspond pas à ce que décrit Cassou-Noguès. De plus, on y parle bien de "pensées cachées" (concealed thoughts), mais on n'en trouve que 6 occurences sur 12 pages, et la question n'est abordée que comme une potentielle limitation des techniques décrites ou comme source d'un problème éthique (dur à voir, donc, qu'il s'agit là du but premier des chercheurs - Cassou-Noguès est sacrément balèze de les percer à jour et de comprendre qu'il s'agit là de leur but principal   ). En cherchant un peu, je conclus que Cassou-Noguès a dû confondre avec une autre étude du même premier auteur intitulée "Reading hidden intentions in the human brain".   "Hidden intentions" : nous voilà en plein cœur du sujet ! A la lecture, cependant, on se rend compte que les "intentions cachées" sont juste des intentions auquel le sujet n’est pas en train de penser, voire pas en train de mettre à exécution – on est loin des intentions qu’ils voudraient cacher de l’expérimentateur. Surtout, il suffit de lire l’abstract pour comprendre l’intérêt théorique des expérimentateurs : si les expérimentateurs étudient ces intentions "cachées", c’est parce qu’ils se demandent si les corrélats neuronaux des intentions détectés dans les études précédentes n’étaient pas en fait ceux de leur préparation motrice. Comme l’étude demande aux participants de patienter un peu (sans jouer à un jeu vidéo, contrairement à ce que prétend Cassou-Noguès) entre la formation de l’intention et l’exécution motrice, s’intéresser aux intentions "cachées" a avant tout une importance théorique (celle de comprendre où les intentions se forment dans le cerveau). Aucun signe d’intérêt pour la sécurité. Ah ce qu'ils sont rusés et cachent bien leur jeu, ces neuroscientifiques.

Vous l’aurez compris, il n’y a rien de sérieux dans l’exégèse que fait Cassou-Noguès des textes scientifiques : tout au plus les déforme-t-il pour les faire coller à son préjugé de base (pardon : la fiction à laquelle il adhère). Soit : on sait tous que les neuroscientifiques sont dépourvus d’éthique et des suppôts du capitalisme sécuritaire. (Bien entendu, il ne s'agit pas de nier que des gens ont déjà envisagé des usages inquiétants de ces technologies. Pas besoin de Cassou-Noguès pour savoir ça. Ce que je reproche à Cassou-Noguès, c'est de penser qu'il s'agit là des motifs principaux des neuroscientiques travaillant dans ce domaine, sans aucune preuve sérieuse à l'appui.   )

 

Lire le Cerveau n’a donc aucun intérêt philosophique : la fiction est intéressante, mais ne sert qu’à illustrer des arguments bien faibles et à servir les préjugés de son auteur. Mon Zombie et Moi proposait une réflexion sur le rôle que peut jouer la fiction dans la réflexion philosophique. Lire le Cerveau en fait un instrument par lequel les préjugés et les stéréotypes (soit : la bêtise) sont élevés au rang de preuve philosophique. On se serait bien passé d'un tel exploit

 

Pour aller plus loin :

*Un article de Pierre Cassou-Noguès résumant l'essentiel de Mon Zombie et Moi sans tomber dans la plupart des travers de Lire le Cerveau : Cassou-Noguès, P. (2010) "Projet d'une philosophie extra-ordinaire", Methodos [En ligne], 10 |  2010, mis en ligne le 09 avril 2010, consulté le 13 juillet 2012.