Un décryptage politique et social du rôle des médias sociaux aujourd'hui.

Les médias sociaux ont fait l’objet de nombreuses publications ces dernières années, à la mesure du phénomène qu’ils représentent. Le monde universitaire se penche régulièrement sur la question en mobilisant des approches pluridisciplinaires propres à nourrir une réflexion politique et sociale. C’est l’objectif que se fixe l’ouvrage Médias Sociaux, Enjeux pour la communication en rassemblant des contributions de spécialistes de la sociologie des médias, des sciences de l’information et de la communication et des sciences sociales et politiques   .

Organisé en quatre parties, le recueil se propose d’explorer dans un premier temps la question de la visibilité sur Facebook (partie I), avant de se concentrer sur la question de la socialisation en ligne (partie II), pour finir par l’analyse des perspectives politiques (partie III) et éthiques (partie IV). Faute d’une ligne directrice, que la double introduction de Serge Proulx et de Dominique Cardon ne parvient pas à fixer malgré l’omniprésence de leurs figures "tutélaires" au fil des contributions, l’ouvrage se présente comme une exploration pointilliste de problématiques qui paraissent souvent décousues. L’on passe ainsi de la question de Facebook en Tunisie   à l’analyse de la dimension genrée de la fracture numérique   , ou encore de la question des environnements persistants immersifs   à l’analyse de l’exploitation des réseaux sociaux numériques (RSN) par deux ONG de l’île Maurice   .

 

La question Facebook

Pour autant, quelques lignes de force se dégagent. La première tient à la place accordée à Facebook, qui apparaît à travers les différents textes comme le parangon des médias sociaux, et est traité à ce titre comme exemple principal, voire comme "terrain" central de plusieurs contributions (Klein, Barhoumi). Cette place centrale accordée à Facebook dans les analyses n’est pas sans poser problème, dans la mesure où les auteurs ne justifient pas ce statut "à part". En effet, la question de la présence en ligne démocratisée et/ou massifiée (dont traitent la majorité des textes) ne concerne pas les RSN de manière globale et indifférenciée. Si les questions des traces laissées en ligne, des informations privées, de l'expansion du cercle des "amis", de la socialisation digitale des enfants sont aujourd'hui posées dans l'espace social, c'est uniquement à cause de Facebook. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la première partie consacrée à la "visibilité" et à la "présence en ligne" s'attache tout particulièrement à ce réseau ("Surveillance, visibilité et présence en ligne sur Facebook"). Les réseaux professionnels (Viadeo, LinkedIn), les sites de rencontres (Meetic), les plateformes d'échanges de vidéos (Youtube) ou de photo (Flickr) posent assurément leur lot de questions. Mais force est de constater que les interrogations soulevées dans le présent ouvrage (notamment les enjeux éthiques et politiques) sont consubstantielles à Facebook, et à la place spécifique que ce réseau occupe dans la vie de ses utilisateurs   . De ce point de vue, Facebook n’est probablement pas seulement l’avatar le plus significatif du média social mature, englobant et massifié, que l'on prendrait en exemple par simple commodité : il en est la seule incarnation à ce jour. Et aurait, à ce titre, mérité une analyse.

 

Une vision surplombante

Par ailleurs, les différents textes donnent une vision très idéologisée des réseaux sociaux. Une vision issue manifestement de l’analyse des médias comme outils au service du pouvoir, et qui se trouve ici décalquée dans sa logique. Le réseau social est alors irrésistiblement assimilé au Panoptique, dans une approche critique un peu trop convenue. Les questions de la "surveillance" (déclinée en "soft-surveillance" ou "sousveillance"), de l’exposition incontrôlée, ou encore de l’injonction à la visibilité, illustrent une conception très exogène des pratiques en question, dès lors que le regard se fait surplombant. Et l’on ne peut être que surpris du fait que des universitaires, par ailleurs si clairement inspirés par la théorie critique, se laissent aller à des notations parfois très naïves dans leur normativisme, en échouant par exemple à envisager la transformation subie par le concept d' "Ami" ("Friend") dans le cadre de Facebook…

 

"Worse is better"

En revanche, les analyses se font précises et enrichissantes dès lors que les chercheurs se concentrent sur les usages et comportements. Ils mettent alors l’accent à juste titre sur l’importance du cadrage opéré par la technique, le design et l’ergonomie, de même qu'ils pointent efficacement la spécificité des usages expressifs permis dans ce nouveau paradigme.
Les théories de l'affordance (capacité d'un objet à diriger sa propre utilisation, de façon plus ou moins intuitive) ou l'analyse des "assignations identitaires" (Cardon) opérées par les plateformes rappellent alors l'importance de ne pas naturaliser l'interface, mais au contraire d'appréhender son rôle fondamental de cadrage (framing). Autrement dit, la façon même dont le réseau est conçu par ses créateurs, dans son architecture technique et son ergonomie, est dès le départ génératrice de types d’usages définis. L‘utilisation faite du RSN est "cadrée", c’est-à-dire pré-orientée, dès sa conception : par exemple, la dichotomie "ami / non ami" imposée par Facebook n’est ni neutre ni évidente. C'est dans ce cadre que les perspectives politiques, voire éthiques, peuvent réellement émerger de façon féconde. A ce titre, la contribution de Nicolas Auray (Chap. 3, "Penser l'éthique du numérique : entre morale et domination") ouvre des axes particulièrement intéressants. En opposant "technologies molaires" et "technologies moléculaires", il retombe certes dans une axiologie rudimentaire (domination versus démocratisation), mais articule malgré cela une lecture de la "générativité" (théorisée par Jonathan Zittrain) propre au nouveau modèle des médias sociaux. Dans cette acception, la générativité est la capacité d'un système à générer, en son sein, des interactions ou des contenus non prévus, via les contributions non filtrées des utilisateurs. L'une des formules les plus célèbres pour caractériser cette approche est l’expression "worse is better", de Richard P. Gabriel, dont Wikipédia est une des incarnations les plus significatives : moins de règles peut signifier plus de qualité. Auray inscrit alors sa réflexion dans le riche courant de philosophie politique qui met en regard la technicisation du politique et l'affaiblissement de l'autonomie morale : le tourniquet qui régule les entrées dans le métro est peut-être un dispositif techniquement efficace, mais il s'accompagne symétriquement d'un affaiblissement de la responsabilité individuelle. A Drachten (Pays-Bas), les autorités avaient ainsi décidé de supprimer tous les panneaux de signalisation routière, y compris les feux tricolores, pour faire baisser le nombre d'accidents en augmentant l'attention des usagers. Par cet exemple, N. Auray propose in fine une lecture systémique et "ouverte" de l'interaction au sein des RSN, sans sacrifier à l'utopie techniciste, mais en s'affranchissant en partie du seul prisme de la "domination".

 

Un nouveau processus de civilisation ?

De même, les réflexions sur la question de la visibilité engagées notamment dans les contributions de Dominique Cardon   , de Dominique Carré et Robert Panico   ou encore de Jean-Claude Domenget   ouvrent des perspectives intéressantes sur ce qui est en jeu dans la pratique du média social par ses usagers. Si le sens à donner à l'injonction normative à cet "affichage de soi" n'est jamais élucidé (renvoyant souvent, là encore, à une critique manichéenne du "pouvoir" et du "marché" ou à une pétition de principe identifiant la "présentation de soi" à la réputation), sa mécanique est en revanche analysée en détail. Carré et Panico, par exemple, s'inscrivent résolument dans la perspective tracée par Norbert Elias et son processus de civilisation. Ce processus relationnel entre la transformation des structures sociales et la psychologie des individus offre un cadre stimulant pour penser les effets potentiels du changement de modèle représenté par les médias sociaux par rapport à cette autre technique de médiation qu'étaient les médias traditionnels. Les auteurs y voient poindre la conscience d'une capacité à agir ensemble, à s'agréger les uns aux autres pour augmenter notre puissance d'agir. Pour Normand Landry   , les médias sociaux sont même potentiellement le lieu de la "production collective de schémas interprétatifs de la réalité sociale", de la "reformulation des relations de pouvoirs", voire de "la transformation du paysage cognitif dans lequel baignent les publics" : ils constitueraient à ce titre un véritable "mouvement social", avec ses "répertoires d'actions collectives" propres.

 

"Petites conversations", "tournois narratifs" et "messing around"

Plus profondément encore, Carré et Panico pointent la dimension ludique qui siège, fondamentalement, au cœur de la plupart de ces pratiques. On retrouve l'analyse de cette dimension ludique dans le texte d'Elodie Crespel   consacré à la "conversation" sur les RSN. S'inspirant des travaux de Cardon sur les "petites" et "grandes conversations", Elodie Crespel commence par rappeler le double rôle de "colle" et de "lubrifiant" social joué par la conversation. Surtout, elle rend compte de l'aspect concret de ces échanges quotidiens et du besoin de partage spécifique qu'ils représentent. Shannon a modélisé les raisons pour lesquelles une histoire ou un événement va entrer dans la conversation   , et Deborah Tannen explicite le fonctionnement des "story rounds" ("tournois narratifs"), où les mêmes histoires sont répétées dans différents formats. Un phénomène que la culture geek nommera quelques années plus tard un meme, et qui s'inscrit fort bien dans le cadre prédictif du modèle shannonien. Surtout, Elodie Crespel donne toute sa place à la déambulation sans but ("fortuitous serching") que constitue bien souvent le "surf" sur internet, la rapprochant des catégories du "messing around", "hanging out" et "playing around" de Horst, Herr-Stephenson et Robinson. Des concepts que Crespel interprète dans le cadre des travaux de Roger Caillois consacrés au jeu et à la tension que ce dernier dessine entre ludus (orienté vers un apprentissage et une maitrise technique) et paidia, "puissance primaire d’improvisation et d’allégresse", jeu absolument libre de toute orientation.

 

Une vision ambivalente

En définitive, l'ouvrage est marqué par une tension paradoxale dont il ne parvient jamais complètement à s'affranchir, faute d'offrir une vision réellement structurée de l'objet qu'il s'est donné. L’ouvrage balance ainsi entre des analyses qui voient dans le RSN un espace novateur où se jouent des interrelations subtiles et ludiques, et des approches qui en font au contraire un milieu menaçant dont il faudrait se prémunir, sans parvenir à faire dialoguer ces deux facettes (positive et négative). Au-delà de la diversité des approches et des auteurs, il faut sûrement aussi voir, dans cet échec à se donner clairement un objet, la difficulté méthodologique fondamentale qu'il y a à saisir un espace social vivant, complexe et encore instable