Laura Ruiz de Elvira, doctorante en sociologie politique à l'EHESS (Paris)/UAM (Madrid), associée à l'Institut Français du Proche Orient (IFPO), répond aux questions de nonfiction.fr sur la situation politique en Syrie.

 

Nonfiction.fr - A son arrivée au pouvoir, Bachar a entamé un processus, très graduel et contrôlé, de libéralisation économique et politique. La Révolution est-elle un signe de l’échec de cette politique ?

Laura Ruiz de Elvira - La révolte de 2011 est effectivement le signe de l’échec des politiques entamées par Bachar al-Assad.

A son arrivée au pouvoir en juin 2000, le jeune président a pour objectif de moderniser le régime autoritaire qu’il a hérité de son père. In fine, il entend restructurer sa base sociale afin de coopter de nouveaux segments de la société (entrepreneurs, foreign-educated returnees, secteur religieux, acteurs associatifs, etc.). Pour cela, il libéralise l’économie (ce qui provoque une augmentation de la corruption et un appauvrissement de la population) et, partiellement, le domaine associatif.

En 2005, il adopte l’économie sociale de marché, inspirée du modèle chinois. L’Etat se dégage progressivement de son rôle protecteur. Il abandonne sa base sociale historique (les paysans, les travailleurs, les fonctionnaires) au profit des élites économiques dans les grandes villes. Parallèlement, la pauvreté, le secteur informel et le chômage augmentent. Par conséquent, de plus en plus de syriens vont faire défection vis-à-vis des promesses développementalistes et modernisatrices du régime. Jadis tout-puissant et imposant, l’Etat syrien adopte les formes d’une grande machine épuisée et obsolète, incapable d’assumer toutes ses responsabilités vis-à-vis de la société, mais toujours aussi répressive.

Avant le "printemps arabe", cette image de défaillance ressort dans toutes les conversations, que l’on parle de santé, d’éducation, de subventions, de chômage, d’énergie...

Nonfiction.fr - Le caractère dictatorial et corrompu du régime suscitait-il l’opposition dans toutes les composantes de la société syrienne ?

Laura Ruiz de Elvira - Oui, évidemment. L’opposition syrienne antérieure à 2011, comme celle d’aujourd’hui, se compose aussi bien de sunnites (qui sont majoritaires en Syrie), que de personnalités issues des minorités confessionnelles ou ethniques. Parmi les chrétiens, on trouve de figures comme Michel Kilo et George Sabra, tandis que chez les alaouites l’écrivaine Samar Yazbek et l’actrice Fadwa Suleiman sont très respectées. Chez les kurdes, aussi, les relations avec le régime étaient mauvaises (notamment à partir de 2004), mais depuis mars 2011 le pouvoir a tenté de les coopter. Enfin, l’opposition compte aussi dans ses rangs un important courant laïc et marxiste.

Nonfiction.fr - L’opposition a-t-elle pris le contrôle de certaines zones du pays ? Si oui, lesquelles ? Est-elle trop divisée pour espérer vaincre militairement le régime sans intervention (officielle) étrangère ?

Laura Ruiz de Elvira - L’opposition comporte trois composantes distinctes : un mouvement citoyen pacifique, qui a éclaté à peu près partout dans le pays ; le Conseil National Syrien (CNS), organe qui regroupe l’opposition en exil ; et l’Armée Syrienne Libre (ASL), dont la création a été annoncée le 29 juillet 2011 par le colonel Riyad Al Asaad, qui est une constellation de groupes militaires sans liens structurés entre eux.

L’ASL est forte dans certaines régions, dont plusieurs quartiers de la ville de Homs et de la banlieue de Damas, dans le nord-ouest du pays (le djebel Akrad), près de la frontière turque, ou encore à Zabadani, près de la frontière libanaise. Cependant, à la différence de ce que l’on a pu voir en Libye, où la ville de Benghazi avait été très vite "libérée", en Syrie le contrôle du territoire par l’ASL est précaire. Selon les rapports et les témoignages dont nous disposons, il semblerait que les hommes constituant l’ASL (aussi bien les déserteurs que les civils ayant rallié ses rangs) soient très mal équipés. Ils achètent leurs armes par le biais de contrebandiers turcs ou libanais ou bien auprès d’officiers "loyalistes" corrompus.

Il est vrai que l’ASL et le CNS sont très divisés et que cela rend encore plus difficile leur tâche. Au sein du CNS, ces divisions sont liées au clivage entre laïcs et islamistes, mais aussi aux tensions existant entre les exilés de longue date et les exilés récents (voir le post de Thomas Pierret sur ce sujet). Compte tenu de ces éléments, en effet, l’espoir de voir l’opposition vaincre militairement le régime sans une intervention étrangère est extrêmement mince.

Nonfiction.fr - Les risques d’éclatement de la Syrie sur une base confessionnelle sont-ils réels ?

Laura Ruiz de Elvira - Au début, j’étais très sceptique à l’égard des hypothèses annonçant l’éclatement de la Syrie sur une base confessionnelle. Néanmoins, ce scénario, qui semblait très peu probable au début de la révolte, devient de plus en plus réel au fur et à mesure que la situation se dégrade et que le régime sent qu’il perd le contrôle. Sur ce point, Ignace Leverrier, auteur du blog ‘Un œil sur la Syrie’ que je recommande vivement de lire, a récemment publié un post où il affirme que "le régime n’a jamais écarté l’idée, au cas où sa situation deviendrait périlleuse à Damas, de chercher refuge dans la zone côtière".

Nonfiction.fr - Quel est le rôle des Frères Musulmans ? Al-Qaida est-elle présente en Syrie ? Quel est le degré d’implication de l’Iran ?

Laura Ruiz de Elvira - Les Frères jouent un rôle important au sein du CNS, où ils occupent environ un quart des sièges. Cependant, sur le terrain ils occupent une position bien plus marginale puisque cela fait près de 30 ans qu’ils n’ont plus de structures organisées à l’intérieur du pays. Depuis le début de la révolte, ils essaient de se reconstruire une base populaire par le biais de l’envoi d’aide humanitaire et militaire à l’opposition mais cette stratégie n’a que partiellement fonctionnée jusqu’à maintenant.

Quant à al-Qaida, il est logique qu’elle cherche un nouveau terrain de djihad en Syrie. Il est très difficile de connaître l’importance réelle de sa présence sur le terrain à cause du manque d’informations. Ce qui est certain, c’est que le rôle qu’elle peut jouer dans la révolte syrienne, encore marginal, augmente au fur et à mesure que le chaos s’installe dans le pays. Pour des raisons évidentes, cela joue à l’avantage du régime.

Enfin, l’Iran est en train de soutenir activement le régime de Bachar al-Assad, que ce soit par l’envoi de matériel et d’armes (on se souvient des deux navires de guerre iraniens arrivés au port de Tartous en février dernier) ou bien par l’envoi de militaires et de formateurs.

Nonfiction.fr - La population syrienne nourrit-elle des sentiments hostiles vis-à-vis de la "communauté internationale" et des pays occidentaux ?

Laura Ruiz de Elvira - Si la population syrienne éprouve aujourd’hui une certaine déception à l’égard de la "communauté internationale" et des pays occidentaux c’est parce qu’elle se sent abandonnée. En effet, cela fait déjà 15 mois qu’elle se bat contre le régime de Bachar al-Assad et, jusqu’à maintenant, n’a reçu aucune aide concrète de la part de la "communauté internationale".

Nonfiction.fr - Comment voyez-vous la suite ?

Laura Ruiz de Elvira - Malheureusement je trouve peu de raisons pour être optimiste en ce moment. Il est évident que le régime est de plus en plus affaibli, mais il a encore de ressources importantes pour tenir longtemps. De l’autre côté, après tant de morts il est très peu probable que le mouvement d’opposition s’éteigne. Sans une majeure implication internationale, je vois difficilement comment on pourrait sortir de l’équilibre de forces actuel

 

* Propos recueillis par David Elkaïm.