Las Vegas et sa représentation au cinéma : du fantasme au bad trip.

Las Vegas est une ville du spectacle, de la démesure, de la copie et du simulacre. Critiquée pour sa superficialité, elle a néanmoins fourni une matière exceptionnelle aux cinéastes, sur le plan visuel comme sur le plan narratif. La série World Film Locations consacre à cette ville une édition, sous la direction de l’universitaire américaine Marcelline Block. Mêlant l’étude d’une sélection de 50 films et 50 lieux de Las Vegas à plusieurs analyses transversales, WFL Las Vegas se nourrit des excès de cette nouvelle "ville lumière" tout en leur appliquant un œil critique.

Si Las Vegas se met en scène comme une ville du rêve, c’est parce qu’elle est d’abord le lieu du jeu d’argent et de toutes les possibilités qui lui sont associées. Initialement fondée en 1905 pour être une étape sur la ligne Salt Lake City - Los Angeles, elle s'ouvre à d’importantes perspectives de développement avec la légalisation des jeux d’argent en 1931 puis au tourisme de masse après-guerre. Oasis de néons et de lumières en plein cœur du désert Mojave, Vegas est un lieu à part, hors de l’espace et hors du temps (il n’y a pas d’horloge dans les casinos, et l’éclairage est réglé sur une intensité qui mime la pleine journée). Toutes les techniques y sont déployées pour faire "sauter la banque", offrant autant d’intrigues potentielles aux films de poker, de joueurs et d’escrocs. Un passage de Rain Man (Levinson, 1986) raconte la tentative d’un autiste génie du calcul (Dustin Hoffman) de faire fortune contre le casino. Le célèbre Rat Pack constitué autour de Frank Sinatra dans Ocean’s Eleven (1960) va droit au but en cherchant l’enrichissement directement par le braquage – modèle narratif repris par le remake de Steven Soderbergh (2001) et ses suites. Mais si l’argent coule à flot, c’est surtout du côté du croupier : dans Casino (Scorsese, 1995), Robert de Niro et Joe Pesci font fortune dans la gestion d’un établissement pour le compte d’une mafia du Midwest. Les profits mafieux fleurissent aussi dans le désert du Parrain II (Coppola, 1974). 

Du rêve au fantasme, il n’y a qu’un pas, et il s’agit aussi de présenter Vegas comme un fantasme construit, érigé en spectacle permanent. Robert Redford et sa Proposition indécente (Lyne, 1992) de coucher avec Demi Moore pour 1M$ joue sur la réputation licencieuse de Vegas. Le sulfureux Showgirls de Paul Verhoeven (1995) s’articule quant à lui autour de la trajectoire ascensionnelle d’une danseuse de cabaret qui gravit les échelons d’un spectacle pour en devenir la danseuse phare.

Les films d’action parcourant cette ville-spectacle sont assez nombreux : depuis le passage de Bond dans Diamonds are Forever jusqu’à Domino ou Resident Evil, le cliché de Las Vegas est utilisé pour sa valeur visuelle, pour l’énergie qu’il insuffle par capillarité à tout film qui s’y déroule. Les lumières, les clignotements et les flashs du Strip Boulevard sont autant de stimuli visuels qui soutiennent esthétiquement les films. Portée à son paroxysme par l’effet de substances illicites, la ville-néon est proprement hallucinée par le journaliste et l’avocat de Las Vegas Parano (Gilliam, 1998) ; le film parvient à saturer Vegas de sa propre démesure. La ville de tous les excès est réactualisée dans la comédie contemporaine, avec Very Bad Trip (2009) - un enterrement de vie de garçon bien (trop) arrosé.

En réalité, Las Vegas est à vivre comme une copie de ville, un simulacre (Baudrillard), un spectacle réel qui répond au spectacle virtuel créé par son doublon, Hollywood. C’est ainsi qu’elle est construite (le Luxor Hotel qui copie les pyramides) c’est ainsi qu’elle se vit : dans 3000 Miles to Graceland (Lichtenstein, 2001), le braquage d’un casino par Kevin Costner a lieu pendant une Convention des sosies d’Elvis. La parodie de film d’extraterrestres Mars Attacks ! joue très précisément sur cette invasion du réel par sa copie en tournant en ridicule l’attaque martienne ; la série B est représentée dans son environnement de carton pâte.

Un intéressant point sur la "vraie" ville derrière la vitrine est produit par David Dickens en dernière partie d’ouvrage : une vaste aire métropolitaine de 2 millions d’habitant, dont le cœur de métier, le jeu d’argent, est concurrencé par d’autres activités sous l’effet de la massification du tourisme dans les années 1990.

Ville américaine du loisir consumériste par excellence, Las Vegas contribue, par ses excès, à nourrir un imaginaire cinématographique baroque, que répertorie et analyse brillamment cet ouvrage