Pascal Engel nous présente, avec érudition et enthousiasme, la pensée de Julien Benda, et, chemin faisant, s’interroge sur la nature de la raison. Un parcours exaltant.

Pourquoi s’intéresser à un penseur quasiment oublié et qui, pour des lecteurs pressés, mérite largement son sort ? Fallait-il se replonger dans des univers historiques et intellectuels que l’auteur de l’ouvrage juge lui-même définitivement perdus ? Devait-on prendre le risque de voir les critiques se détourner avec condescendance, voire mépris, de la tentative, à de nombreux égards héroïque, de sortir de l’ombre l’œuvre d’un homme qu’il n’est pas facile d’aimer ? Et, pourtant, en refermant l’essai de Pascal Engel, on éprouve une joie assez rare : dans le combat en faveur de la raison, qu’il est tellement simple de caricaturer, on trouve en Benda un compagnon, certes irascible, mais d’une rare profondeur, profondeur que la plupart des contemporains n’ont pas su percevoir. C’est donc le premier mérite du travail de P. Engel que de nous permettre, avec une fierté retrouvée, de recourir aux lumières de Julien Benda (1867-1956).

Liquidons d’abord ce qui, dans les engagements de Benda, ne saurait nous satisfaire. Engel ne cherche d’ailleurs nullement à dissimuler, dès le début de l’ouvrage, dans un riche et enlevé dialogue imaginaire (mais nourri de références aux œuvres de son modèle) quelques choix politiques étonnants de Benda. Celui-ci, un temps compagnon de route des communistes (il acceptait le communisme comme incarnation de la valeur de justice, mais le refusait du point de vue de la vérité de la doctrine, ce qui demande beaucoup d’abnégation pour qui cherche à comprendre), adopta des positions fort surprenantes, notamment lors du procès de Rajk en 1948. Ces positions impliquent une gymnastique intellectuelle très particulière. Benda défend en effet l’idée qu’un Etat est fondé à condamner un innocent pour maintenir l’ordre social, à condition toutefois de ne pas laisser croire que le mensonge (la supposée culpabilité de Dreyfus ou de Rajk) est la vérité. La raison d’Etat, c’est le droit d’être injuste, à condition toutefois de dire que le but poursuivi n’est pas la justice. Engel, malgré sa vive empathie, n’est pas convaincu. Faut-il préciser qu’il en va de même pour nous ? On peut sans doute admettre qu’un Etat démocratique doive parfois, face à un danger menaçant, mettre entre parenthèses ses valeurs fondatrices. Mais la Hongrie de 1948 mérite-t-elle le statut de démocratie ? Ces errements inexcusables illustrent la possibilité du conflit entre deux valeurs, la vérité et la justice : en l’espèce, à propos du communisme, faut-il servir les intérêts de la justice (c’est-à-dire "soutenir une doctrine dont on juge qu’elle assurera le bonheur de l’humanité"   ) ou ceux de la vérité ("admettre que la doctrine marxiste ne tient philosophiquement pas debout"   ) ?

On peut également regretter un rapport ambigu à la judéité (même si l’on ne peut légitimement opposer à Benda l’idée du caractère accidentel de son appartenance). S’il fut dreyfusard (bien qu’il se soit refusé à défendre Dreyfus en tant que juif, ce qui ne saurait lui être reproché), l’aspect antisémite de l’affaire lui échappe totalement. D’une façon générale, il ne voit dans la judéophobie qu’un effet du besoin de haïr, sans en distinguer les composantes spécifiques. En outre, et ce point est plus ennuyeux, quand il parle des juifs, il n‘hésite pas à recourir à des clichés antisémites qui, il est vrai, peuvent être considérés comme relevant plus de l’antijudaïsme que de l’antisémitisme racialiste.

Contre Bergson

C’est, malgré ces égarements, à la recherche de la vérité que Benda consacrera son existence. La façon dont Engel analyse cette exigence centrale fait de son livre un traité d’épistémologie en même temps qu’une précieuse réflexion de philosophie morale et politique.

Le premier moment, qui éclaire largement les autres, du combat de Benda pour la raison se situe dans la farouche et tenace dénonciation de la pensée de Bergson. "Le tonton flingueur du bergsonisme", selon l’heureuse expression de l’auteur, venu à la philosophie par la psychologie, celle de Ribot et non celle de Maine de Biran, autrement dit une psychologie introduisant le darwinisme dans l’explication de la vie affective, ne pouvait pas éviter de dénoncer (dans trois livres parus entre 1912 et 1914) l’irrationalisme bergsonien. On peut regretter que la passion pamphlétaire contre Bergson ait dissimulé, aux yeux de nombre de ses contemporains, l’importance de la critique. Dans la dénonciation de ce qu’il nomme le type "belphégorien", et qui concerne également Sorel et Péguy, il faut voir une charge salutaire contre le romantisme, l’anti-intellectualisme, le mysticisme et l’obscurantisme, bref contre les passions de son temps. Or, comme Russell l’avait perçu, "le mystique et le tenant de la raison analytique ne peuvent pas dialoguer"   .

Dans son itinéraire intellectuel, Benda croise un auteur de premier plan, Charles Renouvier. Comme ce dernier, il pense qu’il existe une nature de la raison et même si l’expérience est à l’origine des principes rationnels, ceux-ci néanmoins sont a priori : ils sont "des conditions fixes de l’interprétation de l’expérience"   . Aussi s’oppose-t-il à ceux, bergsoniens et post-bergsoniens (comme Brunschvicg et Bachelard), qui vénèrent "l’esprit conçu comme une fonction totalement libre et affranchie de toute contrainte", alors que, absolument distinct de la nature, l’esprit ne se réduit ni à des lois psychologiques, ni à des lois biologiques (ce qui ne signifie nullement qu’il n’en dérive pas). Dans cette perspective, les lois de l’esprit sont "les lois du devoir-être propres au domaine de la pensée et de la connaissance"   . On ne peut, par exemple, penser contre le principe de non-contradiction, "indémontrable et premier, comme l’a soutenu Renouvier"   .

Le réalisme moral de Benda

L’influence de Renouvier ne se limite pas à ces questions logiques et épistémologiques. Benda n’ignore nullement le philosophe moral et politique et un grand nombre de ses positions s’éclaire par la pensée du philosophe montpelliérain. L’ambition première de celui-ci consiste à tenir ensemble l’instauration de la justice sociale, la défense des droits individuels et l’enracinement de la République. Cette exigence implique qu’aucun motif, aussi noble soit-il, ne justifie l’abandon de la prééminence de l’universalité du droit. Aussi Renouvier dénonce-t-il le "socialisme clérical", celui qui consiste à faire entrer la considération du bonheur des peuples dans la législation, alors que la République ne doit viser que le droit commun et en aucune façon les fins matérielles, sauf à mettre en péril la liberté individuelle. Il souscrit par conséquent à la volonté de limiter la toute-puissance de l’État, tout en ne se résignant pas à accepter les effets spontanés de la dynamique du capital et du travail. Benda, son attachement à la démocratie et son combat contre l’inégalité, doivent, à l’évidence, beaucoup à Renouvier.

C’est certainement aussi à partir des enseignements de La Science de la morale (Renouvier, 1869) qu’il faut interpréter les positions méta-éthiques de Benda, en particulier celles concernant la nature des valeurs et des normes. Défenseur du réalisme moral, tant sur le plan ontologique (les normes sont réelles et indépendantes de nos jugements et de nos attitudes et non "simplement des projections de nos états psychologiques ou des produits des pratiques sociales"   ) qu’épistémologique (nous pouvons accéder à la connaissance de ces normes), il prône également l’autonomie des normes et valeurs intellectuelles au regard des normes morales et esthétiques. Sa vie durant, Benda défend l’idée que le vrai et le bien ne sont pas la même chose, pas plus que le vrai et le beau ou le beau et le bien   . Aussi ne peut-on déduire du bien et de l’utile des enseignements concernant le vrai.

La distinction entre valeurs intellectuelles et valeurs morales est précieuse car insuffisamment faite, comme l’ont souligné Engel et Kevin Mulligan, notamment dans un article de 2003   . La tentation est grande d’adopter la position que Bouveresse nomme le "cynisme épistémique", attitude consistant à réduire les valeurs intellectuelles à l’intérêt pratique en déclarant "que chercher la vérité n’est pas en soi une entreprise plus digne d’intérêt et plus respectable que chercher n’importe quoi d’autre, et notamment le prestige, la célébrité, le succès, l’influence, ou même tout simplement l’argent"   . Ce cynisme est à mille lieues de Benda. Au sommet de sa hiérarchie des valeurs trônent la justice et la vérité, valeurs à la fois intellectuelles et morales, et ce choix l’éloigne radicalement du pragmatisme vulgaire qui ne voit dans les normes que régularités naturelles ou conventions. Le pragmatiste vulgaire considère, par exemple, qu’il est bénéfique pour l’espèce d’avoir des croyances vraies, qu’il n’existe donc aucune ontologie normative substantielle : la vérité n’est une norme qu’en apparence (il est vrai qu’il existe des esprits fort subtils insensibles aux normes cognitives)   .

Défendre les valeurs universelles

L’ouvrage le plus connu de Benda, La trahison des clercs (1927), dénonce, dans cette perspective, le culte de la pratique et des valeurs sociales au détriment des valeurs de la raison et de la vérité. La trahison, c’est donc la renonciation à défendre ces valeurs universelles, défense par laquelle le clerc, qu’il ne faut pas confondre avec l’intellectuel engagé, trouve sa raison d’être. Cette figure, souvent incomprise, relève donc de l’idéal moral. Or qu’observe-t-on chez Barrès, Maurras, Sorel ou Marx ? Le sacrifice des idéaux théoriques aux idéaux politiques au nom du "mobilisme" de la raison et/ou du relativisme aléthique. Le clerc moderne célèbre "la religion du particulier et le mépris de l’universel"   . C’est confondre les produits de l’esprit, par nature changeants, avec la faculté de l’esprit qui les engendre, laquelle ne change pas. Si l’expérience varie, ce n’est donc nullement le cas de la raison et de ses principes. Ceux qui, comme Antoine Compagnon, accusent Benda de vouer à la vérité un "culte buté", ne distinguent pas entre la vérité et l’idée de vérité : "Mon attachement à la probité intellectuelle fera sourire maints séculiers au nom de leur “scepticisme”. Qu’est-ce, diront-ils avec pitié, que cette croyance aux “lois de l’esprit”, alors qu’on peut tout démontrer, que la vérité n’existe pas, et que toutes les théories de la science croulent les unes sur les autres, que la récente physique ruine les “principes de la raison”, etc. Cette position (qui me semble entièrement fausse : on ne peut tout démontrer qu’à celui qui ne sait pas raisonner ; de nombreuses vérités me paraissent fort bien établies ; la nouvelle physique n’ébranle en rien les principes rationnels) me répugne en ce qu’elle affirme chez ceux qui l’adoptent la volonté d’uniquement s’amuser du spectacle des choses et des idées qu’on leur offre et le refus de toute tenue morale".   . On voit combien les convictions épistémologiques de Benda sont liées à son exigence morale, et sans doute comprend-on mieux l’idée centrale selon laquelle les valeurs morales sont tout aussi objectives que les valeurs cognitives.

Vérité et démocratie

Il existe une raison fondamentale de pratiquer le culte de la vérité et elle tient à la survie de la démocratie. L’argumentaire que P. Engel prête à Benda, à propos des objections des contemporains à l’idée d’une priorité de la vérité en démocratie, montre le caractère substantiel du lien entre philosophie morale et philosophie politique. Dans cette partie de l’ouvrage, le lecteur perçoit clairement que, derrière le portrait de Benda, se dessine celui de son interprète. Et le portrait a du relief. Il fournit des ressources précieuses au partisan d’une "démocratie forte" (pour paraphraser le titre d’un livre de Benjamin Barber), c’est-à-dire d’un régime qui ne prend pas prétexte de la nécessaire liberté d’opinion et de parole pour la confondre avec l’égale vérité des opinions. Cette "tyrannie de la majorité", selon l’expression célèbre de Tocqueville, se méprend gravement en assimilant la vérité au consensus. On est obligé de reconnaître que le "libéralisme politique" de Rawls n’est pas à l’abri d’une semblable dérive.

Chez le philosophe américain, les doctrines compréhensives sont, on le sait, caractérisées par la prétention à la vérité universelle et/ou une conception de la nature essentielle de l’homme. Le libéralisme politique rawlsien, s’appliquant exclusivement aux questions politiques et sociales, se veut profondément différent. Dans les sociétés contemporaines caractérisées par le pluralisme éthique, le fait du pluralisme raisonnable est "le résultat inévitable des facultés de la raison humaine à l’œuvre dans le cadre d’institutions à la fois libres et durables"   . Le libéralisme politique privilégie la capacité de chacun à raisonner de façon autonome plutôt que la valeur de l’autonomie. Alors que le libéralisme compréhensif estime qu’il est bon d’être autonome et, ainsi, peut assigner pour tâche aux institutions politiques l’obligation de protéger et de favoriser l’autonomie de chacun, le libéralisme politique considère que ce qui doit être protégé c’est seulement la capacité à raisonner de façon autonome. Il s’agit fondamentalement d’éviter d’avoir recours à une conception profonde de la nature humaine, ainsi que le font Kant et Mill, pour justifier le libéralisme.

Ce refus de fonder une théorie politique sur une conception essentielle de l’homme est excessivement prudent. Ne conduit-il pas à sacrifier l’universalisme moral, ce dernier constituant à l’évidence une doctrine compréhensive ? Or la négation d’un lien consubstantiel entre libéralisme et universalisme soulève d’importantes difficultés. Est-on contraint d’en payer le prix ? Est-il réellement inenvisageable de fonder les institutions publiques sur une conception plus substantielle, une conception du bien capable d’inclure des valeurs essentielles ? Est-il réellement chimérique de concevoir un État dont le rôle serait de garantir les conditions visant à augmenter les possibilités d’accéder à une vie meilleure ? Peut-on exclure a priori une conception téléologique des fondements des politiques publiques ? L’argument essentiel de Rawls pour établir la priorité du juste sur le bien tient à l’idée que les controverses sur celui-ci sont plus prégnantes que les débats sur celui-là. Mais est-ce certain ? L’idée de construire une théorie politique exclusivement sur une base déontologique ne s’impose pas comme la seule voie possible. Peut-être est-il au fond plus réaliste (et plus modeste) de se fonder sur l’expérience humaine et, tout particulièrement, sur les biens qui, à nos yeux, rendent notre vie meilleure ? Privée de toute profondeur morale, se refusant, de peur d’affaiblir sa prétention à la neutralité, à affirmer sa préférence pour des valeurs fondées sur l’autonomie, la pensée de Rawls, comme celle de nombre de ses thuriféraires contemporains, s’expose au risque de la contingence, voire de l’insignifiance.   . Comme le note Engel, "l’idéal même qui guide la conception rawlsienne de la justice comme équité ne peut pas se présenter comme vrai, mais seulement, au même titre que les conceptions rivales, comme raisonnable"   . Dès lors, la vérité n’a pas sa place dans l’idéal politique de la raison publique et c’est la cohérence rationnelle qui servira de "critère de correction". Cette "abstinence épistémique" autorise à rapprocher Rawls de ceux, tels Rorty, Foucault ou Schmitt, que l’on peut, avec Bernard Williams, nommer les "négateurs" en matière de vérité.

Benda et Engel insistent, et ils ont grandement raison, sur l’absolue nécessité pour une démocratie libérale de reposer sur une conception substantielle de la vérité (soit, grosso modo, une théorie de la vérité comme correspondance aux faits). Celle-ci, contrairement à ce que prônent les philosophes du soupçon, n’est pas un "masque ou une abstraction vide au service de la classe dominante"   . Nous en avons plus que jamais grand besoin et le plaidoyer de P. Engel est exaltant. Je suis certain que l’'écrivain d’idées' que fut Benda aurait été aussi enthousiaste que l’auteur de cette recension devant une aussi remarquable traduction de sa pensée et une compréhension si fine de sa personnalité