Une riche proposition épistémologique pour les sciences sociales.

Rarement ouvrage n’a autant correspondu à son épigraphe. En citant Wittgenstein, Bernard Lahire annonce dès le début de Monde pluriel son projet qu’il remplit parfaitement : « Ce qui m’intéresse est d’avoir devant moi, transparents, les fondements des édifices possibles ». C’est en effet à une riche recherche épistémologique et programmatique que nous invite Bernard Lahire dans son dernier livre.

Pourquoi « épistémologique » ? Parce que Bernard Lahire entend tout d’abord montrer ce qui fait le socle commun des différentes sciences humaines et sociales. Il se résume selon l’auteur en une question simple : « comprendre pourquoi des individus particuliers, anonymes ou célèbres, ou des groupes sociaux, petits ou grands, font ce qu’ils font, pensent ce qu’ils pensent, sentent ce qu’ils sentent, disent ce qu’ils disent »   ; question qui appelle sa propre formule simplificatrice : « Passé incorporé + Contexte d’action présent = Pratiques »   . L’objet du premier chapitre est ainsi consacré à l’étude de la variété des études possibles à partir de cette formule simplificatrice, selon le degré de complexité donné à chacun des termes de la formule (comme faire la différence, au sein du passé incorporé, entre des capacités potentiellement mobilisables et des dispositions durables) et selon l’accent principalement mis par les chercheurs sur le passé incorporé (comme certains travaux de psychanalyse), son état ou sa construction, ou sur le contexte d’action présent (comme certains travaux d’éthnographie). Même si Bernard Lahire indique sa préférence pour des travaux ayant réussi à remplir « l’équilibre explicatif (et interprétatif) de la formule scientifique disposionnaliste-contextualiste »   , l’intérêt de ce premier chapitre est ainsi de montrer que les différentes recherches en sciences humaines et sociales peuvent être lues comme faisaient partie « d’un programme plus complet » et sont des « points d’appui pour construire des objets plus vastes ou plus complexes »   . Par une telle conclusion, Bernard Lahire entend se détacher de la tradition sociologique bourdieusienne dans laquelle il s’inscrit partiellement, en se plaçant en quelque sorte « au-dessus de la mêlée » du travail scientifique.

C’est ainsi que la dimension « programmatique » de l’ouvrage apparaît. En effet, si l’on peut considérer l’ensemble des travaux de sciences humaines et sociales comme faisant partie d’un même programme scientifique, il faut alors une clef de lecture pour interpréter la diversité des travaux possibles et en mesurer leur apport. Faisant suite à L’homme pluriel, qui portait sur les différentes manières dont se constitue le passé incorporé des individus dans les sociétés modernes, Bernard Lahire entend donc, avec Monde pluriel, explorer cette fois-ci la diversité des manières de délimiter le « contexte pertinent d’action » lorsque l’on étudie un phénomène humain. Cette interrogation se justifie par le deuxième chapitre qui montre, à partir d’une revue de littérature des grands auteurs classiques en sciences sociales, que les sociétés modernes sont des sociétés « différenciées », c'est-à-dire dans lesquelles diverses sphères d’activité (avec  leur capital culturel écrit, leurs contenus, leurs mises en forme et leurs règles de fonctionnement spécifiques)   , coexistent et s’interpénètrent plus ou moins.
Les deux derniers chapitres sont l’occasion pour Bernard Lahire de démontrer que les divers travaux de sciences humaines et sociales peuvent être comparés en vue d’un objectif de connaissance commun plutôt qu’opposés dans des querelles découlant de la division du travail scientifique. D’une part, il s’agit de prendre au sérieux les différentes théories, pour « se demander de quoi précisément elles nous parlent et appréhender ce dont elles ne nous parlent pas »   . En prenant pour exemple la théorie des champs, Bernard Lahire prend le temps de montrer tous les éléments contenus dans la définition du champ, mais aussi tous les éléments qui en sont exclus, ce qui permet à la fois de montrer que le concept n’a pas une « applicabilité universelle » et qu’il permet néanmoins de comprendre certaines pratiques. Il affirme notamment que la théorie des champs, telle qu’utilisée par Pierre Bourdieu et ses épigones, s’applique essentiellement aux classes supérieures, comme par exemple le « champ » juridique dans lequel les luttes concernent essentiellement les dominants de la sphère d’activité sans concerner tous les individus faisant partie du « monde » juridique   , c'est-à-dire aussi bien les dominants que tous les individus contribuant au fonctionnement du « monde » juridique, tels que les greffiers, les assesseurs, les personnels d’entretien du palais de justice, etc. On pourrait toutefois nuancer cette critique en s’inspirant des propres conclusions de Bernard Lahire puisque, le champ étant « l’univers scientifiquement construit des luttes qui opposent ou rassemblent une partie seulement des acteurs du monde social », il est tout à fait possible d’imaginer des sphères d’activité non dominantes dans lesquelles un fonctionnement identique à celui d’un champ advient. On peut tout à fait considérer que certaines familles ou associations locales fonctionnent sur le mode du champ (dans le cas des luttes de reconnaissance pour l’héritage familial ou pour la direction opérationnelle et symbolique d’un club sportif par exemple) même si toutes n’entrent pas dans une telle logique pour l’ensemble des pratiques qui s’y déroulent.
D’autre part, et dans le prolongement de ce premier point, il s’agit alors d’avoir toujours à l’esprit qu’une théorie, quelle qu’elle soit, adopte un certain cadrage qui en fait à la fois son intérêt et sa limite. La comparaison des différentes théories peut ainsi se faire en montrant qu’elles s’attaquent par exemple à un même objet mais à partir d’un problème différent, avec un niveau de réalité visé différent et une échelle d’observation différente. Par exemple, « l’individu comme représentant d’un collectif n’est pas le même que l’individu comme somme et enchaînement presque unique d’expériences socialisatrices »   : dans les deux cas, l’analyse part de l’individu comme objet, mais le problème que l’on peut traiter dans chacune des deux conceptions n’est pas le même (comprendre les pratiques d’un groupe ou comprendre les contradictions d’un individu), et ne visera donc pas le même niveau de réalité (comprendre le groupe ou l’individu seul) et n’utilisera pas la même échelle d’observation (analyse des différences interindividuelles dans le premier cas et des différences intraindividuelles dans le second).

Au terme de ce raisonnement cohérent, Bernard Lahire démontre « qu’il y a donc bien une pluralité de constructions scientifiques (et de contextualisation) possibles, mais chacune d’entre elles ne constitue pas une solution universelle que l’on pourrait appliquer aveuglément quel que soit l’objet de la recherche »   et est plutôt un des « aspects ou [une] des parties d’un programme plus général consistant à rendre raison des pratiques sociales »   . C’est donc un véritable programme scientifique qu’il propose par cet ouvrage, faisant de l’érudition au croisement de différentes disciplines la source du progrès scientifique, plutôt que de la seule spécialisation disciplinaire, voire intradisciplinaire. Sans renier l’intérêt d’une spécialisation, il entend finalement rappeler toute l’importance du croisement des regards pour « fournir aux lecteurs non-spécialistes une image un tant soit peu claire de la société dans laquelle ils vivent »   , ce qu’ont su faire les grands noms des sciences humaines et sociales : « c’est parce qu’ils étaient davantage préoccupés par la construction scientifique pertinente de leur objet que par le respect des frontières disciplinaires qu’ils ont pu faire progresser, chacun à leur façon, les sciences humaines et sociales »   .
Ainsi, pour sa rigueur, sa clarté, son propos et la proposition politico-scientifique qu’il trace, Monde pluriel devrait devenir le livre de chevet de tout chercheur en sciences humaines et sociales, débutant ou expert.