Un guide utile pour comprendre l’univers des think tanks, malgré quelques imperfections. 

Dans cette 3ème édition mise à jour et augmentée, Stephen Boucher et Martine Royo livrent une étude transversale du phénomène des think tanks, abordant à la fois un grand nombre de pays (en dehors des pays anglo-saxons et de l’Europe, on trouve d’utiles informations sur la Russie, la Chine et l’Inde notamment) et différents aspects de leur rôle dans les systèmes politiques contemporains : sont ainsi abordés la question des contextes qui favorisent leur développement, celle de leurs moyens (humains, financiers) et de leur influence sur les décideurs publics.

 

Définition et catégorisation

Si les différents chapitres sont d’une inégale pertinence – comme le premier chapitre "Les think tanks face aux crises", dans lequel les auteurs avancent que les think tanks servent à pallier l’impuissance et l’incapacité des politiques à imaginer des nouvelles solutions face à la crise économique et financière – on peut en revanche louer un effort de définition de l’objet “think tank”, parfois difficile à distinguer d’organismes proches tels que les cercles de réflexion étatiques comme le Conseil d’analyse économique (créé par Lionel Jospin en 1997). Selon les auteurs, neuf critères permettraient de caractériser un think tank :

- le caractère permanent de l’organisation (à la différence de la commission Attali par exemple)

- une production de solutions de politique publique

- il dispose d’un personnel dédié à la recherche

- il fournit une production originale de réflexion, d’analyse et de conseil

- celle-ci a vocation à être communiquée aux gouvernants et à l’opinion publique

- il n’est pas chargé d’accomplir des missions gouvernementales

- il s’efforce de maintenir son autonomie intellectuelle et de ne pas être lié à des intérêts spécifiques

- il n’a pas pour tâche principale de former ni d’accorder des diplômes

- son travail a l’ambition d’œuvrer à une certaine conception du bien public, par opposition aux organes à but uniquement commercial et lucratif.

Certes, ces critères restent assez généraux et les auteurs reprennent la typologie des think tanks en quatre catégories élaborée par les auteurs anglo-saxons (think tanks universitaires ; instituts de recherche sous contrat ; advocacy tanks promouvant des valeurs idéologiques précises ; think tanks des partis politiques tels que les fondations). Ils rappellent également les différentes fonctions que peuvent remplir les think tanks : générer de nouvelles idées, fournir un vivier de recrutement pour les partis, éclairer les citoyens sur les enjeux des grands débats publics. On peut regretter que soit déployée par moments une vision quelque peu “enchantée” des think tanks, qui seraient de sympathiques entremetteurs entre le savoir et le pouvoir : "le think tank est ainsi une passerelle entre ceux qui ont des idées et rêvent de les voir devenir réalité, et ceux qui ont le pouvoir et veulent appuyer leur action sur une analyse réfléchie" ((p.42). L’inclusion des think tanks dans les processus de prise de décision pourrait également s’interpréter comme un renforcement du pouvoir d’experts non élus, ne rendant pas compte de leur action devant les citoyens. Cela étant, les auteurs insistent à raison sur la mise en place de véritables stratégies de communication de la part des think tanks, qui ont compris “l’impératif de la communication et de l’impact politique” ((p.42)) ; à cet égard, les think français commencent à imiter leurs homologues d’outre-Atlantique, malgré une visibilité encore assez faible.

 

L’influence des think tanks

Les observateurs des think tanks s’accordent sur la difficulté rencontrée à “tracer” les idées qu’ils produisent, à évaluer leur poids concret dans les décisions prises par les gouvernants. Le chapitre consacré au cas américain est sans doute le plus intéressant, les auteurs revenant sur le rôle du Project for the New American Century dans la construction et l’application du programme néo-conservateur sous les mandats de George W. Bush, notamment sous l’aspect international avec le déclenchement de la guerre en Irak ; mais aussi sur l’action du Manhattan Institute en matière de promotion de la doctrine de “la tolérance zéro” à New York, ainsi que sur l’engagement du Center for the Study of Taxation en faveur des réductions d’impôts massives opérées par l’Administration républicaine. Les intellectuels néoconservateurs ont entamé dès la fin des années 60 un patient travail de conquête des esprits, se concentrant de manière stratégique sur quelques idées principales destinées à battre en brèche le consensus keynésien de l’après-guerre, utilisant de manière efficace médias, réseaux de sympathisants et dons des entreprises, et accordant une grande attention à la formation de jeunes étudiants destinés à devenir par la suite des cadres du mouvement néoconservateur (stages, bourses d’études, etc). 
La réaction des libéraux a été assez tardive, le plus important des think tanks favorable aux démocrates, le Center for American Progress, ayant été créé en 2003 avec 1 million de dollars de budget annuel (il s’est désormais étoffé et emploie 200 personnes, avec un budget de 20 millions de dollars annuel). Les think tanks néoconservateurs semblent encore tenir le haut du pavé, mais les auteurs nous mettent à juste titre en garde contre une interprétation mythifiée de leur rôle dans le système politique américain : “Ne nous laissons pas abuser par quelques intellectuels chanceux. Les idées seules ne suffisent pas, le PNAC fut un cas hors norme. Pour des centaines de propositions utiles, fantaisistes ou néfastes, seules quelques-unes trouvent l’oreille des dirigeants. Dans le cas des think tanks néo-conservateurs, l’alignement “astral” fut exceptionnel : un travail de préparation idéologique de longue haleine, un réseau de zélotes influents, l’arrivée au pouvoir d’une équipe prête à promouvoir tant les programmes que leurs concepteurs, puis un facteur déclenchant d’ampleur tellurique, tel que les attentats du 11 septembre 2011”   . Il faut bien considérer les think tanks comme un des instruments de la conquête du pouvoir, en aucun cas déterminants à eux seuls.

 

Une Europe mal armée pour la guerre intellectuelle ?

Les think tanks européens ne sont pas inexistants, bien au contraire : l’Institut Bruegel, l’European Council on Foreign Relations ou encore le Center for European Policy Studies contribuent à structurer un espace européen des cercles de réflexion et à formuler des propositions rencontrant un certain écho   . Cependant, la prépondérance persistante des intérêts nationaux et la logique très institutionnelle de l’Union européenne empêche encore ces divers instituts d’exercer une influence comparable à celle de leurs homologues américains.

On note la structuration des think tanks libéraux au sein du “réseau de Stockholm”, regroupant plus de 130 organisations dévouées à la promotion des idées libérales, dont l’Institut Montaigne et la Fondapol pour la France. Les auteurs n’évoquent pas en revanche l’European Ideas Network, qui regroupe les think tanks proches du Parti populaire européen, mais reviennent utilement sur les cas britannique et allemand, ces deux pays connaissant un degré d’institutionnalisation élevé des think tanks. Le cas français reste abordé, quoique de manière plus balancée que dans les précédentes éditions de l’ouvrage, au prisme du “retard” et du monopole persistant de l’Etat sur la pensée, l’espace des cercles de réflexions français commençant néanmoins à s’affirmer et à s’autonomiser, à la faveur notamment de l’implication de plusieurs grands chefs d’entreprise dans des activités intellectuelles collectives.

On ne trouve certes pas ici un travail approfondi de sociologie des think tanks, mais un guide utile pour entrer dans le sujet de manière transversale. Les auteurs soulignent les risques réels qui pèsent sur les think tanks : la tentation de céder aux débats “à la mode”, les problèmes d’indépendance liés au financement par de grandes entreprises – peu d’entre eux publient de manière transparente leurs comptes –, une concurrence accrue entre think tanks eux-mêmes qui les pousserait à vouloir se distinguer à tout prix, quitte à émettre des idées “gadgets”. Le panorama proposé ici incite le lecteur à garder à l’esprit la grande diversité des organisations regroupées derrière le label “think tank” et à se méfier des interprétations parfois mythifiées de l’action de cercles de réflexion, qui souvent peinent à trouver une articulation efficace avec les milieux dirigeants