Une démonstration de l’existence de réseaux de sauvegarde dans les diocèses de France – à poursuivre.

Cet ouvrage est l’adaptation d’une thèse de doctorat soutenue auprès de l’université de Paris I Panthéon-Sorbonne. Sylvie Bernay, agrégée d’histoire-géographie, et donc docteur, renouvelle largement le sujet. Depuis l’ouvrage général – mais non définitif – de Jacques Duquesne   , des sources archivistiques nouvelles ont été ouvertes aux chercheurs et l’auteure a su multiplier les pistes : fonds de divers archevêques, évêques et autres prélats ; fonds du secrétaire et du secrétaire-adjoint des Assemblées des cardinaux et archevêques ; fonds – très important – de Mgr Chappoulie, délégué de l’épiscopat auprès du gouvernement de Vichy et lien entre les cardinaux de Paris et de Lyon ; fonds de diverses congrégations religieuses, de prêtres et laïcs actifs dans la protection des persécutés ; fonds des principaux organismes juifs ; dossiers de Justes catholiques, fonds de diverses associations laïques de sauvegarde, etc.

Par ailleurs Sylvie Bernay a su tirer profit d’une vaste historiographie sans cesse élargie, même si l’on peut regretter qu’elle ne la cite que par notes de bas de page, sans en faire une bibliographie classée en fin d’ouvrage – manque lié sans doute à des contraintes éditoriales.

Voici donc un ouvrage qui marque une étape importante dans l’étude des problèmes complexes soulevés par les positions et les actions successives de l’Eglise, de la hiérarchie catholique, face à la persécution des Juifs en France.

Tant la préface, de Catherine Nicault, que l’introduction présentent la nouveauté de la démarche ici engagée : une reprise complète de la problématique au regard d’une bibliographie et de sources nouvelles depuis l’ouvrage de Jacques Duquesne. L’introduction annonce clairement les trois grandes parties de l’ouvrage : le temps du repli avec la mise en place des deux statuts discriminatoires des Juifs (automne 1939 – automne 1941), le temps des rafles (automne 1941 – automne 1942) et enfin le temps des sauvetages (automne 1942 – août 1944). Précisons que le temps des rafles s’ouvre par un chapitre intitulé « Un silence réprobateur » dans lequel l’objet de la réprobation n’est pas le silence des évêques mais les représailles allemandes qui s’amorcent et les exécutions d’otages après les premiers attentats contre l’armée d’occupation   .

Il est certes acquis depuis longtemps que des catholiques, clercs et laïcs, tout comme d’autres membres de la société, ont joué un rôle essentiel dans la sauvegarde des Juifs face aux entreprises souvent conjointes de Vichy et de l’occupant. Avec Sylvie Bernay, ce sont les évêques et archevêques qui passent du noir de Jacques Duquesne (ou du blanc apologétique  de Mgr Guerry -1944 et 1948) au gris.

L’ouvrage souligne bien certaines déficiences ou imprévoyances de l’Église, Église encore marquée par ce que l’auteur appelle la doctrine catholique du « double protectorat » qui amène à légitimer la création d’un statut légal particulier pour les Juifs ; cette légitimation intervient dès août 1940 pour le futur premier statut des Juifs (octobre 1940) ; demi-silence, prudence, faiblesse des réactions et absence de proclamation publique suivent face au durcissement de la persécution entraîné par le second statut (juin-août 1941).

Certes Sylvie Bernay rappelle le développement de la théologie romaine et française autour de la notion de droits de la personne humaine dans les années 1930, l’appel au respect de ces droits (lors de la déclaration du 24 juillet 1941 par exemple) étant souvent présenté par l’auteure comme une protestation [très] implicite contre la législation nouvelle pesant sur les Juifs ; mais sont beaucoup moins soulignées par elle les conséquences du premier statut ainsi légitimé (stigmatisation, exclusion, fichage, internement, le tout facilitant plus tard la déportation et l’extermination) ou de l’appel à la vénération du chef de l’État. Que l’Assemblée des cardinaux et archevêques, les 24-25 juillet 1941, se limite pour l’essentiel à présenter une demande officieuse au gouvernement pour que les Juifs baptisés et les catéchumènes ne soient pas concernés par la loi du 2 juin 1941 ne suscite pas de réaction de l’auteure, si ce n’est une phrase portant sur la duplicité dont fait preuve Pétain dans sa réponse   .

L’auteure développe largement l’étude des multiples réseaux catholiques – prêtres, congrégations religieuses, laïcs – action déjà en grande partie connue, mais des archives nouvellement explorées lui permettent de multiplier des présentations fouillées sur ce phénomène. Action de la congrégation des Pères et des Dames de Sion, d’Edmond Michelet, d’Amitié Chrétienne, etc. ; l’action aussi des quelques évêques ayant protesté publiquement contre les rafles de l’été 1942 : Toulouse, Montauban puis d’autres,  "protestation en chaîne " démontre-t-elle, produit d’une action concertée des évêques de la zone libre, et sans doute concertée également avec le nonce et le Vatican   .
 
L’apport le plus nouveau semble être la démonstration du rôle actif joué par maints archevêques et évêques, dans les deux zones, pour sauver des persécutés, pour ouvrir à ceux-ci des congrégations religieuses, pour accepter les baptêmes de sauvetage, la confection de faux certificats de baptême, antidatés, etc. En particulier les papiers de Gerlier et Suhard (même si ces derniers sont très lacunaires, se limitant souvent à de simples agendas) révèlent comment et combien les deux cardinaux ont œuvré pour la sauvegarde des persécutés.

Ce qu’elle souligne moins, c’est la faiblesse des protestations publiques contre la persécution, protestations pourtant implorées à diverses reprises par des autorités religieuses ou communautaires juives. Elle engrange volontiers tout appel au respect de la personne humaine par une autorité catholique comme un soutien aux Juifs persécutés même si, elle en convient, on reste là dans le domaine vague de l’implicite, à Rome comme en France d’ailleurs. Elle présente comme des justifications appropriées bien des raisons invoquées par une autorité religieuse pour s’abstenir : mésentente ou absence de contacts entre les archevêques de Paris et de Lyon, habileté de René Bousquet (secrétaire général de la police) dans ses contacts avec le cardinal Suhard pour détourner les protestations, crainte de la part de ce cardinal de mesures de rétorsion contre les mouvements catholiques ou d’une augmentation des représailles allemandes et des exécutions d’otages, accord d’autorités juives – qui n’en peuvent mais et souhaitent surtout conserver le contact avec la hiérarchie catholique – pour remplacer une protestation publique par une démarche confidentielle auprès des autorités de Vichy, appel à une protestation publique du Vatican… qui ne vient pas, etc. Cette prise en compte presque systématique, cette acceptation des raisons invoquées par des autorités catholiques pour éviter de protester publiquement affaiblit un peu le propos de Sylvie Bernay et amène à souhaiter, comme elle le fait elle-même, la poursuite d’ "une étude systématique des sauvetages catholiques dans chaque diocèse"