Le nouveau gouvernement de gauche arrive alors que le lycée vit au rythme de la réforme impulsée par Luc Chatel en décembre 2009. Son objectif était de personnaliser l’enseignement, d’encourager l’innovation pédagogique au moyen d’une plus grande autonomie des établissements et enfin de faciliter les réorientations. Quel bilan en tirer ? Sur le plan politico-syndical, la réforme n’a pas suscité de clivages forts, en raison de ses ambivalences. Un questionnaire du site Café pédagogique montre que 67 % des professeurs la jugent négativement, ses modalités étant ressenties comme inefficaces et aggravant leurs conditions de travail. Pourtant, leur principal syndicat, le SNES-FSU, n’a pas réussi à mobiliser fortement contre elle. Quant aux forces favorables à une mutation du lycée , elles jugeaient cette réforme peu ambitieuse en comparaison de celle proposée auparavant par Xavier Darcos.
Exemple de ces équivoques : cette réforme a été vécue par les professeurs comme un moyen de faire des économies, notamment en supprimant de nombreuses heures de cours (par exemple 3 h 30 d’enseignement scientifique en première S ou 2 h de gestion en première STMG). Toutefois, le volume global d’heures de cours suivi par les élèves change peu, il est même plus élevé qu’en 1982 . Se polariser sur l’aspect budgétaire conduirait donc à une analyse tronquée, et négligerait le succès des postulats de la réforme dans l’opinion publique.
La personnalisation en question
Lorsque Luc Chatel proclame qu’il procède à une "révolution de la personnalisation" , il fait l’éloge d’un système éducatif basé moins sur des connaissances à transmettre que sur les demandes des élèves. Cela répond au besoin de prise en compte de l’individu, mais présente le risque d’une dérive anomique chez des adolescents. Ainsi au lycée Balzac de Paris, un chef d'établissement a constitué pas moins de 255 groupes pour 900 élèves. En dehors de quelques matières, les élèves d'une même classe ne sont jamais ensemble. L’institution scolaire renonce de fait à leur proposer une communauté de vie, un apprentissage de la mixité sociale. La personnalisation implique que les professeurs connaissent leurs élèves, pour prendre en compte leurs besoins. Or, la fragmentation des cours, la diminution des horaires des disciplines accroissent l’effectif géré par l’enseignant, générant l’anonymat des élèves. Il n’est plus rare de voir 12 ou 13 professeurs par classe de seconde, avec des emplois du temps alourdis par la multiplication des groupes parallèles.
La réforme introduit une nette hausse du nombre d'heures d'enseignement en petits groupes (10 h 30 désormais contre 7 h en seconde, 7 h contre 4 h 30 en première ES...). Toutefois, la portée de ce progrès est amoindrie par le flou du texte. Dans l’ancien système, le nombre d’élèves et l’horaire par professeur était précisé, désormais l’arrêté mentionne un "effectif réduit". Ceci autorise les établissements, contraints à des mesures d’économie, à mettre en place des systèmes ingénieux. Par exemple, quand on crée trois groupes pour deux classes de 36 élèves, on aboutit à des effectifs de 23 élèves par groupe, l’équivalent d’effectifs de classe entière existant auparavant…
Des filières toujours déséquilibrées
La réforme est censée rééquilibrer les filières du lycée. En effet, la série S attire 50 % des élèves de la voie générale, au détriment d’une série littéraire dont le niveau et les effectifs baissent dangereusement. Pourtant la disparition des mathématiques obligatoires met clairement en danger l’attractivité de la série L, la positionnant comme une série très spécialisée, dans les langues plus que dans les lettres . La nouvelle option "droit et grands enjeux du monde contemporain" devait revaloriser la série. Néanmoins, elle est essentiellement mise en œuvre par des lycées prestigieux qui abritent encore des classes de L d’un bon niveau.
Pour s’attaquer à la sélection sociale et scolaire qui produit une hiérarchie des séries, les réformateurs entendent diminuer l’attractivité de la série S en insistant sur son caractère scientifique. Toutefois, son succès n’est pas d’abord conditionné par le type d’enseignement qu’elle propose, puisque les études scientifiques sont en perte de vitesse à l’université, mais par le statut envié qu’elle donne à ses élèves. La filière S n’est donc pas la cause de la sélection, mais son instrument. Dans les années 1950, la cible des réformateurs était le latin qui a perdu son caractère sélectif au profit des mathématiques, sans que la démocratisation y gagne .
Des passerelles à la marge
Faute de concurrence, la série S gagne encore des élèves . En revanche, sa spécialisation accrue risque de priver les meilleurs élèves d’une culture humaniste. Paradoxalement, si l’identité des séries du lycée est plus affirmée, le tronc commun pour certaines matières en première générale induit une certaine uniformisation, dans la continuité de l’unification progressive entreprise depuis le ministère Jospin, en 1992 . Cette tendance est confirmée par l’alignement croissant des voies technologiques et professionnelles sur la voie générale, ainsi que par l’obligation pour les élèves d’étudier en seconde une deuxième langue vivante et de l’économie, au détriment des autres options.
Officiellement, avec le tronc commun, la réorientation en première générale est facilitée. Toutefois, les transferts restent marginaux et confortent le statut de la série S. Le tronc commun ne comportant pas de matière scientifique, rend possible le passage de la 1S vers la 1L, mais pas l’inverse. La réorientation en série ES reste ardue, car les autres élèves n’ont pas étudié les sciences économiques et sociales.
Si le tronc commun ne sert pas à l’orientation des élèves, il joue un rôle conséquent pour fermer des classes, en répartissant mieux les élèves. 70 % des fermetures de classe sont concentrées en première, malgré une légère augmentation du nombre d’élèves . Ceux-ci sont toujours aussi désorientés, d’autant que les dispositifs annoncés (tutorat par des enseignants, découverte des métiers par l’enseignement d’exploration) ne fonctionnent pas. Paradoxalement, le ministère Chatel entendait confier l’orientation aux professeurs, dont la méconnaissance du monde du travail et les préjugés sur les métiers non intellectuels sont fréquemment critiqués.
Une réforme en faveur des pédagogies actives
Depuis le rapport Prost (1983), le ministère de l’éducation nationale cherche à faire évoluer les pratiques pédagogiques au lycée (autre rapport à l’élève, culture du débat, recherche documentaire plutôt que cours magistral). Il utilise de nouveaux enseignements comme leviers, avec les Travaux personnels encadrés (TPE) et l’éducation civique, juridique et sociale (ECJS). Mais la dynamique réformatrice se heurte à la prégnance des cultures disciplinaires. Le modèle pédagogique dominant a intégré le souci de mise en activité des élèves, sans bouleverser l’autorité professorale. Les réticences des professeurs proviennent aussi du bilan qu’ils font de leur usage des méthodes actives. Par exemple, le travail en autonomie suppose une mobilisation des élèves qui ne va pas de soi.
Le précédent ministère s’est contenté de discours généraux, au lieu d’accompagner les professeurs dans l’évolution de leurs pratiques pédagogiques. Ainsi, l’enseignement par les compétences, plutôt que par les savoirs, se heurte à un refus massif. L’obstacle n’est pas tant la réflexion stimulante induite par la notion que le caractère abstrait et le manque de lien avec le travail enseignant des applications proposées. Pour répartir les élèves dans les groupes de seconde, les professeurs ne se servent pas du livret de compétence du collège , véritable usine à gaz.
L’impact des nouveaux enseignements
Les disciplines, sur lesquelles l’identité de l’enseignement secondaire s’est construite, sont affaiblies par la réforme. Par exemple, l’option "droit et grands enjeux du monde contemporain" en T L n’est connectée à aucune matière enseignée dans la voie générale. Par quel miracle va-t-on recruter des enseignants de droit au lycée ? L’arrêté affirme que cette "démarche exigeante suppose, pour être enseignée, des qualifications juridiques particulières", sans préciser lesquelles ...
Deux types d’enseignements ont été mis en place. Les enseignements d’exploration sont plutôt appréciés. Ainsi, "Littérature et société" et "Méthodes et pratiques scientifiques" atteignent un point d’équilibre intéressant : des disciplines proches associées, un programme national laissant de la souplesse aux enseignants, des méthodes de travail variées.
En revanche, les modalités de l’accompagnement personnalisé suscitent un désaveu généralisé chez les professeurs et les élèves, dont la déception se manifeste souvent par un accroissement de l’absentéisme et des attitudes déviantes. La dénomination montre un glissement de la transmission des savoirs vers le soutien à la personne. Extrêmement floue, sa définition réglementaire laisse une grande latitude aux professeurs (dans des cas extrêmes, mais admis par l’institution, des séances de sophrologie ont été instituées). On en attend un rappel des principes de base du métier d’élève aussi bien qu’un approfondissement du cours. L’AP existe en classe entière, loin du "cas par cas pour chaque élève" vanté par Luc Chatel. Des lycées ont aussi inventé l’AP "autonome", sans enseignants . Cet auto-accompagnement est certainement très personnel !
Des chefs d’établissements plus autonomes, des professeurs plus libres ?
La profondeur de la mutation est conditionnée par les dispositions pratiques prises par les directions d’établissement. En effet, avec la faculté de choisir les matières enseignées en effectif restreint et de nommer les enseignants qui s’occuperont de l’AP et des Enseignements d’exploration (EdE), le proviseur peut définir une réelle politique d’établissement. Toutefois, l’administration de l’Éducation nationale demeure très hiérarchisée et cette réforme n’est pas jusqu’à présent pilotée d’une manière lisible. Par exemple, la politique officielle consiste à refuser les classes de niveau. Pourtant, elles se multiplient depuis que les directions d’établissement construisent leurs classes de seconde en fonction des enseignements d’exploration ("Principes fondamentaux de l'économie et de la gestion" conduit vers la voie technologique). En établissant des règles claires qui encadreraient les pratiques locales, Vincent Peillon pourrait réorienter cette réforme.
Du côté des professeurs, les nouvelles formes de cours leur donnent une grande latitude, par leur quasi absence de cadrage national, en cohérence avec la volonté de l’ancien ministre de supprimer le pouvoir d’évaluation des inspecteurs, au profil disciplinaire. Si beaucoup de professeurs regrettent les programmes nationaux - sécurisants et égalitaires - certains qui les vivaient comme un carcan profitent de cette opportunité, notamment pour construire des cours s’appuyant sur leurs goûts personnels. La zone d’incertitude de la hiérarchie augmente, ces enseignements devenant les angles morts du contrôle des professeurs (pas d’inspecteur ni de norme d’enseignement, peu d’évaluation des élèves permettant d’évaluer leurs enseignants).
L’un des principaux enjeux pour le nouveau ministre, s’il conserve des pans de la réforme, sera donc l’invention de nouvelles formes de régulation. Un lycée autonome ne peut être managé depuis le rectorat. Deux types de régulations s’avèrent possibles :
- soit une régulation managériale. Le chef d’établissement attribuera les heures de cours, recrutera et notera les enseignants. Dans ce but, il collectera les informations chez les parents et les élèves, notamment au moyen des nouvelles technologies.
- soit une régulation démocratique, portée par des institutions rénovées . Le proviseur, primus inter pares comme le directeur d’école, dépendra du conseil d’administration. Le conseil pédagogique, les coordinateurs et les professeurs principaux seront élus par les enseignants. Cela suppose une communauté éducative mobilisée, qui tisse des liens avec son territoire et les usagers.
Transformer la réforme ou l’abroger ?
Manifestement, le nouveau ministre n’a pas arrêté sa politique en matière de lycée. Il aurait tout intérêt à réorienter plusieurs aspects fondamentaux de la réforme Châtel, pour en gommer la logique libérale. Ainsi, la "personnalisation" est toute relative, l’élève ne peut puiser dans une carte de formation, le choix étant réservé à l’institution locale (direction d’établissement, professeurs). La gestion des établissements est complexifiée, pour un avantage discutable. Certes, l’impératif d’économies budgétaires ne résume pas cette réforme, la plupart des baisses d’horaires étant compensées par la création de l’accompagnement personnalisé. Mais elle crée des outils ad hoc (flou de la définition des effectifs réduits, tronc commun) qu’il faudrait revoir pour rétablir la confiance.
Cette réforme crée les conditions d’un changement qui ne s’arrêterait pas aux portes de la classe. Mais il faut faire le tri. Les enseignements d’exploration sont intéressants, alors que l’échec de l’accompagnement personnalisé, générateur d’anarchie, doit être acté. Surtout, sans accompagnement des professeurs, les bonnes volontés s’enliseront. Parier sur l’intelligence collective des professeurs est plus efficace que manier la sanction et les injonctions autoritaires. A contrario, comme Claude Allègre avant lui , Luc Chatel a pris le risque de brouiller son message en amalgamant les registres de la pédagogie et du management.
Le moteur de la réforme provient de la décentralisation des pouvoirs d’exécution, que l’on observe dans toutes les politiques publiques. L’échelon local se voit même déléguer la définition de certains contenus (AP) et de choix principiels (pour les effectifs réduits, faut-il privilégier les sciences ou les langues ?). Les partisans de l’autonomie de l’établissement remarquent qu’elle favorise la souplesse, la capacité d’adaptation, ses détracteurs qu’elle renforce les logiques ségrégatives. Si Vincent Peillon ne veut pas aboutir à des effets socialement différenciés, il devra agir sur le contexte (pénurie budgétaire, renforcement du marché scolaire…), et veiller à garantir les mêmes conditions de scolarisation à tous. L’enjeu de ce pilotage nouveau est de stopper la polarisation croissante entre les lycées d’excellence reconduisant leurs anciennes recettes sous les nouveaux termes (AP sous forme de cours classiques...) et les lycées ghettos n’offrant que des modules de remédiation aux élèves qui y sont relégués.
Cité
Le lycée Chatel : le legs d’une réforme ambiguë
- Publication • 25 juin 2012
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