Réunissant récits personnels, témoignages de peintres et un corpus de textes d'Anaïs Nin à Nelly Arcan, Nancy Huston signe un polémique rappel à l'ordre biologique, contre les théories du genre.
 

Est-ce l'arrogance prométhéenne des théories du genre, désormais gravées dans le marbre des manuels scolaires, expliquant qu'on choisit son sexe social, qui ont excédé Nancy Huston ? Ou la condescendance, le mépris, voire le déni de notre société envers la maternité qui l'ont incitée à prendre la défense de ce destin spécifiquement féminin ? Ou l'éternel débat autour de la légalisation de la prostitution, alors que le suicide de Nelly Arcan   lui semble avoir démontré que toute prostituée est une névrosée à sauver d'urgence d'elle-même ? En tout cas c'est, déguisé en forme de réflexion sur l'image de la femme, une bombe dans la mare féministe que lance l'écrivaine franco-canadienne.

Gender studies, "une théorie irresponsable"

"Si l'on décrète l'indifférence des sexes, comment faire pour penser ces plaies, sans parler de les panser ?"   Ces plaies, ce sont, pêle-mêle : exclusion sociale, accidents de la route, toxicomanie, – qui concernent majoritairement des hommes, en miroir de celles affectant les femmes : prostitution, excision, viol... Elle qui avait pourtant signé il y a quelques années un essai consacré à cette capacité de l'humanité de s'inventer elle-même   , Nancy Huston a fait de son dernier texte un rappel à l'ordre biologique. Selon elle, il est oblitéré de la vision contemporaine du monde, captée par l'idéologie "unisexe", aveuglés par l'effacement de la différence sexuelle, – et par la victimisation féministe, qui nous empêcherait de voir que les "plaies" dues au sexe se partagent également entre hommes et femmes. Nul besoin d'être bolchévique pour ne pas sentir poindre l'objection marxiste : un retour au paradigme biologique évacue causes sociales et contexte historique, figeant la condition féminine (et masculine) dans une sorte d'éternel immuable, proche de l'animalité. Nancy Huston y va même franchement : "Les champions de l'unisexe et du multisexe nous ont à ce point anesthésiés qu'on a du mal à reconnaître cette évidence rustique : une belle jeune femme seule, pour une bande de jeunes hommes (surtout s'ils ont bu) est l'équivalent d'une biche pour une bande de loups : elle provoque un désir de curée."   .

Par précaution, elle précise que le constat qu'elle dresse ne vaut pas assentiment, que bien sûr il ne s'agit pas – contrairement à ce que les yeux exorbités de certains de ses lecteurs pourraient faire croire – d'un blanc-seing à l'adresse des agresseurs. On a beau reconnaître, mal fardés sous la plume de la féministe des années 1970, des arguments que personne n'ose plus tenir devant les tribunaux (la présence de la femme dehors est en soi une provocation, et vaut pour exposition consciente au danger), Nancy Huston nous dit à la fois que la menace masculine est inamovible, qu'il appartient aux parents "responsables" des jeunes filles d'en tenir compte (la volonté de la "belle jeune femme", elle, ne semble pas exister), et qu'elle est inacceptable. Loin de nous donc, le credo de la féministe américaine Camille Paglia et de sa disciple Virginie Despentes, "J'ai fait du stop, j'ai été violée, j'ai refait du stop"   : Nancy Huston, en tant que parent, recommande la prudence aux jeunes femmes, autrement dit la maison. Quant aux hommes, réduits, comme les femmes, à leur animalité, les peintres interrogés par Nancy Huston ne peuvent que se plaindre qu'on leur interdit "d'avoir un comportement de mec" – sans qu'on sache vraiment ce qu'ils entendent par là.

Femmes et guenon, même combat


"Tout comme les primates", ce slogan se détache des pages de Nancy Huston, particulièrement sur la maternité. Événement biologique s'il en est, pour l'auteure il détermine la sexualité des femmes... comme si la contraception n'était pas passée par là. Si, comme elle l'affirme, l'instinct pousse les femmes à chercher un père pour leurs enfants, à associer leur plaisir à la sécurité de leur future cellule familiale, qu'en est-il de ces jeunes générations de femmes qui prennent la pilule depuis leur puberté, qui ont toujours vécu au rythme réglé par elles de leurs cycles artificiels ? La question n'est pas posée, Nancy Huston voyant la femme dans un éternel primitivisme de primate.

Or dans la représentation de la femme portée par Reflets dans un oeil d'homme, la maternité change tout, elle est la source de la différence. En témoigne selon l'auteure, l'histoire de Camille Claudel et de Rodin, l'une avortant dans la honte et la culpabilité pendant que le scupteur vaque à son art. "Alors ne me dites pas qu'il n'y a pas de différence entre les sexes", conclut Nancy Huston   . On suppose qu'il serait aussi mal venu d'évoquer le contexte familial, historique, social : la maternité est la clé.

Les femmes ont beau être "comme les primates", elles seraient cependant les seules femelles de la création à avoir besoin d'être spécifiquement préparées à être mère, sans quoi... Le paragraphe sobrement intitulé "Bébés congelés" ose un amalgame prophétique qui a tout du sophisme : Véronique Courjault n'a pas été "préparée à la maternité", l'éducation "unisexe", telle qu'elle se pratique en Suède, ne prépare pas les petites filles à la maternité, donc "à ce rythme là on risque de découvrir sous peu, en France comme en Suède, beaucoup de bébés congelés. On ne peut pas à la fois se scandaliser de ce qu'on prépare les petites filles à un avenir incluant la maternité et s'étonner de ce que, devenues mères sans y être préparées, elles fourrent leurs foetus au frigo."   .

Prostitution = suicide

Déjà, dans les colonnes de Libération, Nancy Huston s'était exprimée sur la prostitution, dans un article en partie remanié et repris dans le livre. Elle y insistait sur la difficulté de discuter rationnellement de ce problème passionnel. Tenter d'entrer dans l'arène avec la biologie comme fer de lance semble a fortiori une provocation. D'après Nancy Huston – de sources non citées – : l'indifférence revendiquée par les travailleurs et les travailleuses du sexe n'est pas la même. "Chez les femmes c'est une indifférence lourde, souvent liée à la dépression et la haine de soi ; chez les hommes c'est une indifférence légère ("Je vends mon cul et alors?")... ".   D'où viendrait cette indifférence différentielle ? "Cet acte est plus en conformité avec leur sexualité naturelle [celle des hommes] qu'avec celle des femmes " (souligné par l'auteure). Évidemment de telles affirmations, étayées par les citations d'autorité de Doris Lessing ("Nous n'avons d'orgasme que si nous sommes amoureuses. Où est la liberté là-dedans ? "   ou Anaïs Nin ("on ne peut agir que de manière indirecte. On peut tenter d'éveiller le désir de l'homme, c'est tout"), ne laissent pas grande place à la discussion, prenant pour argent comptant, sans l'interroger (ce qui est le parti-pris de tout le livre), la parole masculine, et renvoyant ses interlocutrices dans le camp de la "dépression et la haine de soi "... Au fond du fond, la prostitution se heurte, d'après l'auteure, à l'origine de l'homme, et à la sacralité du " vagin sanguinolent" dont nous sommes, putes ou clients, issus. La maternité, définitivement, est le point aveugle de cet essai, sur lequel achoppent les velléités d'émancipation des féministes – les femmes étant toutes comprises, par défaut, comme mères et, plus problématique encore, comme muses.

Un certain modèle

La lecture de Reflets dans un oeil d'homme ne pourra se faire, pour la lectrice lambda, sans un curieux sentiment d'étrangeté au portrait de la féminité qui se dessine de page en page. Nancy Huston le rappelle dès le début, elle fut une jeune femme "plus que mignonne". Les femmes qu'elle cite en appui de sa théorie, Anaïs Nin, Nelly Arcan, partagent avec elle d'avoir été des  beautés hors du commun, attirant le regard d'hommes et d'artistes, investissant cette beauté, en tirant un "reflet" particulièrement flatteur, mais aussi aliénant, parfois agressif ou lourd à porter. En confondant la muse et la femme, Nancy Huston peut-elle atteindre un propos universel sur la féminité ? Pour elle, la maternité est le point de rupture avec  l'idéal de beauté féminine ; elle ignore par là que, dans notre société où l'image de la beauté féminine est dématérialisée, la plupart des femmes ne s'y sont jamais reconnues.

Est-ce le ton condescendant avec lequel elle aborde la contradiction ? Le rôle, quelque peu posé, de la mère castratrice sermonnant sa propre fille ? Ou est-ce la frustration de se voir rappeler à l'ordre naturel par une écrivaine dont les romans montrent davantage de finesse et moins de moralisme, qui nous a empêché d'entrer dans cet essai ? À vouloir mater plus que convaincre, Nancy Huston se positionne en réaction, quitte à poser en réactionnaire. Dommage