À trop forcer les traits caricaturaux d’une société pavillonnaire d’employés de bureau, l’auteur perd de vue le pavillon lui-même.

Le cauchemar pavillonnaire de Jean-Luc Debry part d’un postulat simple : le pavillon est la métonymie de notre société actuelle. L’auteur de Tous propriétaires. Du triomphe des classes moyennes part de l’habitat individuel et de son habitant pour décrire un contexte plus global : si le récit pavillonnaire "devait prendre la forme d’une narration balzacienne pour saisir les contours de l’univers dans lequel réside notre héros-acquéreur, il commencerait par la peinture de son environnement géographique le plus large pour ensuite, dans une sorte de zoom, se concentrer sur son quotidien le plus trivial."

Dès lors, quelles sont donc les grandes caractéristiques de notre époque pavillonnaire ?

 

Description d’un Balzac contemporain

Jean-Luc Debry s’attache, dans une introduction ciselée de sa plume acide, à décrire le mode de vie et les choix opérés par un couple pavillonnaire fictif. L’écriture est alerte et la description fait mouche : le lecteur est ferré. Mais Jean-Luc Debry quitte rapidement la fiction pour s’avancer dans une analyse du phénomène.

Dans la première partie "L’univers pavillonnaire", l’auteur donne à comprendre les mécanismes d’acquisition du pavillon, le zonage qu’il créé ainsi que l’idéologie qui lui est sous-jacente. Le passage "Une histoire - De la lutte des classes à la pacification du prolétariat" traduit très bien le contexte de production du pavillon. L’auteur y explique qu’au XIXe siècle, "les pouvoirs publics et le patronat prirent très au sérieux, à la mesure de leurs intérêts, cette question, cherchant à intégrer la classe ouvrière et à maintenir l’ordre civil et moral". En effet, de nombreux chercheurs s’accordent sur le fait qu’industriels, milieux d’affaires et chrétiens sociaux analysaient l’habitat ouvrier comme un enjeu idéologique et politique majeur.

Le texte est clairement partisan mais arrive à soutenir un travail de synthèse sur le sujet malgré quelques maladresses. En effet, les critiques classiques sur le mode de vie pavillonnaire sont relayées sans être discutées. L’entre soi des lotissements et la propagande sécuritaire ne sont à aucun moment comparés à l’enferment des immeubles haussmanniens avec interphone et digicode qui ne permettent pourtant pas davantage à une solidarité locale de se créer. "Le pavillon est ici condamné d’avance, sans procès équitable."

La troisième et dernière partie "Non-lieux (communs)" s’appuie en partie sur l’éternelle référence au travail de Marc Augé sur les non-lieux et décline les espaces que traverse l’habitant pavillonnaire : l’autoroute et ses aires, la chaîne hôtelière, le centre commercial, la rue piétonne ou encore le village témoin. Sans être d’une folle originalité, la description tient la route.

L’excès partisan

Mais c’est au cœur du livre, dans "La fabrique du conformisme" que la grille de lecture marxiste s’avère malheureusement sans nuances. Si certains points sont convaincants, ils finissent par être discrédités par l’aspect caricatural de certains passages. Tout un mode de vie y est dépeint et stigmatisé, du home cinema aux faux débats de l’apéritif en passant par les réseaux sociaux, les mini Miss, le journal de Vingt Heures et la bêtise des médias, le devenir "doudou" des téléphones portables, les lynchages d’handicapés suite aux faits divers relevant de l’agression sexuelle sur mineur [? !!???], l’infantilisme généralisé, etc. Le lecteur frôle l’overdose… et tout le monde en prend ainsi pour son grade.

Au milieu de ce propos où se mélangent pêle-mêle toutes sortes de lieux communs transpirant une haine farouche du pavillonnaire, le seul salut possible réside dans la figure du dépressif. La dépression est perçue par Jean-Luc Debry comme une subversion qui permet au pavillonnaire "une réelle prise de conscience de sa situation" dans un monde "vide de sens". Et l’auteur de proposer cette étrange issue : "la panne du dépressif est l’ultime rempart qui permet à sa part d’humanité de survivre." Les psychologues s’en réjouiront.

La thèse principale de Jean-Luc Debry est, malgré tout, pertinente : l’auteur cherche à dépeindre la dissolution de la conscience de classe et par là-même du prolétariat dans un monde de petits-bourgeois dont le pavillonnaire est l’emblème. Cette critique amère de la fin de la culture ouvrière trouve naturellement écho dans le projet de la maison d’édition qui a choisi de publier l’ouvrage. La collection Pour en finir avec des éditions l’Échappée expose son projet sans détours : "critique de la servitude volontaire, de l’aliénation quotidienne, de l’oppression et des inégalités, la collection Pour en finir avec développe des analyses radicales". Pour autant, peut-on réellement parler d’analyse dans le cas qui nous occupe ici ? En effet, Jean-Luc Debry présente son point de vue illustré d’exemples mais ne construit pas une analyse étayée par des sources solides. C’est véritablement là que le bât blesse. Le travail de recherche s’avère partial, mais aussi très partiel, voire souvent anecdotique. Des recherches incontournables sur le sujet sont totalement ignorées, comme le fameux article de Pierre Bourdieu sur "L’économie de la maison" qui pourtant allait dans un sens similaire mais en s’appuyant sur une étude sociologique précise auprès de ménages accédant à la propriété, ou encore l’article de Susanna Magri concernant la stigmatisation du pavillon, laissé pour compte lui aussi. Le dossier consacré au pavillonnaire dans la revue Vacarme n’est pas davantage mentionné, alors même qu’il aurait pu fournir quelques appuis solides et apporter certains contrepoints intéressants, les auteurs refusant systématiquement de sombrer dans les travers de la caricature facile.

En bref, l’habitat pavillonnaire est ici seulement utilisé de manière rhétorique, comme un élément de discours, en tant que décor bien pratique de la démonstration marxiste de Jean-Luc Debry. Et l’on passe à côté d’une analyse fine de cet objet architectural, urbain et social pourtant passionnant qu’est le pavillon. Dommage, d’autant plus que l’introduction laissait présager d’un regard vif et d’une écriture sans concessions. Peut-être aurait-il fallu s’abandonner totalement à la description d’un couple pavillonnaire fictif, permettant ainsi d’épingler tous les travers de cette société sans sombrer dans une analyse trop caricaturale et trop peu étayée pour être réellement convaincante

Critique écrite en partenariat avec Strabic.fr