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Mitt Romney peut-il être aux mormons ce que Kennedy fut aux catholiques américains, le symbole de la parfaite assimilation d’une religion longtemps vilipendée ? Une chose est sûre : la pensée économique de l’Église, fondée sur un rejet viscéral de l’intervention de l’État et la haine du crédit, parle au cœur des Américains les plus conservateurs. 

Les médias américains s’en sont largement faits l’écho : pour la religion mormone, l’année 2012 pourrait bien être celle de la sortie de la marginalité. Deux de ses adeptes ont concouru pour l’investiture républicaine à l’élection présidentielle : Mitt Romney, ancien gouverneur du Massachusetts, et Jon Huntsman    , diplomate et ancien gouverneur de l’Utah. Des auteurs mormons ont aussi écrit des ouvrages influents, certes dénués de contenu spirituel explicite, mais où abondent les thèmes chers à leur foi, comme Stephenie Meyer avec Twilight, des histoires de vampires pour adolescents.

Et, grâce au battage publicitaire de Glenn Beck    , le plus célèbre converti mormon des États-Unis, l’œuvre de cet inconnu qu’était l’historien et polémiste Cleon Skousen est devenue à la fois un succès de librairie et la référence obligée du mouvement Tea Party    .

Pourtant, malgré toute l’attention portée à la question de savoir si le mormonisme est compatible avec la réalité américaine, nous en savons toujours fort peu sur l’un des aspects essentiels de cette religion : sa conception de l’économie. Une omission incompréhensible. Après tout, Romney a érigé son sens aigu des affaires en argument majeur de sa campagne. Au beau milieu d’une récession dramatique, l’ancien PDG du fonds d’investissement Bain Capital, dont la richesse personnelle est estimée à plus de 200 millions de dollars, se présente comme un chef d’entreprise confirmé capable d’arracher l’Amérique à l’abîme de désespoir où elle se trouve. Si l’on en croit la sagesse populaire, sa réputation de compétence financière devrait envoyer Romney à la Maison-Blanche – et combler le fossé entre les mormons et les évangélistes plus traditionnels qui ont longtemps considéré l’Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours comme une secte dangereuse.

En fait, la philosophie économique du mormonisme est un curieux agent de diffusion de cette foi dans l’ensemble de la société. L’Église prêche une doctrine de l’accumulation à côté de laquelle l’ " Évangile de la Prospérité    " passerait pour tiède. " Le mormonisme, c’est l’éthique protestante dopée aux stéroïdes ", assure l’économiste Mark Skousen, qui occupe la chaire de management à l’université de Grantham, et par ailleurs neveu de Cleon Skousen. Il décèle dans Le Livre de Mormon  ce qu’il appelle un " principe de prospérité façon Ancien Testament ", " une sorte de pacte abrahamique : si vous vivez selon le bien, Dieu vous le rendra. Constamment, le texte fait référence à ce cycle de prospérité – un cycle économique, en quelque sorte ".

Incontestablement, la foi du professeur Skousen a façonné son antikeynésianisme. " L’une des raisons pour lesquelles j’ai rejeté les principes économiques keynésiens, c’est que j’ai tout de suite senti qu’ils étaient en contradiction avec la doctrine de l’Église, explique-t-il. Cette idée du “paradoxe de l’épargne    ” vantant les mérites de l’endettement est contraire à la tradition mormone. "

Mark Skousen n’est pas un cas isolé. Les fidèles de l’Église sont des apôtres exemplaires de l’économie de marché. Ils cultivent une méfiance viscérale envers la dette et envers l’État ; ils préfèrent de manière fétichiste les métaux précieux et les biens fonciers aux monnaies fiduciaires si peu fiables qui fluctuent sur le marché mondial ; ils entretiennent un solide système de dons et de bénévolat, que redouble leur mépris pour l’État-providence et les programmes sociaux jugés débilitants ; enfin, une vieille tradition veut que tout chef de famille se doit de stocker des provisions en vue de la fin des temps et autres situations d’urgence.

Mieux encore, les mormons, à la différence de la plupart des grandes confessions protestantes, n’ont guère d’états d’âme vis-à-vis de la richesse. On peut scruter les interminables incantations de la révélation du fondateur du culte, Joseph Smith, sans trouver la moindre allusion à une quelconque incompatibilité entre argent et spiritualité. Les mormons se moquent bien de ces sales histoires de riches exclus du paradis tant qu’un chameau ne passe par le chas d’une aiguille. Pour eux, au contraire, l’Éden est réservé aux entrepreneurs à succès, dont l’ascension doit se poursuivre dans l’au-delà mormon    .

Ces innovations en matière de théologie économique ont longtemps paru pittoresques. Mais, ces dernières années, surtout avec la droitisation du Parti républicain et la montée en puissance du Tea Party, elles semblent moins extravagantes. L’obsession des mormons pour le retour sur investissement et les métaux précieux a, de fait, peu à peu conquis le cœur de la pensée conservatrice dominante.

" Joseph Smith avait pour l’argent la fascination du pauvre, écrit sa biographe Fawn Brodie, et cela a influencé sa conception du paradis    . " Même au regard des conditions déplorables qui régnaient au fin fond de l’État de New York au début du XIXe siècle, la mauvaise fortune de la famille Smith était exceptionnelle. Agriculteurs itinérants d’abord ruinés par une tentative infructueuse d’exporter du ginseng sauvage en Chine, les Smith furent contraints de déménager constamment durant l’enfance de Joseph. Lorsqu’ils s’installèrent dans le hameau de Palmyra, en 1816, Smith avait 11 ans et le Second Grand Réveil battait son plein    . Certains revivalistes de l’époque, comme les prédicateurs méthodistes itinérants du Sud américain, prêchaient un évangile âpre qui assimilait le statut social du croyant à l’état de son âme. Des évangélistes plus éclairés, comme le pasteur baptiste Charles Grandison Finney, prônaient pour leur part une doctrine de réforme sociale, où l’abolition de l’esclavage et le suffrage féminin ouvriraient la voie au second avènement du Christ.

De son propre aveu, cette intense effervescence spirituelle a laissé Smith confondu : comment ces prétendants à la vérité chrétienne absolue pouvaient-ils tous avoir raison, voire même l’un d’entre eux seulement ? En 1823, néanmoins, une révélation le mena aux plaques d’or enfouies, sur lesquelles était gravée d’après lui l’histoire des tribus perdues d’Israël dans le Nouveau Monde    . Il passa l’essentiel des sept années suivantes à transcrire et traduire ces plaques, les créanciers à sa porte. En 1830, avec une jeune épouse et un bébé en route, il persuada l’un de ses disciples de la première heure d’hypothéquer sa ferme pour financer la publication des écritures.