Robert A. Caro, un ancien journaliste qui a consacré les trente dernières années de sa vie à une monumentale biographie du président Lyndon B. Johnson, avec laquelle il a fini par se confondre dans l’esprit du public américain, vient de publier aux États-Unis le quatrième volume de cette longue série, salué, comme les précédents, par une critique unanime – sans oublier un compte rendu enthousiaste de Bill Clinton dans le New York Times Book Review   . Après Master of the Senate, qui couvrait les années 1949 à 1960, au cours desquelles Johnson fut président du groupe démocrate au Sénat, The Passage of Power   consacre plus de six cent pages aux seules années 1958-1964, qui virent Johnson, candidat malheureux aux primaires démocrates de 1960, accéder à la vice-présidence puis à la présidence, à la suite de l’assassinat de John F. Kennedy à Dallas, le 22 novembre 1963.

L’œuvre de Robert Caro propose une passionnante réflexion sur le pouvoir et ses rouages, dans un style d’une redoutable efficacité narrative. “Dernier des biographes du XIXe siècle”, Caro rappelle la grande tradition historique anglaise, celle de Gibbon ou Macaulay, souligne Charles Mac Grath dans le New York Times Magazine. Son style, qui repose sur une conception “romantique” et “idéaliste” du personnage   , peut friser parfois la grandiloquence, mais s’appuie sur des recherches et une documentation irréprochables, qui font de cette biographie un modèle du genre. Robert Caro a passé de longues années à éplucher les archives de la Johnson Library à Austin, tout en conduisant des milliers d’entretiens avec des proches de l’ancien président, et il accorde également une place très importante à la couverture des évènements par la presse de l’époque. Tour à tour historien, journaliste et romancier, Caro propose un récit dont la précision, l’ampleur et la richesse d’analyse permettent de revivre les évènements de l’intérieur, plaçant le lecteur en position de témoin actif.

Les pages consacrées à l’assassinat de Kennedy à Dallas, en particulier, d’abord publiées dans le New Yorker sous le titre “The Transition”, et qui correspondent aux deux chapitres centraux de l’ouvrage   , permettent de se faire une idée du style de l’auteur, tout en jetant une lumière nouvelle sur des évènements déjà bien connus. Comme l’indique le titre de ce dernier volume, c’est très précisément la question du passage, de la “passation de pouvoir” qui intéresse Caro. Les évènements de Dallas, relatés entièrement du point de vue de Johnson, prennent un relief nouveau. Mais au-delà de cet intérêt littéraire, ces pages font apparaître des éléments essentiels pour comprendre les débuts de la présidence de Johnson, en particulier sa relation de profonde inimitié avec Robert Kennedy et sa crainte d’être vu comme un usurpateur après la mort de JFK.

Caro commence par rappeler les circonstances politiques de la visite de Kennedy au Texas, terre natale de Lyndon Johnson qui en était le sénateur avant d’accéder à la vice-présidence. Choisi comme colistier au terme des primaires de 1960, au cours desquelles il avait affronté Kennedy, Johnson faisait l’objet d’humiliations constantes de la part de la garde rapprochée du président et n’avait jamais trouvé sa place au sein de la nouvelle administration. Ses tentatives pour étendre les pouvoirs du vice-président s’étaient heurtées à une farouche résistance et Johnson, autrefois considéré comme l’un des sénateurs les plus brillants et les plus efficaces de l’histoire du Congrès, souffrait d’un profond sentiment d’impuissance et d’inutilité. Menacé par une enquête de la Senate Rules Committee sur le financement de sa campagne de 1960, il craignait de se voir lâché par Kennedy aux élections de 1964 et se voyait alors comme un homme “fini”, comme il l’avait confié à l’un de ses conseillers.

Caro force le contraste entre les difficultés de Johnson et l’arrivée glorieuse de Kennedy à Dallas, dont tous les détails sont relatés avec la plus grande minutie. JFK et son épouse descendant de l’avion, Jackie Kennedy dans son tailleur rose et son petit chapeau rond, la foule amassée pour saluer le couple présidentiel, autant d’images encore très présentes dans les mémoires, mais que Caro fait revivre avec un sens consommé de la dramaturgie. L’historien propose un récit haletant du trajet en voiture à travers les rues de Dallas, et de l’arrivée du convoi présidentiel sur Main Street, puis sur Dealey Plaza. “Il y eut un bruit sec, comme un craquement”   : ainsi commence le compte-rendu trépidant des minutes qui suivirent l’assassinat de Kennedy, racontées alternativement du point de vue de Johnson et de l’agent secret affecté à sa protection. Caro recrée brillamment la confusion qui suivit la fusillade, retraçant les impressions de Johnson, couché dans sa voiture aux côtés de sa femme, et incapable de savoir ce qui s’était passé jusqu’à l’arrivée du convoi à l’hôpital Parkland Memorial, où Kennedy fut opéré en urgence avant de décéder quelques minutes plus tard.

Commence ensuite la partie la plus intéressante du récit, consacrée au retour à l’aéroport de Dallas et à l’investiture immédiate de Johnson, dans l’avion présidentiel. Contre l’avis des conseillers de Kennedy, qui souhaitaient le voir rentrer directement à Washington pour se mettre à l’abri d’une possible conspiration, Johnson déclara qu’il ne décollerait pas sans l’épouse et le cercueil du président. Une fois monté à bord d’Air Force One, il décida de prêter serment immédiatement, sur le tarmac de Love Field Airport. Caro invoque plusieurs raisons à cela : le président venait d’être assassiné et le risque d’une conspiration plus générale était réel ; il fallait aussi éviter que l’URSS ne tire avantage d’un vide au sommet du pouvoir, et rétablir la confiance à Wall Street, qui venait de s’effondrer. Mais plus encore, selon l’historien, Johnson souhaitait que sa légitimité personnelle soit établie le plus vite possible. Le serment en lui-même n’était qu’un geste symbolique, puisque selon la jurisprudence américaine le vice-président devient président automatiquement à la mort de son prédécesseur ; mais c’était “un symbole puissant”   , particulièrement aux yeux de Johnson, qui n’avait jamais été accepté par l’entourage de Kennedy et redoutait d’apparaître comme un “usurpateur”, cela d’autant plus que l’assassinat avait eu lieu chez lui, au Texas   .

C’est cette même obsession de la légitimité qui poussa Johnson à téléphoner immédiatement à Robert Kennedy, le frère du président défunt, qui était alors Attorney General – ministre de la Justice. Caro s’arrête longuement sur ce coup de téléphone, qui a fait l’objet de nombreuses spéculations et qui constitue l’un des épisodes marquants de la saga qui a opposé “Bobby” Kennedy et Lyndon Johnson depuis leur rencontre à la cafétéria du Sénat en 1953. Il faut garder à l’esprit en effet que le frère de JFK avait toujours eu la plus grande animosité à l’égard de Johnson, à tel point qu’il était monté dans sa chambre au lendemain de la victoire de Kennedy à la convention démocrate en 1960, pour tenter de le convaincre de refuser la vice-présidence. Depuis ce jour, Johnson faisait l’objet de son mépris à peine déguisé, et il peut donc sembler surprenant que “RFK” ait été la première personne que le nouveau président ait décidé d’appeler, sans respecter le délai de décence.
Officiellement, il s’agissait d’obtenir de l’Attorney General des informations sur l’opportunité du serment, son texte exact et les personnes à même de l’administrer. Mais selon Caro, Johnson voulait surtout prévenir toute critique ultérieure des Kennedy quant à une investiture immédiate, et signaler au pays qu’il avait le soutien de la famille présidentielle. L’historien souligne également les motivations plus troubles de Johnson, relatant par exemple comment, pour passer ce coup de téléphone, Johnson s’était enfermé dans la cabine réservée à l’usage privé du président, avant d’enlever sa veste et de s’allonger sur le lit de son prédécesseur, mort depuis moins de deux heures. Ici encore Caro déploie un sens de la mise en scène digne d’un romancier, lorsque de la cabine présidentielle d’Air Force One le lecteur se voit tout d’un coup transporté au bord de la piscine des Kennedy, dans la propriété d’Hickory Hill en Virginie, au moment où le téléphone retentit pour annoncer la mort de JFK, puis lorsqu’il sonna une seconde fois, quelques minutes plus tard, de la part de Johnson. C’est ici que les versions des deux interlocuteurs divergent, Johnson ayant toujours affirmé qu’il avait obtenu l’accord de Bobby Kennedy pour une investiture immédiate, tandis que celui-ci prétend n’avoir rien dit, encore sous le choc et incapable de retrouver ses esprits, accusant Johnson d’avoir profité de son trouble pour obtenir ce qu’il voulait.

À défaut d’un accord sincère, Johnson avait du moins arraché à Kennedy une absence de désaccord, et il put alors se concentrer sur l’organisation de son investiture. Pour administrer le serment, il décida de faire appel à la juge Sarah Hugues, une amie et alliée politique qu’il avait échoué à faire nommer à la Federal District Court du Texas - autre signe de sa faiblesse au moment de la vice-présidence, et de son désir d’autant plus fort d’affirmer désormais son pouvoir. Toujours dans un souci de légitimation, il était également très important pour lui que Jackie Kennedy fût présente à la cérémonie. Ses efforts manquèrent toutefois d’être réduits à néant lorsque la veuve de JFK arriva dans l’avion. Montée à bord avec le cercueil de son époux, elle aurait souhaité aller s’isoler dans la cabine présidentielle, et se serait retrouvée nez à nez avec Johnson, toujours allongé sur le lit en manches de chemise   – un incident embarrassant qui n’a pas manqué de confirmer, pour le clan Kennedy, l’empressement déplacé de Johnson à s’installer dans le rôle de son prédécesseur.

Caro expose ensuite en détail comment le nouveau président fut capable de s’élever au-dessus du chaos ambiant pour imposer sa chorégraphie de l’évènement. L’avion était “bondé” à ce moment-là, occupé par les agents du service secret, les conseillers de Kennedy, les assistants et secrétaires de Johnson - en tout près de trente personnes “agglutinées” dans un espace de vingt-cinq mètres carrés. Calme et déterminé, immédiatement “présidentiel” selon tous les témoins présents, Johnson fit appeler la presse, ainsi que le photographe de la Maison Blanche, Cecil Stoughton, afin d’immortaliser l’événement et de montrer à la nation que le nouveau président était entré en fonctions. En un sens, le récit de Caro peut être lu comme une longue explication des circonstances qui ont conduit à ce cliché célèbre, où l’on voit Johnson prêter serment au milieu d’une foule compacte, où il est parfois difficile d’identifier les visages. Le nouveau président se livra en effet à une mise en scène très étudiée, demandant au photographe de faire rentrer “le plus de monde possible” dans le cadre. Il était particulièrement important que des témoins issus du clan Kennedy apparaissent sur le cliché, et Johnson exigea la présence de deux secrétaires de Jackie, ainsi que du conseiller militaire et de la secrétaire personnelle de JFK. Il ne manquait plus que la veuve du président, qu’il fallut envoyer chercher, et qui se tint debout, sur la droite, portant toujours son tailleur maculé de sang, une mèche de cheveux barrant son visage. Une fois la cérémonie terminée, Johnson n’eut que ces mots : “Maintenant, en route”   .

Cette investiture improvisée à bord d’Air Force One reste le moment fondateur de la présidence de Johnson selon Caro, dont le livre s’ouvre sur une description détaillée de l’avion présidentiel quelques minutes après la prestation de serment. Littéralement pris en tenaille entre le cercueil du président à l’arrière, et les membres de l’entourage de JFK réunis dans la cabine avant   , Johnson allait devoir trouver sa place : c’est là tout l’objet de l’ouvrage, et la réponse du nouveau président, écrasé par l’ombre de son prédécesseur et constamment tourmenté par le spectre de l’illégitimité, fut d’exploiter l’émotion causée par la mort de Kennedy, et de la transformer en énergie législatrice. En quelques mois, il fut capable de vaincre les résistances de son propre parti pour faire adopter le Civil Rights Act, dès juillet 1964, avant de faire voter, après sa réélection, les grandes lois du projet de “Great Society”.

Si Robert Caro propose un portrait extrêmement nuancé de Johnson, et ne cesse de pointer ses zones d’ombre, sa brutalité et son insatiable appétit du pouvoir, il manifeste également la plus grande admiration pour sa géniale connaissance des rouages du Congrès, son audace et son volontarisme — un horizon lointain en ces temps d’obstruction républicaine à la Chambre des représentants, et qui explique sans doute en partie l’engouement suscité par ce nouvel ouvrage.