Amicales histoires de design plus qu’impérieuse histoire du design,  ces essais de Deyan Sudjic fuient les icônes du marketing pour étudier des "choses" plus ordinaires...

Directeur du Design Museum de Londres depuis 2006, professeur associé au RCA, ancien doyen de la Faculty of Art, Design and Architecture de l’Université de Kingston, rédacteur en chef de Domus entre 2000 et 2004, commissaire de la Biennale d’Architecture de Venise de 2002, cofondateur de l’importante revue Blueprint (1983), nous en passons et sûrement des meilleurs : Deyan Sudjic, c’est un CV blindé en matière d’architecture et de design, une bibliographie des plus fournies.

Que traduire ? Les éditions Pyramyd avaient l’embarras du choix. Logiquement, elles ont décidé de d’abord mettre en avant ses essais les plus récents, compilés en 2008 dans The Language of Things : Understanding the World of Desirable Objects (Penguin). En publiant Le langage des objets, elles viennent compléter par la même occasion ": T", une jeune collection placée sous l’égide du magazine étapes, brillamment mise en page par le Bureau 205.

Notons d’ores et déjà que le titre français évacue les subtilités de l’original (pas même mentionné dans cette traduction). Il transforme librement les "choses" en "objets" et leur "désidérabilité" n’est plus immédiatement questionnée. En venant flirter avec des références monumentales telles que La philosophie des objets de Dagognet ou Le système des objets de Baudrillard, il donne à l’ouvrage une image pompeuse avant même qu’on ait pu l’ouvrir. Léger, libéré d’étouffantes et académiques notes de bas de page, pas toujours très exactement référencé, cet ouvrage n’a pas en réalité la prétention de présenter une énième "objectologie" ou de nouvelles Mythologies. Bien plus modestement, il cherche à questionner le rôle du designer, précisément laissé pour compte par ces précédents théoriciens.

Plans rapprochés

Encore une histoire du design, donc ? Justement non. Si l’ouvrage se découpe en cinq grandes parties aux titres peu originaux – "Le langage", "le design et ses archétypes", "le luxe", "la mode" et "l’art" –, l’auteur porte un regard personnel et souvent autobiographique sur la discipline. Il ne s’oblige pas à passer en revue tous les grands moments fondateurs, il en désacralise même un certain nombre. On apprendra par exemple que Loewy "embaucha un publicitaire pour l’aider à accéder à la couverture du magazine Time". De même, Sudjic ne se force pas à citer tous les grands auteurs, de Ruskin à Branzi, ni toutes les icônes incontournables. Au contraire, il s’empare de quelques "choses", de préférence anonymes, et les analyse en profondeur. En découle un ouvrage plutôt dépaysant qui se lit d’une traite.

Dépité face à "une génération convaincue que les seules qualités indispensables pour être un designer génial sont un ego démesuré et une incapacité à se taire", l’auteur défend une autre vision du design, plus humble, plus globale, s’étendant de la typographie au paysagisme.

D’Interstate, le système de signalétique des autoroutes américaines qui permet à tout conducteur de "savoir, sous la pluie et à 110 kilomètres à l’heure, quelle route emprunter" à l’étonnante genèse de l’Anglepoise, la première lampe d’architecte, conçue par une petite usine de ressorts métalliques, en passant par les images imprimées sur les billets de banque suisses ou encore la forme des bouteilles de vin français, l’investigation de Sudjic traverse effectivement d’innombrables domaines. Mieux encore, elle les rapproche par le biais d’analyses comparées extrêmement bien menées.

Ainsi, à propos de la lampe Tizio, petite sœur de l’Anglepoise dessinée par Richard Sapper en 1972, il écrit : "l’association de la structure noire et des articulations marquées par les points rouges évoque de façon très probablement délibérée la même alliance de couleurs qui soulignait le cran de sûreté sur le canon d’un célèbre pistolet automatique, le Walther PPK". Et il continue en précisant : "Volkswagen utilisa la même alliance de couleurs pour ses modèles de Golf GT dans les années 1980" ! "Si le rapprochement entre une voiture et une arme létale peut sembler fâcheux, il n’en est pas moins parlant." note-t-il encore.

Du militaire à l’ordinaire

Le champ militaire occupe une grande place dans Le langage des objets. Il en constituerait presque le fil rouge. Dans la section "Mode", Sudjic prend ainsi le temps d’examiner les uniformes des différentes armées internationales. Plus loin, dans la dernière partie du livre, alors qu’il questionne le statut de l’objet industriel placé dans le musée d’art, Sudjic choisit à nouveau une pièce militaire, la "Victoire de Samothrace" du MoMA, c’est-à-dire l’hélicoptère Bell 47DI acquis par Arthur Drexler. "Ce qui distingue aujourd’hui le 47DI de tous les autres hélicoptères est le fait qu’il fut le premier au monde à être suspendu dans un musée d’art moderne."

Étudiant les modalités de cette acquisition singulière et les conditions de cet accrochage hors norme, Sudjic, en bon directeur d’un Musée du Design, tire une critique acerbe du monde muséal vers laquelle nous ne pouvons ici que renvoyer le lecteur. Sceptique, il conclut cette section, et dans le même mouvement son ouvrage, en mentionnant la lampe Kalashnikov AK47 de Philippe Starck, personnage responsable à ses yeux de "la pandémie mondiale de bouilloires, d’hôtels, d’eaux minérales, de pâtes, de brosses à dent signés par des designers, sans oublier la multitude de babioles inutiles distillées aujourd’hui dans le monde entier, confinées pour la plupart dans des placards oubliés et des étagères de cuisine poussiéreuses".

Ainsi, avec Le langage des objets, Deyan Sudjic propose un manuel de design d’un genre nouveau qui, par sa simplicité et sa pertinence, saura toucher de nombreux étudiants comme certains professionnels. Amicales histoires de design plus qu’impérieuse histoire du design, ces essais fuient les vitrines du marketing pour se réfugier auprès de choses plus ordinaires. Ils appellent les praticiens à ne plus "alimenter ce qui pourrait être une nouvelle débauche éphémère de créations flamboyantes". Espérons qu’ils soient entendus !

 

Critique écrite en partenariat avec la revue Strabic.fr