Un ouvrage très classique et universitaire, pour les spécialistes.

Avec ce livre, La Croyance proustienne, Takami Suzuki inaugure chez Classiques Garnier une collection qui s’intitule “Bibliothèque proustienne” et est dirigée par deux universitaires, Didier Alexandre et Luc Fraisse. Une telle collection ne craint donc pas d’ajouter à une bibliographie déjà colossale, mais il est vrai que Proust semble un sujet d’étude potentiellement infini. Un second ouvrage est d’ailleurs venu s’ajouter à la collection, La Mémoire du lecteur de Guillaume Perrier, qui proposait une approche assez originale et intéressante : Proust vu à travers le prisme de la lecture et celui de ses lecteurs, notamment Barthes et le récemment republié Joseph Czapski   .

L’approche de Takami Suzuki est beaucoup plus classique : il s’agit de considérer un thème, la croyance, et d’étudier son rôle et ses ramifications au sein de l’œuvre. Cette approche thématique a d’indéniables qualités. Elle permet la rigueur, surtout quand elle est menée comme ici selon les règles académiques, et l’exhaustivité. Mais elle a également son défaut : une forme de myopie, qui fait que l’on ne considère plus assez les éléments qui pourraient venir contredire sa version de l’œuvre. Cela débouche sur une illusion d’optique, où l’on voit son thème partout, et où l’on peut être amené à le considérer, parfois arbitrairement, comme capital au sein de l’œuvre. Ainsi, le chapitre de l’ouvrage intitulé “La place centrale qu’occupe la notion de croyance dans la Recherche  peine à convaincre.

La méthode de Takami Suzuki présente les qualités et les défauts inhérents à cette approche. Elle consiste d’abord en une classification détaillée des différents types de croyance : illusion, hypothèse, conviction et foi. Cela occasionne d’intéressants rapprochements avec la sociologie de Gabriel Tarde   .

Ensuite, l’auteur étudie le rapport de la croyance avec des thèmes différents, juxtaposés : la lecture, le nom et l’amour ; puis les symboles de la croyance. À force de métaphores ou de métonymies à partir de son sujet initial, la volonté d’exhaustivité peut se transformer en succession de digressions, et l’on obtient des développements sur les cloches et les clochers   , voire sur la mer et l’atmosphère chez Proust. Ces développements peuvent être intéressants au demeurant, même s’ils auraient gagné à être mis en rapport avec Gaston Bachelard, mais leur lien avec la croyance n’apparaît plus de manière évidente.

Enfin, Takami Suzuki se livre à une approche philosophique, en rapportant la croyance aux catégories d’idolâtrie, de réalité et de vérité. Comme souvent avec Proust, qui a déjà été portraituré en bergsonien, en pascalien, en platonicien ou en schopenhauerien, l’approche philosophique est intéressante et féconde. Mais, là encore, elle aurait gagné à s’appuyer davantage sur l’analyse de l’opposition entre illusion et vérité chez Proust faite par René Girard dans son livre Mensonge romantique et Vérité romanesque. L’intérêt de Girard est qu’il propose une lecture philosophique de Proust, mais sans jamais oublier que la démarche de Proust ne relève pas essentiellement de la philosophie, mais de la littérature, voire plus précisément de l’art du roman.

Cette question de l’essence littéraire et de la nature romanesque de la Recherche est le véritable point crucial lorsque l’on étudie Proust. Or, Takami Suzuki, dans la lignée de Luc Fraisse, considère la Recherche comme une cathédrale, c’est-à-dire une structure statique, une architecture parfaitement cohérente, que l’on peut suivre simplement comme l’on parcourt les étages d’une cathédrale. Cette vision est légitime, puisqu’elle procède de Proust lui-même, mais elle n’est pas neuve, et elle suit peut-être trop la doxa établie dans les études proustiennes. Il serait intéressant d’avoir une vision plus dynamique, plus porteuse de soupçon envers la réception classique de Proust, et plus ouverte à la multiplicité des lectures que permet la Recherche, comme chez Guillaume Perrier. Car, si l’on en croit Proust, la Recherche n’est pas seulement une cathédrale, c’est aussi une robe, c’est-à-dire une texture souple, ou, de manière plus surprenante encore, c’est un “bœuf mode” : “Ne ferais-je pas mon livre de la façon que Françoise faisait ce bœuf mode, apprécié par M. de Norpois, et dont tant de morceaux de viande ajoutés et choisis enrichissaient la gelée ?”, s’interroge le narrateur dans Le Temps retrouvé   . Cette analogie suggère que la Recherche est un objet de délectation formé de parties hétérogènes mais qui se fondent ensemble. C’est cette richesse et ce caractère dynamique, mouvant, de la Recherche, qui permettent que chaque lecture qui en est faite est différente et s’attarde à des passages particuliers qu’une autre lecture ne verrait pas   .

La lecture de Takami Suzuki est classique, thématique, universitaire, certes, mais elle n’échappe heureusement pas à cette règle, comme lorsqu’il attire l’attention sur de petits détails encore inaperçus, comme l’étrange lien fait par Proust entre la mer, la bière et le lait   . Par là il fait apparaître que Proust est inépuisable