La longue carrière des philosophes en conseillers du prince n’est pas terminée. L’auteur s’en prend à ceux qui se soumettent à une logique qui n’est ni celle de la philosophie ni celle de la démocratie.

On pourrait se croire devant un livre désespéré, même si nous en lisons la réédition en poche, quelques 12 ans après la première publication. Désespéré, du moins dans le ton. Il s’agit en tout cas d’y dénoncer les méfaits de la collusion entre les philosophes et le pouvoir. Et notamment les méfaits de la persistance d’une telle collusion dans les allées du pouvoir de notre époque. Ce trait ne résume pas l’ensemble de l’ouvrage mais il en donne le ton. Et en contre-point de cette optique, Christian Delacampagne, bien connu pour ses nombreux travaux esthétiques et politiques adopte d’abord un profil d’humilité : "je n’aurai pas l’outrecuidance, écrit-il, de prétendre que certaines catégories d’individus sont, plus que d’autres, porteurs de vérité, [...]", ceci pour se démarquer de la croyance proprement philosophique d’une identification possible entre la philosophie et la vérité. Et puis, quelques pages plus loin, il revient sur la question qu’il souhaite traiter en soulignant que le philosophe, dans le domaine de la politique, ne saurait être infaillible, et par conséquent devrait comprendre désormais qu’il a pour tâche propre l’élucidation critique des discours, "tout en renonçant au dogme de l’infaillibilité". Un message à l’adresse de ses pairs, en première approche, avant d’être délivré à tous les lecteurs.

On l’aura compris, cet ouvrage a pour objet la philosophie politique et surtout son rôle dans la cité, via les philosophes qui se muent en conseillers des gouvernements. Simultanément, il s’énonce à partir d’un régime politique moderne, la démocratie. Par conséquent, l’association des deux registres aboutit à l’affirmation suivante : " Et je crois même qu’à partir d’un critère aussi simple que celui-là (la démocratie est actuellement le meilleur des régimes possibles, parce qu’il n’y en a pas d’autre à profiler), il est possible de reconstruire une authentique philosophie politique – en entendant par là une pensée du politique susceptible d’assumer jusqu’au bout sa mission normative, sans pour autant chercher à s’appuyer sur un quelconque fondement transcendantal...".

La thèse est celle-ci : "Si la philosophie est née en Grèce, force est de reconnaître qu’elle y a pris, très tôt, une couleur antidémocratique". A quoi s’ajoute que l’auteur n’est pas certain de déceler des "évolutions" depuis lors. Consciemment ou non, ajoute-t-il, bon nombre de philosophes de notre temps persistent à situer leur propre discipline dans une position de surplomb par rapport à la politique. Et de distinguer deux cas, qui cependant aboutissent au même résultat : les philosophes qui se font les conseillers des princes et des tyrans ; et les philosophes qui, même s’ils n’ont ni accointance avec le pouvoir en place, ni ambition de carrières, n’en sont pas moins convaincus d’appartenir à une petite élite. L’auteur ne se départit pas de l’idée selon laquelle les philosophes, du fait de la "possession" de certaines connaissances philosophiques semblent détenir un certificat de compétence pour diriger les affaires publiques, ou pour conseiller ceux qui les dirigent.

Evidemment, en contre-point de cette prétention, il s’agit, mais cet ouvrage n’en a pas l’objet, de défendre l’idée que l’ "auto-organisation" est la meilleure chose que puisse faire une société humaine.

Au demeurant, l’auteur évite la caricature. Il reconnaît bien volontiers qu’on ne peut se représenter l’histoire des relations entre les philosophes et le pouvoir de manière monolithique. Il y a eu (et il y a encore) une majorité de philosophes opposés à la souveraineté populaire, ou hostiles à l’idée selon laquelle il reviendrait aux membres d’une communauté de définir eux-mêmes, en toute indépendance, la voie qu’ils entendent suivre. Mais il y a eu aussi (et il y a toujours) des penseurs pour lesquels la seule idée de voir un homme, ou un petit groupe d’hommes, en soumettre d’autres à leur caprice – est tout bonnement insupportable.

Où l’on voit que Delacampagne délimite fort bien son champ de travail, tout en affirmant qu’il n’est plus question, de nos jours, de se tromper de politique. Plus personne n’imagine, de nos jours – ce serait à étayer bien sûr ! – qu’une révolution puisse être imposée d’en haut à une communauté qui, dans sa majorité, n’en voudrait pas (la première publication de l’ouvrage date de 2000). Et plus modestement, l’auteur d’ajouter ensuite : " Ou, plus exactement, tout le monde en Occident, à gauche comme à droite, sait qu’une telle façon de procéder (à une époque marquée par les rapides progrès de l’éducation et des techniques de communication) risquerait, à long terme, de susciter plus de problèmes que d’en résoudre".  

Il n’empêche, les éléments dont l’auteur se sert ne cessent d’alimenter la possibilité du contraire. De l’invention d’une science politique à l’expansion des tyrannies du XXe siècle, la matière est abondante. On reconnaît là les perspectives du positivisme et d’un certain type de marxisme, là où toute une tradition occidentale vient prouver que l’on ne cesse d’avoir tendance à considérer que le pouvoir doit revenir à ceux qui détiennent le savoir et, plus précisément, à ceux qui possèdent l’intuition de la vérité. Dès lors, à défaut d’être roi – chacun reconnaît les figures élaborées par Platon – les philosophes devaient donc être au moins les conseillers des rois, dans la mesure où la "connaissance de la vérité", la philosophie, fondement des sciences et parfois considérée comme la science suprême, était la reine incontestée des autres formes de connaissance.

Le plan de l’ouvrage est assez simple. La première partie est consacrée à revenir, en détail, sur l’histoire de cette conception du philosophe-roi ou conseiller du prince. Elle se voue à décrire la naissance de la famille monarchiste, puis la constitution des tyrannies, et cela dans l’Athènes, du IVe siècle avant notre ère. Puis la deuxième partie étudie les avatars ultérieurs de la doctrine platonicienne, reprise dans une perspective moderniste, par les philosophes du XVIIIe siècle d’abord, puis par un certain nombre de nos contemporains.

Le livre est à la fois précis et large de facture, permettant à tous de s’y référer. Les étudiants comme les citoyennes et les citoyens peuvent y trouver matière à penser. Surtout, le mode d’écriture de Delacampagne est fait pour soulager le lecteur en lui donnant d’entrée les définitions des termes dont il peut avoir besoin pour suivre le propos.

Du tyran, en effet, on ne se fera pas une image d’emblée sanglante. Le tyran est, en Grèce, d’abord un homme parvenu à la royauté par des moyens autres que la succession dynastique, mais pas nécessairement répréhensible. Il peut avoir été appelé pour dénouer une crise. Certes, il ne doit rien à personne, exerce son autorité sans autres limites que celles qu’il veut bien s’imposer. Il n’en veille pas moins à ne point violer les lois de la cité dont il a pris la tête. A cet égard, l’exercice du pouvoir par un homme seul n’a rien de choquant pour les Grecs. Il existe même une tyrannie "sacrée" : celle que les dieux exercent sur les hommes pour le bien de ces derniers. Les tyrans archaïques ne sont pas tous haïs par leurs sujets, ni chassés de leur trône par une insurrection. D’ailleurs deux tyrans célèbres, Pittacos de Mytilène et Périandre de Corinthe figurent parmi les Sept Sages de la Grèce. Un ouvrage donne ainsi des conseils au tyran : Hiéron ou de l’art d’être tyran (Xénophon) : maintenir l’affection populaire, avoir des mercenaires pour défendre la cité, et rendre ses sujets heureux.

Sur un ton semblable, Platon ne condamne pas la tyrannie. Elle n’est pas le gouvernement des meilleurs, mais elle permet plus sûrement que la démocratie aux meilleurs de s’approcher du pouvoir. On peut évidemment rappeler que Marc-Aurèle se souviendra de tout cela, d’autant qu’il va donner lui-même des conseils de "sagesse" aux romains.

Chacun l’aura compris, l’ouvrage s’enroule autour de cette perspective. Il traverse les siècles en montrant comment se transforme la figure du tyran mais aussi celle du philosophe. La partie de l’ouvrage consacrée aux philosophes du XVIIIe siècle est éclairante à cet égard (Voltaire, Diderot). Quant à la partie vouée au XXe siècle (Heidegger, Schmitt), elle ne détone pas. Elle montre aussi, dans cette logique, ce que devient un "philosophe" au pouvoir