Pierre Boulez et Alain Connes exploraient la créativité en musique et en mathématique. C’était à l’IRCAM. L’un est musicien, l’autre mathématicien. La question : Y a-t-il une dimension esthétique dans l’activité mathématique ? Et celle-ci encore : la notion d’élégance d’une démonstration mathématique ou d’une construction théorique en musique joue-t-elle un rôle dans la créativité ? A dire vrai, on ne sait pas si ce n’est pas plutôt l’envie de jouer intellectuellement de rapprochements formels qui conduit le rendez-vous, plutôt que le sérieux de la question. Ces rapprochements sont effectivement formels, même si les uns et les autres peuvent évidemment trouver des sources d’inspiration chez l’autre. Que les outils mathématiques soient indispensables aux musiciens, surtout à l’ère de l’informatique, des modèles de référence et des compositions qui s’appuient sur des structures algébriques ou les structures d’ordre, cela ne fait aucun doute. Que les mathématiciens trouvent dans les arts des ressources inventives qu’ils peuvent ensuite reconfigurer, nul doute non plus.

Quant à l’idée d’un simple transfert de l’un à l’autre, celle d’une analogie ou celle d’une synthèse par un pôle commun (l’imagination ou le fonctionnement de l’esprit), elle laisse plus rêveur.

Ce qui n’interdit pas, au contraire, de songer à penser une surface d’échange à partir de laquelle les arts viendraient interroger les mathématiques et réciproquement.

Dans une émission de radio récente, sur France Inter, Pascal Dusapin, musicien, titulaire de la chaire de création artistique au Collège de France, expliquait ceci. Elève de Yannis Xénakis, il ne travaille cependant pas comme lui. Xenakis, selon Dusapin, ne voulait pas seulement construire un pont entre Arts et Sciences, mais voulait que les deux "copulent". Xenakis avait une triple formation : formation d’ingénieur et d’architecte (il a travaillé avec Le Corbusier) et de musicien (il y a été conseillé par Olivier Messiaen). Il affirmait que "les musiciens font des maths sans le savoir" (division, rythme, rapports, ...). A quoi il ajoutait que, dans ses oeuvres, il règle des questions locales de sa musique grâce aux maths. Il se servait par conséquent des maths que pour régler des problèmes mais sans réussir une fusion impossible.

En revanche, affirmait Dusapin, pour lui-même : il prend un point de vue plus pragmatique. Il cultive la différence entre Arts et Sciences, puisque l’art n’est pas la science et réciproquement. Par contre, pour avancer dans la confrontation, et sans les mélanger, il convient néanmoins de se départir aussi des conceptions banales des arts et des sciences, avec lesquelles on ne peut finalement rien entreprendre. L’art peut se servir de telle ou telle manière mathématique de poser un problème ; la mathématique peut bien moins se servir de telle ou telle méthode artistique.

Enfin, Dusapin affirmait que, pour lui-même, il se sert des mathématiques en poète. Il ne domine pas ce champ de savoir, il ne capte que quelques schémas qui lui servent à penser en musique. Le rapport est d’usage et le rapport n’est que métaphorique. Les maths n’engendrent pas de la musique. L’association, encore une fois, est poétique.

Et Jacques Sirot et Sally Jane Norman de compléter autrement ce panorama : pour de nombreuses personnes, la transdisciplinarité désignerait avant tout la rencontre entre disciplines artistiques d'un côté, scientifiques de l'autre. Les arts et les sciences sont alors vus comme des forces vives et foncièrement différentes, dont les spécificités sont éventuellement à tester et à éprouver dans le cadre de confrontations qui ne peuvent être que d'ordre conceptuel. D'aucuns accordent à l'art le statut d'une mystérieuse pré-science, d'un éclaireur de nouveaux modes de penser, voire d'un instigateur des "modifications de paradigmes" (les "paradigm shifts" décrits par Thomas Kuhn). A l'inverse, plutôt que de présenter l'art comme un précurseur des évolutions de la pensée, d'autres le voient comme le fidèle suivant du scientifique révolutionnaire : la tâche de l'artiste serait alors d'illustrer et d'assurer la vulgarisation de nouveaux modèles conceptuels, dont il faciliterait l'assimilation en en fournissant des "traductions" sensibles et sensorielles. Globalement, ce recours à la science en tant que justification du processus et du sens artistiques revient à ce que Pierre Boulez appelle un "scientisme comme mysticisme de remplacement" : "on s'en remet pour les choses essentielles, à certaines propriétés numériques en lesquelles en place sa foi : ce qui est un moyen commode d'éviter le doute individuel. D'une façon plus sophistiquée, voire plus perverse, on amplifie certains aspects de la pensée musicale liée aux sciences pour dissimuler les difficultés du choix esthétique et, soit les oublier, soit les assujettir."