Une anthologie d’articles dont la démarche analytique est celle de l’ethnocritique.

Préparée par Véronique Cnockaert, Jean-Marie Privat et Marie Scarpa, L’Ethnocritique de la littérature se compose d’articles écrits entre 2000 et 2009 par les coordinateurs du volume ainsi que de Guillaume Drouet, Françoise Ménand Doumazane, Sabine Ricote et Marie-Christine Vinson, tous des chercheurs spécialistes d’ethnocritique. L’ouvrage en propose une vision synthétique, rappelant ses fondements théoriques et ses modalités méthodologiques. Les précautions taxinomiques et les questionnements épistémologiques suscités montrent à quel point cette approche se perçoit encore en voie de reconnaissance et d’affirmation dont cette anthologie constitue à la fois une mise au point et son attestation même : l’ethnocritique existe depuis une dizaine d’années comme modalité critique à part entière.

L’enjeu pour l’ethnocritique semble ainsi de dire autant ce qu’elle est que ce qu’elle n’est pas, révélant au passage combien une démarche critique s’oriente au fur et à mesure des réactions et des commentaires qu’elle provoque. La démarche ethnocritique est présentée dans une première partie intitulée “Théorie et méthodologie de l’ethnocritique”, elle est complétée par une seconde partie, “Pratiques littéraires de l’ethnocritique”, dont les articles fonctionnent comme autant de preuves par l’exemple de l’efficacité, des potentialités mais aussi de l’adaptabilité de cette démarche. L’ethnocritique entend cerner la dimension culturelle des œuvres littéraires ; elle s’attache tout particulièrement au corpus de la littérature française du XIXe siècle.

Les chercheurs y ont trouvé de toute évidence les exemples probants de leur démarche, même s’ils n’entendent pas s’y limiter : un article porte sur Aline de Ramuz, deux articles se consacrent respectivement à la poésie d’Aloysius Bertrand et de Rimbaud, montrant qu’effectivement l’approche ethnocritique non seulement peut, mais gagne même à s’ouvrir au genre poétique ; une timide incursion est également proposée dans la littérature de jeunesse contemporaine (Tibili ou le garçon qui ne voulait pas aller à l’école), article moins convaincant malheureusement, de même que l’analyse du roman de Jean George, Ma montagne, réécriture contemporaine du rom de Daniel Defoe.

Si l’ethnocritique n’entend pas se circonscrire ni à une période ni à un genre, ni à une sphère géographique (symboliquement sur cette ouverture que se clôt la première partie de l’ouvrage, renvoyant à une bibliographie exhaustive sur le sujet), et s’“il n’est sans doute pas d’œuvre qui ne soit ethnocritiquable”, il est toutefois patent que certaines œuvres s’y prêtent plus que d’autres. Cet ouvrage a le mérite de montrer la solidité des fondements théoriques et méthodologiques de l’ethnocritique, il gagnerait à être suivi par d’autres volumes se consacrant résolument à d’autres corpus et d’autres périodes, par des analyses qui réfléchiraient l’importance et les conséquences de la diversité générique sur cette approche, permettant de tester et de réfléchir plus profondément les enjeux et les conséquences d’une véritable diversité générique, périodique et nationale pour cette approche critique.

L’ethnocritique se propose d’étudier la “réappropriation et la textualisation de pratiques culturelles et symboliques” en s’attachant tout particulièrement à la dynamique des échanges culturels dans les textes. Son présupposé théorique tient au fait que le texte est une “pratique sociale” en même temps qu’il est “surdéterminé littérairement (par ses rapports à l’institution notamment)”. Si l’ethnocritique est sensible au partage entre culture savante et culture populaire, elle refuse de se laisser enfermer dans l’analyse de la place du folklore dans un texte. Elle se désolidarise d’un folklore superficialisé comme élément d’une culture populaire pour proposer un réancrage ethnologique des textes dont l’avantage consiste à s’opposer à une propension socio-centriste.

Il ne s’agit pas non plus de se contenter d’une approche mythocritique, en mettant en évidence des universaux culturels. Au contraire, l’ethnocritique montre la complexité des échanges et des réappropriations culturelles dont elle isole et interprète les particularismes, cherchant ainsi dans les détails et les idiolectes du texte les signes d’une place, voire d’un rôle ethnologique, dans le texte, afin de proposer des considérations nouvelles sur le rôle de la littérature dans une culture donnée. Elle focalise tout particulièrement son attention sur ce qu’elle appelle des “embrayeurs culturels”, à l’instar du terme de “tso-maraude” dans Les Misérables, mais cela peut être tout aussi bien la figure du taupier dans Aline, ou encore du mot “aquarium” ou “cochon” dans Le Ventre de Paris. Marie Scarpa montre ainsi que le détail réaliste “naturalise bien moins la culture du texte qu’il n’en culturalise le monde représenté”. L’analyse ethnocritique met en évidence les processus logogénétiques, depuis la formation des mots jusqu’à leurs actualisations successives, leurs dérivations esthétiques et les mouvements narratologiques qu’ils déclenchent.

L’un des intérêts herméneutiques et littéraires de l’ethnocritique réside dans cette conviction que le langage porte en lui les genres d’un récit toujours possible, ce que les locutions idiomatiques découvrent particulièrement puisqu’elles sont des idiomatismes culturels (cet aspect est développé dans la section “Littérature et logogénèse de la littérature”). À cet égard, l’analyse ethnocritique du vers de Rimbaud “Mon auberge était à la Grande-Ourse” est stimulante. Faisant porter toute son attention sur les idiolectes employés par le poète, elle met en évidence une véritable “ethnologie du discours imagé”, montrant que l’invention poétique rimbalidenne se fonde sur les “secrets culturels endormis dans les mots”. L’analyse ethnocritique dévoile l’ethnologie symbolique dans la poésie de Rimbaud qui mêle précisément culture académique et folklore : “Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course / des rimes.” Or cette mixité culturelle n’est pas une simple provocation de Rimbaud, mais elle joue le rôle d’un véritable rite de passage pour celui-ci, symbolisé par l’expression “dormir à la belle étoile”. Cette approche ouvre ainsi les perspectives de la littérature comme “étiologie poétique de la langue”, et comme une “exploration inventive de la culture qui fait corps avec la langue”.

Un autre atout de cet ouvrage est qu’il n’évite pas les questionnements et les réflexions que posent les écueils épistémologiques de l’ethnocritique : l’un de ses obstacles réside dans le fait que les catégories culturelles mises en évidence sont le fruit de données intellectuelles établies par les détenteurs de savoirs légitimes (et légitimés) pour qui la littérature fonctionne comme un référent esthétique (la valorisation symbolique de la littérature), de sorte qu’elle ne fait pas fi des “écrans épistémiques” inhérents à toute approche comparative ou homologique entre le soi et l’autre, au risque toujours latent de ne “voir l’autre que sous la forme rassurante de l’identique” pour reprendre une expression de Michel Foucault citée dans l’ouvrage. La remise en cause des distinctions entre culture savante et culture populaire comporte toujours le danger d’empêcher de cerner les dynamiques et les appropriations conflictuelles des cultures hétérogènes.

Or accepter la domination culturelle des cultures savantes remet précisément en cause le fait que la culture n’est jamais en réalité qu’un alliage culturel. En confortant l’idée que toute culture est syncrétique et qu’elle se construit par les perturbations, les mélanges et les hybridités, l’ethnocritique radicalise encore la relecture “bourgeoise” de la littérature. Elle conteste une vision traditionnaliste d’une culture des classes supérieures qui se dégraderait en se diffusant parmi les classes subalternes : la culture est alors acculturante (elle est mélange et mixité) mais non acculturée (pas d’autosuffisance totale), distinction sur laquelle reviennent plusieurs des articles du volume, analysant la façon dont les écrivains rendent eux-mêmes compte de ce double rapport de force : la position élitiste de la littérature dans le champ culturel et le rapport de la culture au pouvoir politique réel, c’est-à-dire aux classes sociales dominantes. L’exemple de Flaubert montre bien cette réhabilitation de cultures dites “illégitimes”, tant Madame Bovary peut se lire justement comme l’articulation de savoirs ethnographiques et de compréhensions ethnologiques.

L’ethnocritique ne fait pas fi des phénomènes de “belligérance culturelle”, elle prend parti, montrant le jeu et l’impact des idéologies dans la diffusion et l’interprétation des textes, légitimant par là même la portée critique de son propre nom. On comprend, dans cette perspective, qu’une des facettes communautaires particulièrement investies par l’ethnocritique soit le rite, dans une étroite filiation avec les travaux de Van Gennep, comme sa théorie des trois phases : séparation, marge et agrégation, dans la mesure où il permet de penser ensemble rite et narrativité. L’homologie entre logique des rites et logique narrative n’est pas seulement fonctionnelle, mais également structurelle et existentielle. Elle est une mise en abyme de la règle collective (la coutume) et de la trajectoire singulière d’un personnage (destin). La part faite aux questions de détournement des normes et des règles est symboliquement emblématique, à l’instar du motif du mariage et de la question de la mésalliance dans Les Misérables.

L’approche ethnocritique du rite carnavalesque dans La Curée de Zola permet de proposer une autre lecture particulièrement stimulante. L’intérêt de l’ethnocritique tient dans cette façon de nouer attention et travail sur la langue, approche narratologique et perspectives ethnologiques et sociologiques, ainsi qu’une ouverture culturelle de la littérature qui rend cette démarche particulièrement opérante donc opportune sur la littérature contemporaine, tant la question que se pose l’ethnocritique (quels sont les régimes de culture à l’œuvre dans l’économie symbolique du texte littéraire ?) est emblématique et fondamentale pour aborder la place de la littérature, son rapport à la société et à la culture aujourd’hui.

En réfléchissant nos rapports culturels à la littérature, l’ethnocritique mêle avec subtilité “poétique du littéraire” et “ethnologie du symbolique”, proposant une relecture fructueuse des liens symboliques entre la littérature et la société. Puisant ses outils dans la poétique des textes, l’ethnocritique a recours aux outils de la narratologie qu’elle oriente selon une “pensée ethnologique contemporaine”, dans la filiation des travaux de Claude Lévi-Strauss et de Pierre Bourdieu. L’ethnocritique emprunte à la fois à l’ethnologie et à l’anthropologie, sans s’y limiter toutefois, puisqu’elle croise les approches et les outils construisant des concepts spécifiques à sa démarche tels que l’homologie rite/récit, la belligérance entre oralité et littératie, l’ethnogénérique, la chronotopie culturelle ou encore la logogénèse.

L’ethnocritique porte aussi son attention à certains personnages comme le personnage liminaire (en tant que non ou mal initié) ou encore la figure de l’idiot. Dans le roman zolien, cette figure intertextuelle (Quasimodo de Notre-Dame de Paris, mais aussi tous les personnages de simplets des contes populaires et chansons folkloriques) fonctionne comme un “étalon négatif”, le miroir inversé à partir duquel une société conçoit la reproduction sociale normalisée de l’individu.

Si les différents articles possèdent parfois le ton de la revendication manifeste des mouvements critiques cherchant à se faire une place, en se définissant par ce qu’il est et par ce qu’il n’est pas, et si parfois leur ostentation à répéter que l’analyse n’aurait pas pu se faire autrement peut sembler arbitraire (donc contradictoire), il n’empêche que ce volume, à l’instar de la démarche qu’il présente et défend, provoque chez le critique ce que Jean-Marie Privat appelle une “ethno-spection”, c’est-à-dire un regard critique où connaître l’autre impose d’abord d’avoir accepté de constater ses propres illusions, de le savoir, moins pour s’en départir définitivement sans doute que pour être à même d’accepter un nouveau qui le soit vraiment.