* Cet article représente la première partie d'un grand entretien avec Patrick Boucheron.

 

Nonfiction.fr – Dans plusieurs de vos livres, vous expliquez qu’au Moyen Age, les formes prises par l'espace public sont largement indépendantes des infrastructures de la ville : dans ce contexte, quel sens et quelles formes prend l'histoire urbaine, lorsqu'elle se charge encore d'investir les problèmes politiques ?

Patrick Boucheron – La question de l’histoire urbaine et de la définition de son objet peut prêter à équivoque, selon qu’on envisage une définition faible ou une définition forte. La définition faible consiste à dire que tout ce qui se passe en ville, ou que tout ce qui y est documenté, relève de l’histoire urbaine. S’intéresser à l’histoire des pouvoirs et de la prise de parole en public tomberait donc dans l’escarcelle de l’histoire urbaine. Mais à ce moment-là, la ville ne serait rien d’autre que le cadre inerte de la parole politique, ou le décor de l’action publique. Ce que je dis ici en pensant à la question du politique, je pourrais tout aussi bien le dire à propos de très nombreuses autres questions comme celles de l’art, de la religion, etc. Envisagée dans la perspective de cette définition faible, la ville n’est que le plancher neutre d’une action collective. La définition forte est beaucoup plus difficile à tenir puisqu’elle revient à considérer, dans différents registres de l’agir humain, ce qui est spécifiquement urbain, c’est-à-dire ce qui peut être commandé ou contraint par la forme urbaine. Prenons toujours le cas de l’action publique : lorsqu’on manifeste, on le fait dans une ville qui a une certaine forme, et celle-ci nous impose des parcours. Ces parcours ne sont pas seulement des lieux, ce sont aussi les pratiques sociales qu’ils aimantent et qu’ils suscitent, mais c’est aussi et surtout une mémoire qui, d’une certaine manière, oriente l’usage qu’on a de ces lieux. Pour ma part, j’entends plutôt l’histoire urbaine ainsi : comme une manière de prendre au sérieux l’interaction qui s’opère entre l’action humaine et les "énonciations piétonnières" dont parlait Michel de Certeau. Mais le cadre de l’histoire urbaine est aussi pour moi un garde-fou : comme beaucoup d’historiens de ma génération, je sais qu’au fond j’ai tendance (si du moins je ne me surveille pas, si je me laisse aller à ma plus forte pente) à produire une historiographie idéaliste, voire idéalisée, ou pire encore virtualisée… L’histoire urbaine nous rappelle à la matérialité des choses, à la concrétude obstinée de ce qui détermine l’action. C’est aussi comme ça que je définirais l’histoire urbaine.

Nonfiction.fr – Dans ce contexte, quelles relations l'histoire de l'objet "ville", découpé dans l’espace, entretient-elle avec les grands domaines d’activité qui constituent les grands pans de l'histoire – politique, sociale, économique, culturelle, intellectuelle... ? Les perspectives ouvertes par l'histoire urbaine peuvent-elles avoir une incidence sur la définition des grandes problématiques de l'histoire ?

Patrick Boucheron – Oui, je le pense. J’ai en tout cas toujours tenté de pratiquer l’histoire urbaine avec un rayon de courbure assez large : après ma thèse, qui avait une dimension monographique   j’ai tenté des synthèses à l’échelle de l’Italie puis de l’Europe urbaine. Mais ce cheminement était aussi celui qui mène au travail collectif. Je me suis même risqué, en compagnie de Julien Loiseau, à un vaste panorama de l’archipel des villes du monde et du monde des villes au XVe siècle   . C’est sans doute une manière de prendre sinon de la hauteur, du moins de la distance, par rapport à mon objet, qui reste le Moyen Age. Mais je n’en fais pas une doctrine : l’essentiel n’est pas de privilégier le grand angle, c’est de changer d’échelles et d’adopter fréquemment des pas de côté.

Il n’est pas si simple par exemple, dans la pratique enseignante, de s’opposer à cette tradition romantique retravaillée par l’historiographie libérale puis marxiste qui instaure une coupure entre l’histoire de la ville et l’histoire rurale. Marc Bloch disait par exemple qu’au troisième siècle de notre ère, l’érection des murailles isolant la civitas (désignant désormais la cité fortifiée seulement) de ses campagnes séparait l’Antiquité du Moyen Âge. Evidemment, dans cette perspective, faire l’histoire des villes au Moyen Age, ce n’est pas tout-à-fait faire de l’histoire du Moyen Age : c’est faire l’histoire d’un lieu qui s’en extrait, où s’inventerait quelque chose de nouveau. Je n’y crois pas, mais il faut bien reconnaître que cette idée est tenace. Elle est en tout cas fortement enracinée, y compris dans l’enseignement supérieur où il faut expliquer aux étudiants qu’une des spécificités du Moyen Age qu’ils imaginent souvent comme rural et chevaleresque, c’est d’avoir été le grand moment de création des villes et d’invention d’une grande civilisation urbaine, même si elle reposait sur des bases fondamentalement différentes de celles de la cité antique. En quoi l’étaient-elle ? Précisément dans l’indistinction des grandes catégories de l’économique, du politique, du religieux, etc. dont vous parlez. C’est cela, fondamentalement, qui change. Ce qu’on appelle le Moyen Age est aussi le moment où toutes ces catégories n’ont pas le sens séparé qu’on leur donne aujourd’hui.

Vous faisiez allusion à l’espace donné comme espace collectif : si on veut chercher où sont les lieux publics dans les rues ou les places des villes médiévales, où sont les lieux qui permettent que se déploie l’espace public, on se rend compte qu’au Moyen Age, ces lieux ne sont pas nécessairement monumentalisés. Autrement dit, ils n’ont pas de propriétés architecturales spécifiques. Ce n’est pas parce qu’on a une belle place dégagée, un espace libre, que cet espace est dégagé pour l’espace public. Dans bien des cas au contraire, monumentaliser un lieu consiste à le dépolitiser. L’espace public peut se loger dans une église, dans un cimetière, dans une maison particulière, n’importe où, en somme, où se construit le rapport proprement politique. Il s’insinue, il s’immisce — c’est en cela qu’il espace proprement les lieux. Bref, il faut distinguer l’espace public des lieux publics. Dans L’entretemps, je pars d’un moment qui me semble intéressant : c’est le moment où François d’Assise s’adresse à une foule, à Bologne en 1222   . Il parle devant le palais public : c’est un prédicateur, et il fait un sermon. Dans nos catégories, nous dirions donc qu’il tient un discours religieux. Mais son horizon de réception le transforme en harangue. Ce que j’essaye de montrer, c’est qu’à ce moment là, la parole de François d’Assise dégage, à proprement parler, l’espace public, ce que j’appelle un "espacement du politique"   dans le sens où c’est justement un espace toujours à conquérir, à gagner, à défendre contre les tentatives constantes des pouvoirs pour se le réapproprier. Il faut prendre garde à ne pas entretenir de fétichisme du lieu. N’imaginons pas chercher dans le passé médiéval des villes une sorte de temps idéal de l’espace public, où on vivait tous dans la rue, sur les places, etc. Il nous reste des places, mais on ne sait pas comment elles fonctionnaient.

Nonfiction.fr – Finalement, ce décentrement de l’action politique qui ressort de l’attention portée à des formes d’échanges qui paraissaient jusqu’à récemment sans intérêt dans cette perspective-là, il change considérablement la donne sur la culture politique et la prétendue passivité des populations médiévales…

Patrick Boucheron – Vous définissez en effet parfaitement l’enjeu. Pour ce qui m’intéresse plus localement, c’est à dire la cité italienne, je parlais tout à l’heure de la fétichisation de l’étape monumentale : lorsqu’on se promène aujourd’hui en touriste dans une commune italienne, avec un centrocivico, on se dit : "Voilà, on y est, c’est là !" C’est sans doute la même impression que produisent le forum, l’agora et tous ces lieux chargés d’une idéalité politique. Mais c’est une illusion, car ce passé là ne nous est disponible que parce que des présents successifs l’ont transmis et transformé. Or évidemment, ce qui reste aujourd’hui des communes italiennes, d’un point de vue édilitaire, provient de la capacité qu’elles eurent de construire un espace public monumentalisé, un espace commun, donné en partage pour tous ; et d’une certaine manière, c’est aussi une leçon de réalisme politique. Mais paradoxalement, ce qui caractérise le pouvoir communal italien est presque l’inverse de ce qui se donne à voir aujourd’hui de son héritage édilitaire. C’est la dissémination du pouvoir. Un pouvoir qui n’est pas du tout polarisé mais fondamentalement polycentrique, dispersé entre un grand nombre d’acteurs qui tiennent des parcelles d’autorité publique. Comprendre la dissémination du politique et de l’agir politique, et tenter d’en saisir la dimension urbaine, voici quelque chose qui nous permettrait de sortir d’une vision idéale de la cité. A la "cité", avec tout ce qu’elle véhicule de fantasme politique, il faudrait pouvoir opposer la pluralité des voix de la "ville".

Nonfiction.fr – Dans L'entretemps, vous invitez à mettre de côté les "questions insolubles"   qui impliquent de multiplier les surinterprétations pour répondre: comment peut-on enquêter sur ces pratiques disséminées dans la ville médiévale ? A partir de quelles sources, de quelles méthodes, de quels questionnaires ?

Patrick Boucheron – La question que vous posez concerne l’épistémologie. Or je crois que celle-ci n’a de sens que si elle impose une description concrète et sincère des conditions de l’enquête. L’épistémologie véritable, la réflexion sur la méthode de l’histoire, ne consiste pas à décréter ce qu’il faudrait faire, mais à dire ce que les historiens font quand ils font ce qu’ils font, et quel sens ils en tirent. Il y a sur ce sujet une très belle page dans les cours au Collège de France de Pierre Bourdieu récemment édités, ou il dit préférer les historiens qui connaissent leur métier sans développer de discours méthodologique à ceux qui discutent de leur méthode mais n’ont pas de métier : "Jamais une méthodologie n’a mis à l’abri d’une erreur technique : seul le métier protège". Mais c’est pour préciser aussitôt que ce métier, quoique nécessaire, n’est pas suffisant pour établir des règles qui peuvent devenir collectives. Telle est l’épistémologie : "on passe à un autre ordre quand on fait sciemment ce que l’on fait   .Je trouve cette conception très juste et je partage totalement cette conception descriptive de l’épistémologie : ce qui importe, c’est de faire connaître les conditions de l’enquête.

Alors, comment travaille-t-on sur les pratiques politiques médiévales ? D’abord, on essaye de suspendre les catégories. Si par exemple on cherche le pouvoir et donc l’action politique, on le trouvera partout, y compris et même surtout là où il ne s’annonce pas comme politique — dans les actes les plus quotidiens, les plus banals de la gestion urbaine de la vie sociale par exemple. Si l’on veut trouver la pensée politique du Moyen Age, ce n’est pas nécessairement dans les textes estampillés "littérature politique" qu’on les trouvera. Je pense aux miroirs du prince : ces textes sont assez pauvres, ce sont des textes normatifs, qui disent ce qu’il faut faire. Ceux qui travaillent en lexicométrie politique, autour de Jean-Philippe Genet notamment, ne s’en contentent pas. Ils mettent en machine des textes de provenances diverses en ne souciant pas de la manière dont nous les catégorisons. Mais la langue est une autre de ces contraintes : les mots pensent à notre place, derrière notre tête. Cela aussi, il faut le prendre en compte. Dans un tout autre registre, je pense au philosophe italien Giorgio Agamben, qui m’inspire beaucoup parce qu’il ne cesse de provoquer les historiens. Lorsqu’il travaille sur des sources médiévales, il va chercher le politique là où il ne s’est pas annoncé comme tel, c'est-à-dire chez les Pères de l’Eglise, dans la liturgie, etc.   En histoire urbaine, il faut pareillement élargir le questionnaire et tenter une description la plus complète possible des phénomènes.

Nonfiction.fr Depuis les images d’Épinal de la société médiévale jusqu'à la forte normalisation des sources, les contraintes propres à l'histoire du Moyen Age et à la médiévistique semblent finalement se révéler assez favorables à la réflexion historiographique et épistémologique : partagez-vous ce constat ? Les historiens du Moyen Age vous semblent-ils pouvoir dire des choses aux spécialistes d'autres périodes ?

Patrick Boucheron – Je l’ai longtemps pensé. Et pour tout dire, cette conception un peu flatteuse des médiévistes comme des historiens superlatifs, qui seraient historiens de leur période en même temps qu’historiens de tout le monde en raison des spécificités de leur période, était évidemment entraînante au moment où je commençais mes études. Elle amenait à vouloir faire ce métier, dans des conditions politiques et mémorielles dominées, en France, par l’ombre tutélaire de Marc Bloch. Le saint patron des historiens était médiéviste, et à mon sens, il ne l’était pas accidentellement ; il n’était pas médiéviste dans le civil et penseur de l’histoire comme citoyen : les deux sont intimement liés. Une vision optimiste peut faire penser qu’effectivement, les exigences propres de la méthode historique ont amené les médiévistes de cette époque glorieuse de l’historiographie française à porter une attention particulière aux conditions matérielles de la production documentaire, qu’ils ne prennent pas comme une simple aubaine, comme une ressource, mais comme l’objet de l’histoire. C’est très net dans l’écriture de Duby, qui mêle toujours, au fond, deux narrations simultanées : "Je raconte une histoire, et je me raconte en train d’avoir du mal à la raconter car la documentation est opaque ; dès lors, je raconte aussi comment me vient cette documentation." On pourrait donc dire que oui, l’histoire médiévale est potentiellement une école de la pensée critique.

Maintenant, il faut bien se rendre à l’évidence : cette réputation est très certainement usurpée, et je ne vois pas aujourd’hui que les historiens médiévistes soient meilleurs que les autres, y compris du point de vue de cette pensée critique des documents. Je dirais presque : au contraire. Certaines affaires récentes et malheureuses ont prouvé que, pour des raisons qui à mon avis devraient être élucidées, ils pouvaient être plus que d’autres dupes de leurs documents. Ne nous racontons pas d’histoires : tout le monde peut avoir la tentation de tordre les sources à sa convenance. Mais on voulait croire que cela se faisait dans le cadre des "règles de l’art", or ce n’est plus vérifié. Je me demande si la question à poser collectivement n’est pas celle de cette sorte de magistère qu’ont les médiévistes, qui s’autorise de grands noms mais qui n’est plus défendable parce que rien ne la justifie dans les conditions réelles du métier. Je ne vois pas qu’aujourd’hui les médiévistes aient quelque chose de spécifique à dire sur le rapport aux sources, contrairement à ce qu’ils prétendent. Là, je réagis en tant que je me sens fondamentalement historien ; historien du Moyen Age, si on doit préciser, plutôt que médiéviste, parce qu’avec ce terme on essentialise quelque chose qui n’est rien d’autre qu’un moment, un laboratoire ou un terrain, et certainement pas un objet d’étude en soi et pour soi
 

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